La sortie d’Égypte de la conscience


Claude Lévi-Strauss est un excellent représentant de la pensée contemporaine. Il en arbore les caractéristiques saillantes: désespérance de la pensée, insignifiance de l’être, érection du non-savoir en ultime « connaissance », doute universel (doute du sens et doute du doute même), tout cela avec un ton sardonique et guilleret. « Que disparaisse l’humanité et que disparaisse la terre, rien ne sera changé à la marche du cosmos. D’où un ultime paradoxe : nous ne sommes même pas assurés que cette connaissance qui nous révèle notre insignifiance ait une quelconque validité. Nous savons que nous ne sommes rien ou pas grand chose, et, le sachant, nous ne savons même plus si ce savoir en est un. Penser l’univers comme incommensurable à la pensée oblige à mettre en doute la pensée elle-même. On n’en sort pas. »i

Ce que sera la pensée de l’univers dans mille ou deux mille ans, qui peut se targuer de le penser aujourd’hui ? Et qui peut penser dans les langues du jour ce qui se pensera ici ou là, dans l’univers, dans huit cent mille ans ou dans cent millions de siècles? Ces âges ne paraissent lointains que par manque d’imagination.

Nous sommes vraiment las des vieux marquis fatigués du songe. Le doute post-moderne est une cocotte en papier. Nous aspirons à des intuitions fraîches et vives, des univers autres, des horizons aux orients nus, des étoiles sans nord, et les métaphores usées des confins extra-galactiques ou des chimères exobiologiques nous ennuient déjà par leur rondeur bravache et leur franche fadeur.

Pour penser loin, il suffit pourtant de peu de choses. On a besoin de changer les signes, de permuter les sens, et de rêver d’ouragans. Tout devient vite autre alors. Les pensées du jour paraissent des chenilles lentes, loin du papillon pressenti, et fort indignes de l’aigle pensif, haut dans la nuée.

On peut aisément penser ceci, que la pensée est incommensurable à l’univers, et, diagonale agonistique, trait de feu, qu’elle le transcende sans façon. La pensée la plus humble va plus loin que les naines blanches, et elle troue le tissu du monde d’un trou plus noir que la matière sombre toute entière.

Toute pensée un peu audacieuse oblige à mettre en doute l’univers lui-même, son sens et son essence. Toute pensée alors crie ceci : « On en sort immédiatement !», – et non pas : « on n’en sort pas ».

L’univers tout entier est « insignifiant ». Par contraste, la pensée signifie, elle a un sens, et elle donne du sens.

Si l’univers tout entier reçoit jamais un jour un sens, ce sens ne viendra pas du bruit de fond cosmique, de la forme des nébuleuses, ou de la divinisation du boson.

Si c’est un démiurge qui a créé le monde, le cosmos n’a pas de signification propre. Son sens se trouve à l’évidence ailleurs qu’en lui.

Et si le monde s’est créé tout seul, comment pourrait-il se donner en sus son sens, se sucer son sang ? L’enfant au sein se tète-t-il lui-même ?

Le pessimisme cognitif et ontologique des post-modernes est équivalent à son contraire, du point de vue du jeu libre des hypothèses radicales. Le pessimisme de l’insignifiance n’a pas de poids logique propre.

L’existence de la conscience humaine, irréfutable manifestation de l’être, doit être placée bien au-dessus des rêves imparfaits de multivers putatifs.

Univers, multivers, qu’importent ce qu’ils sont ou combien ils sont, car « on n’en sort pas ».

La conscience, en essence, son plus profond mystère, c’est que plus on s’y enfonce, plus « on en sort », — comme jadis d’Égypte.

iClaude Lévi-Strauss, De près et de loin, Ed. O. Jacob, Paris, 1988

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