Le rire d’ Épicure


« Il faut tout ensemble rire et philosopher » a dit Épicure.i
L’alliance de ces deux verbes, quelque peu insolite, demande qu’on s’y attarde.
« Rire » est la solution adoptée par la plupart des traducteurs pour rendre le mot γέλᾶν, employé par Épicure.
Faut-il s’en contenter ?
Le sens premier de γέλᾶν est « briller », ce qui ouvre d’autres pistes sémantiques que le « rire ». Un vers de l’Iliade emploie ce mot ainsi : « Toute la terre alentour resplendit (γέλασσε) de l’éclat étincelant de l’airain ».
Le dictionnaire Bailly explique que γέλᾶν ne prend le sens de « rire » que par dérivation, à cause la joie qui « illumine » le visage.
La racine étymologique de γέλᾶν est Γαλ, « être clair, briller ». Cette racine tire son origine de la notion générale d’ éclat .ii
D’autres mots en sont issus, notamment γάλα, « lait », peut-être à cause de son doux ‘éclat’ (laiteux), ou encore γαλήνη, « temps calme », acception qui résulte sans doute d’une métonymie (car la mer calme brille au soleil).
Le mot γαλήνη (‘galênè’) signifie aussi la « galène argentifère » (le sulfure de plomb). Il a un autre sens encore : « sérénité de l’âme », – sans doute parce que la « sérénité » se laisse voir sur le visage par une sorte d’éclat.
Le mot γέλᾶν est ambivalent. Il est probable qu’Épicure n’a pas été insensible à tous les sens dont le verbe γέλᾶν était porteur. Mais le lien entre sérénité, calme et rire, qui se laisse entendre implicitement dans la phrase d’Épicure, se dénoue lorsque le rire « éclate ».
La métaphore du rire se file souvent en grec ancien. Pour dire que la terre « tremble », on dit qu’elle « rit », – parce qu’elle « éclate » (« de rire »).
De même, si la mer « rit », lorsqu’elle est calme, elle « éclate » lorsqu’elle est en fureur.
L’un des épithètes de Poséidon, dieu de la mer, est σεισί-χθων, «Celui qui ébranle la terre », de σείω (seíō) « secouer, ébranler », qui a aussi donné séisme en français. Un autre épithète de ce dieu est ἐνοσι-χθων « qui secoue la terre ».
Les forces de la terre, chthoniennes, sont provoquées par Poséidon, dieu de la mer.
A travers lui, terre et mer sont étroitement liées. D’ailleurs le théonyme Poséidon s’interprète étymologiquement comme Пόσις-Δᾶς littéralement « Époux de la Terre », – Δᾶς étant un nom ancien de la Terre, – qui se retrouve dans Déméter.iii
La terre avait aussi pour ancien nom χθών. Ce mot (chtôn, gén. chtonos) était utilisé dans un sens religieux, pour désigner l’enveloppe extérieure du monde des morts et des puissances souterraines. La terre chthonienne n’avait aucun rapport avec la terre qui nourrit, la terre que l’on cultive à laquelle on donnait un autre nom : Gê (γἦ).
Quand la terre « tremble », c’est le monde souterrain, le monde des morts, qui « éclate de rire ».
L’intérêt de ces mots oubliés c’est qu’ils dépeignent une ancienne vision du monde. Ils rappellent qu’alors, la mer et la terre portaient la trace des dieux. La mer miroitait de leur sourire innombrable, et la terre éclatait de leur fureur, ou de leur rire.
Les épicuriens, rappelons-le, croyaient aux dieux, et bannissaient toute crainte de l’Hadès.iv « Les dieux existent, la connaissance que nous en avons est claire évidence. »v
Munis de cette mémoire, on peut s’aventurer maintenant à traduire plus originairement le fragment d’Épicure, dans un sens qui n’a plus grand-chose à voir avec ce que la modernité appelle « épicurisme » :
« Il faut tout ensemble resplendir et philosopher ».
« Il faut tout ensemble illuminer et philosopher »
« Il faut tout ensemble éclater et philosopher » .

iÉpicure, Sentence vaticane 41 (Gn.V., 41 f.394)

iiDictionnaire étymologique de la langue grecque. Pierre Chantraine. Klincksieck, 1977, p.214

iiiDictionnaire étymologique de la langue grecque. Pierre Chantraine. Klincksieck, 1977, p.931

ivCf. A.J. Festugière. Épicure et ses dieux.

vÉpicure, Ep III, 123

Une réflexion sur “Le rire d’ Épicure

  1. Il me semble qu’il n’y aurait pas d’inconvénient à distinguer entre diverses sortes de rires.
    En ce qui me concerne, j’ai l’expérience d’un rire particulier associé à certaines petites découvertes intellectuelles (« lire à l’intérieur ») ou à l’établissement de certains liens jusqu’ici inaperçus. Ce rire n’est en rien lié à quoi que ce soit d’humoristique ou qui puisse prêter à rire. Il s’agit plutôt de l’expression d’une joie d’une couleur particulière.
    En général, quand ce genre de rire m’advient, on me regarde de travers en objectant qu’il n’y a rien de drôle. C’est d’ailleurs exact, il n’y a rien de drôle. 🙂
    Dans cette optique, la phrase d’Epicure prend une couleur un peu étrange au sens où il (me) serait impossible de philosopher (tant soit peu sérieusement) sans rire.
    Elle signalerait simplement qu’un philosophe qui n’aurait jamais fait l’expérience de cette sorte particulière de rire aurait d’une certaine façon « raté quelque chose », quelque chose comme une ou plusieurs marches.
    On peut relier ce rire avec certains aspects du Zen, et plus particulièrement des « koans » e.g. « the sound of the one hand ».

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