L’arc, la flèche et la cible

Que la couleur symbolique de la Terre soit jaune, que celle de l’Eau soit blanche, que celle du Feu soit rouge, on peut l’admettre sans trop rechigner. Mais pourquoi est-ce que les Upanishads donnent-ils la couleur noire à l’Air et la bleue à l’Éther ?

Puisque tout fait système dans les Upanishads, il y a sûrement une explication.

Peut-être que l’Air noir renvoie à la nuit, et que l’Éther bleu évoque la stratosphère ?

Ce qui importe c’est que tout se tient étroitement, les couleurs, les éléments, les sons, les corps, les dieux.

De même qu’il y a cinq éléments, le corps humain possède cinq niveaux qui leur correspondent. Entre les pieds et les genoux, c’est le niveau de la Terre. Entre les genoux et l’anus, il y a celui de l’Eau. Entre l’anus et le cœur, celui du Feu. Entre le cœur et les sourcils, celui de l’Air. Entre les sourcils et le sommet du crâne, règne l’Éther. Simple progression hiérarchique ?

Si l’on remarque que ces niveaux sont associés à des dieux, faut-il en déduire une hiérarchie divine? Si Brahman régit la Terre, Viṣṇu l’Eau, Rudra le Feu, Iṥvara l’Air et Ṥiva l’Éther, qu’est-ce que cela implique sur leurs relations mutuelles?

Iṥvara est le « Seigneur suprême », mais on sait qu’il n’est aussi que l’une des manifestations de Brahman. Si Brahman est la réalité cosmique ultime, pourquoi le trouve-t-on entre les pieds et les genoux, plutôt qu’au sommet du crâne ?

Ces questions sont possibles, mais elles ne touchent pas à l’essence du problème. Les systèmes symboliques ont leur propre logique, qui est une logique d’ensemble, qui vise à saisir un Tout, à appréhender une signification d’un ordre supérieur. Ce qui importe à l’observateur de ces systèmes symboliques, c’est de saisir le mouvement général de la pensée, pour atteindre leur visée essentielle.

Par exemple, considérons le symbolisme du 3 dans les textes védiques, – le symbolisme de la triade.

« Trois sont les mondes, trois les Védas, trois les fonctions du Rite, tous ils sont trois. Trois sont les Feux du sacrifice, trois les qualités naturelles. Et toutes ces triades ont pour fondement les trois phonèmes de la syllabe AUṀ. Qui connaît cette triade à laquelle il faut ajouter la résonance nasale, connaît cela sur quoi l’univers entier est tissé. Cela qui est la vérité et la réalité suprême. »i

L’idée de triade, qui peut n’apparaître a priori comme n’étant qu’un tic systémique, renvoie dans le Véda à une idée plus profonde, celle de trinité.

La trinité divine la plus apparente du Véda est celle de Brahman, le Créateur, de Viṣṇu, le Protecteur et de Ṥiva, le Destructeur.

En voici une brève interprétation théologico-poétique, où l’on notera la compénétration symphonique de multiples niveaux d’interprétation :

« Ceux qui désirent la délivrance méditent sur le Tout, le brahman, la syllabe AUṀ. Dans le phonème A, première partie de la syllabe, sont nés et se dissoudront la Terre, le Feu, le Rig Veda, l’exclamation « Bhūr » et Brahman, le créateur. Dans le phonème U, deuxième partie de la syllabe, sont nés et se dissoudront l’Espace, l’Air, le Yajur-Veda, l’exclamation « Bhuvaḥ » et Viṣṇu, le Protecteur. Dans le phonème Ṁ sont nés et se dissoudront le Ciel, la Lumière, le Sama-Veda, l’exclamation « Suvar » et Ṥiva, le Seigneur. »ii

Une seule syllabe, la Parole, les Védas, les Mondes, les Dieux sont tissés des mêmes nœuds, triplement noués.

Pourquoi trois, et pas deux, quatre, cinq ou six ?

Deux serait trop simple, métaphore du combat ou du couple. Quatre forme deux couples. Cinq est une fausse complexité et n’est que l’addition d’un couple et d’une triade. Six représente un couple de triades.

Trois est l’idée simple, après celle de l’Un, bien sûr, dont tout provient, mais dont on ne peut rien dire. Trois constitue surtout une sorte de paradigme fondamental du cerveau humain, associant en une unité supérieure l’idée d’unité et celle du dualité.

Longtemps après les Védas, le christianisme a aussi proposé une trinité, celle du Dieu créateur, du Verbe et de l’Esprit. Il serait peut-être stimulant de tenter de voir les analogies possibles entre le Verbe et Viṣṇu, ou entre l’Esprit et Ṥiva, mais où cela nous mènerait-il ultimement ? A la conclusion que toutes les religions se rejoignent ?

Il paraît aussi intéressant de se tourner vers les monothéismes intransigeants. Le judaïsme, nous le savons, proclame que Dieu est Un. Mais le rabbinisme et la Kabbale n’ont pas hésité à multiplier les attributs divins ou les émanations.

Le Dieu de la Genèse est créateur, en quelque sorte analogue au Brahman. Mais la Bible annonce aussi un Dieu de Miséricorde, qui rappelle Viṣṇu, et il y a Yahvé Sabbaoth, le Seigneur des Armées, qui pourrait bien correspondre à Ṥiva, le Seigneur Destructeur.

Je pourrais multiplier les exemples. Le point important n’est pas que l’on puisse ici faire l’hypothèse que des religions somme toute récentes, comme le judaïsme ou le christianisme, doivent beaucoup à des millénaires antérieurs. Quiconque se préoccupe de paléo-anthropologie sait que la profondeur des temps de l’humanité possède des secrets plus amples encore.

Le point important n’est pas le symbole de la triade ou l’image trinitaire.

Ce ne sont que des béquilles, des métaphores.

L’important n’est pas la métaphore, mais ce qu’elle induit à chercher.

Une autre métaphore triadique aidera peut-être à comprendre :

«  AUṀ est l’arc, l’esprit est la flèche, et le brahman la cible. »iii

iYogatattva Upanishad, 134. Trad. Jean Varenne. Upanishads du Yoga. 1971

iiDhyānabindu Upanishad, 1.Trad. Jean Varenne, Ibid.

iiiDhyānabindu Upanishad, 14.Trad. Jean Varenne, Ibid.

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