Vers la fin du 15ème siècle, le célèbre Marsile Ficin résuma toute la « théologie antique » au moyen de six noms emblématiques: Hermès Trismégiste, Orphée, Aglaophème, Pythagore, Philolaos, et Platoni. Ces personnages formaient dans son esprit une seule et même « secte » d’initiés, se transmettant les uns aux autres savoir, sagesse et secrets.
Le premier nom de cette chaîne de « théologiens antiques » est celui d’Hermès Trismégiste (Hermès « trois fois très grand »). Il est l’auteur mythique du Corpus hermeticum, qui s’ouvre par un Livre fameux, le « Poïmandres », ce qui peut se traduire par « le berger de l’homme ».
Qui est ce « berger » ? Qui est Poïmandres ? Hermès lui pose d’emblée cette question rhétorique: « Qui donc es-tu ? – Je suis Poïmandres, l’Intelligence souveraine. Je sais ce que tu désires, et partout je suis avec toi.
On ne tarde pas à en savoir plus. Poïmandres, le « berger des hommes », change d’aspect et provoque une vision dans l’esprit de Hermès, qui en rapporte ceci : « Je vis un spectacle indéfinissable. Tout devenait une douce et agréable lumière qui charmait ma vue. Bientôt après descendirent des ténèbres effrayantes et horribles, de forme sinueuse ; il me sembla voir ces ténèbres se changer en je ne sais quelle nature humide et trouble, exhalant une fumée comme le feu et une sorte de bruit lugubre. Puis il en sortit un cri inarticulé qui semblait la voix de la lumière. »
« As-tu compris ce que signifie cette vision ? » demande alors Poïmandres. « Cette lumière c’est moi, l’Intelligence, ton Dieu, qui précède la nature humide sortie des ténèbres. La Parole lumineuse qui émane de l’Intelligence, c’est le fils de Dieu. — Que veux-tu dire, répliquai-je? — Apprends-le : ce qui en toi voit et entend est le Verbe, la parole du Seigneur; l’Intelligence est le Dieu père. Ils ne sont pas séparés l’un de l’autre, car l’union est leur vie. — Je te remercie, répondis-je. — Comprends donc la lumière, dit-il, et connais-la. »
Comprendre n’est pas connaître, et réciproquement, peut-on en déduire. C’est d’ailleurs là le principe de la Gnose.
Ce qui est troublant dans ces formules « hermétiques », conçues plusieurs siècles avant l’Évangile de Jean, c’est la simplicité et l’aisance avec laquelle elles semblent préfigurer quelques unes des thèses premières du christianisme. Le christianisme assimile aussi le Christ à la Parole de Dieu, à son Verbe, et proclame à la fois leur distinction, comme Fils et Père, et leur union intime, vitale.
Jean aurait-il succombé à l’influence hermétique ?
Si les formules hermétiques précèdent sans aucun doute les métaphores johanniques de plusieurs siècles, elles ne les recoupent pas toutes, ni ne les redoublent aucunement.
Sous l’analogie apparente, des écarts significatifs se font jour.
L’hermétisme, pour annonciateur qu’il soit de certains aspects de la théologie chrétienne, s’en distingue assurément, par d’autres traits, qui n’appartiennent qu’à l’hermétisme, et qui renvoient à l’évidence à la Gnose – dont le christianisme très tôt voulut se démarquer, sans d’ailleurs totalement échapper à son attraction philosophique.
J’ai déjà avancé (cf. La fin du monde commun) l’hypothèse que la Gnose, avec les « temps modernes », et plus encore avec l’époque « post-moderne », a fini par l’emporter philosophiquement sur le christianisme évangélique des origines. Mais c’est un autre sujet.
Le Poïmandres de Hermès Trismégiste a quelque chose d’autre à révéler, qui nous renvoie à d’autres mythes encore. Le Souverain du monde fit voir à la « nature inférieure » l’image de sa divinité. La nature tomba amoureuse de cette image, et cette image n’était autre que l’homme. L’homme lui aussi, apercevant dans l’eau le reflet de sa propre forme, s’éprit d’amour pour la nature (ou pour lui-même ?) et voulut la posséder (ou se posséder?). En tout cas la nature et l’homme s’unirent étroitement d’un mutuel amour.
Et Poïmandres de conclure : « Voilà pourquoi, seul de tous les êtres qui vivent sur la terre, l’homme est double, mortel par le corps, immortel par sa propre essence. Immortel et souverain de toutes choses, il est soumis à la destinée qui régit ce qui est mortel; supérieur à l’harmonie du monde, il est captif dans ses liens; mâle et femelle comme son père et supérieur au sommeil, il est dominé par le sommeil. »
Poïmandres développe ensuite avec précision le mythe de l’ascension de l’homme parmi les puissances et vers Dieu.
La nature s’unit à l’homme, on l’a dit, et elle engendre successivement, sous forme d’air et de feu, sept « hommes » (mâles et femelles), qui reçoivent leur âme et leur intelligence de la « vie » et de la « lumière ».
Il faut comprendre cette succession d’« hommes » comme une métaphore des diverses « natures humaines » qui doivent se succéder les unes aux autres (par évolution philosophique ? Par conscience gnostique ? Par mutation génétique?) à travers les âges historiques.
Puis l’homme arrive au stade où il se dépouille de toutes les harmonies et de toutes les beautés du monde. Ne gardant plus que sa puissance propre, il atteint alors une « huitième nature ».
Ce huitième stade est aussi celui où règnent les « puissances », celles qui « montent » vers Dieu, pour renaître en lui.
Poïmandres conclut son discours à Hermès: « Tel est le bien final de ceux qui possèdent la Gnose, devenir Dieu. Qu’attends-tu maintenant? tu as tout appris, tu n’as plus qu’à montrer la route aux hommes, afin que par toi Dieu sauve le genre humain. »
Ainsi commença la mission de Hermès parmi les hommes, comme il le confie lui-même : « Et je commençai à prêcher aux hommes la beauté de la religion et de la Gnose : peuples, hommes nés de la terre, plongés dans l’ivresse, le sommeil et l’ignorance de Dieu, secouez vos torpeurs sensuelles, réveillez-vous de votre abrutissement! Pourquoi, ô hommes nés de la terre, vous abandonnez-vous à la mort, quand il vous est permis d’obtenir l’immortalité? Revenez à vous mêmes, vous qui marchez dans l’erreur, qui languissez dans l’ignorance; éloignez-vous de la lumière ténébreuse, prenez part à l’immortalité en renonçant à la corruption.»
Qui était réellement Hermès Trismégiste ? Une entité syncrétique ? Un mythe ptolémaïque ? Un Christ païen ? Un philosophe gnostique ? Une création théologico-politique ?
Hermès Trismégiste, « trois fois très grand », incarne la fusion de deux cultures, la grecque et l’égyptienne. Il est à la fois le dieu Hermès des Grecs, messager des dieux et conducteur des âmes (« psychopompe »), et le dieu Thot de l’ancienne Égypte, qui inventa les hiéroglyphes, et qui aida Isis à rassembler les membres épars d’Osiris.
Au 4ème siècle av. J.-C., Hécatée d’Abdère rappelle que Thot-Hermès est aussi l’inventeur de l’écriture, de l’astronomie, de la lyre. Artapan, au 2ème siècle av. J.-C., voit en lui une figure de Moïse.
Mais tout cela ne compte pas. Ce qui compte, c’est que Hermès s’est entretenu, tel un Moïse, avec Dieu, et qu’il en a reçu la mission de guider les hommes vers une terre promise, la connaissance de l’immortalité.
i « Hermès Trismégiste fut appelé le premier théologien ; il fut suivi par Orphée, qui initia Aglaophème aux saintes vérités, et Pythagore succéda en théologie à Orphée, qui fut suivi par Philolaos, maître de notre Platon. C’est pourquoi il n’y eut qu’une seule secte de la prisca theologia [théologie antique], toujours cohérente par rapport à elle-même, formée par six théologiens selon un ordre admirable, qui commence par Mercure [Hermès] et se termine par Platon. »