Le bonheur réside dans la contemplation, selon Aristotei. La contemplation, ajoute-t-il, est la plus haute activité possible. Elle permet d’atteindre un niveau de conscience insurpassable, et de révéler les profondeurs du « noûs », (νοῦς ).
En l’homme, le « noûs » est l’âme immortelle, l’« intelligence » capable de « vision ». La philosophie grecque met le «noûs » bien au-dessus du « logos » (λόγος). Elle privilégie l’intuition par rapport à la seule « raison ».
Quant au mot contemplation, il vient du latin templum, dont le sens originaire est « l’espace carré délimité par l’augure dans le ciel, et sur la terre, à l’intérieur duquel il recueille et interprète les présages ».ii Contempler signifie donc observer le ciel pour guetter les signes de la volonté divine.
Par extension, templum englobe le ciel tout entier (templa caeli, littéralement : « les temples du ciel »), mais aussi les régions infernales, ou encore les plaines de la mer.
Malgré l’ascendance « païenne » du concept de contemplation, le christianisme n’a pas hésité à en valoriser l’idée. S. Augustin place la contemplation au pinacle des degrés de l’âme, au nombre de septiii.
Degré 1 : L’âme « anime » (plantes).
Degré 2 : L’âme « sent et perçoit » (animaux).
Degré 3 : L’âme produit la « connaissance, la raison et les arts » (hommes)
Degré 4 : L’âme accède à la « Virtus » (le sens moral).
Degré 5 : L’âme obtient la « Tranquillitas » (l’état de conscience dans lequel on ne craint plus la mort).
Degré 6 : L’âme atteint l’« Ingressio » (qui dénote «l’approche »).
Degré 7 : L’âme se livre à la « Contemplatio » (la « vision » finale).
L’ingressio désigne un appétit de savoir et de comprendre les réalités supérieures. L’âme dirige son regard vers le haut, et dès lors, plus rien ne l’agite ni ne la détourne de cette recherche. Elle est prise d’un appétit irrépressible de « comprendre ce qui est vrai et sublime » (Appetitio intellegendi ea quae vere summeque sunt). Tout au sommet de l’échelle des degrés de la conscience, il y a la contemplation, – la vision du divin.
La pensée moderne est peu apte à rendre compte de l’idée même de « contemplation » ou de « vision ». Mais le sujet fascine encore. Gilles Deleuze écrit: « Voilà exactement ce que nous dit Plotin : toute chose se réjouit, toute chose se réjouit d’elle-même, et elle se réjouit d’elle-même parce qu’elle contemple l’autre. Vous voyez, non pas parce qu’elle se réjouit d’elle-même. Toute chose se réjouit parce qu’elle contemple l’autre. Toute chose est une contemplation, et c’est ça qui fait sa joie. C’est-à-dire que la joie c’est la contemplation remplie. Elle se réjouit d’elle-même à mesure que sa contemplation se remplit. Et bien entendu ce n’est pas elle qu’elle contemple. En contemplant l’autre chose, elle se remplit d’elle-même. La chose se remplit d’elle-même en contemplant l’autre chose. Et il dit : et non seulement les animaux, non seulement les âmes, vous et moi, nous sommes des contemplations remplies d’elles-mêmes. Nous sommes des petites joies. »iv
Clairement, la scrutation des augures ou la recherche de la vision divine ne sont plus d’actualité. Voici que les modernes se contentent de « contemplations remplies d’elles-mêmes » et de « petites joies »…
Ils ont perdu le fil d’une méditation qui a occupé les « voyants » depuis l’aube de l’humanité.
Au Paléolithique, des chamans ont peint, millénaires après millénaires, des métaphores inspirées à la lueur de torches fugaces et tremblantes.
Des prophètes de l’Aurignacien ont « contemplé » entre leurs doigts l’apparition de l’idée. Ils y voyaient la puissance, à eux données, de créer des mondes – et de les partager avec les suite des temps.
Rêve fou, – exaucé.
Ces idées, ces mondes, vivent encore, quarante mille ans plus tard, et nous émeuvent.
Projetons-nous dans l’avenir, en un bond symétrique dont notre « modernité » serait le centre. Que restera-t-il de nos « petites joies » dans quarante mille ans ? L’humanité future, dans quelle sorte de « grotte » trouvera-t-elle nos traces oubliées ? Qu’auraient-elles à dire qui mérite de traverser les âges ?
iAristote. Éthique à Nicomaque, Livre X.
iiA. Ernout, A. Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine.
iiiS. Augustin. De Quantitate Animae, §72-76
ivGilles Deleuze, cours du 17 mars 1987 à l’université de Vincennes