Qu’est ce qui est premier: la création ou la connaissance?


Pour Démocrite, l’âme (psychè, ψυχή) et l’intellect (noos, νόος) sont identiques. En revanche, pour Anaxagore, il faut les distinguer l’une de l’autre, bien qu’ils partagent une même nature. L’« intellect » (noos) est « le principe souverain de toutes choses . Il possède deux fonctions: « connaître » (ginôskein, γινώσκειν), et « mouvoir » (kinein, κινεῖν). C’est l’« intellect » (noos) qui imprime son mouvement à l’univers. Lourde responsabilité. S’il n’y a pas de noos, l’univers reste donc immobile…

Aristote reprit ces idées d’Anaxagore à son propre compte. « On définit l’âme par deux propriétés distinctives principales : le mouvement, et la pensée et l’intelligence (τᾦ νοεῖν καί φρονεῖν) » (De l’âme. 427a).

En plaçant la notion de « pensée » au cœur de l’âme, Aristote prenait ses distances avec les Anciens (Empédocle, Homère), qui concevaient la pensée, à l’instar de la sensation, comme un phénomène corporel, associé aux poumons, au cœur ou au diaphragme.

Comme « principe souverain », le noos « pense toutes choses », et « il doit être nécessairement « sans mélange », comme dit Anaxagore, pour « dominer », c’est-à-dire pour connaître. » (De l’âme. 429a)

Aristote emploie dans ce contexte le mot « dominer » (κρατέω , kratéo) comme une métaphore du verbe « connaître ».

Kratéo a deux sens : « être fort, puissant, dominer, être le maître », mais aussi « faire prévaloir son avis ».

Il faut remarquer ici un jeu subtil de mots et d’idées.

Souverain, le noos doit être « puissant », mais il doit aussi rester « en puissance », et non pas se révéler « en acte ». Il ne doit surtout pas manifester sa forme propre. Car s’il le faisait, il ferait obstacle à l’intellection des formes étrangères, et empêcherait précisément de les « connaître ». Il s’agit donc d’une « domination » et d’une « puissance » volontairement modestes, et même humbles : le noos doit s’effacer, de façon à permettre à la différence, à l’altérité, d’être « connue » en tant que telle.

Aristote précise même que « le noos n’a en propre aucune nature, si ce n’est d’être en puissance. »

Cette idée de « connaître » par une « puissance » qui doit cependant rester « en puissance » me paraît spécifique du génie grec. Mais, il peut aussi être utile d’aller voir ailleurs.

Les recherches étymologiques comparées apportent parfois des satisfactions élevées. Le mot grec kratéo a un équivalent direct en sanscrit : क्रतु,  kratu: “projet, intention, compréhension, intelligence, accomplissement, œuvre”. Kratu, “Intellect”, est aussi le nom de l’un des dix “géniteurs” (prajāpati) issus de la pensée de Brahma. Il personnifie l’intelligence, mais Brahma avait créé neuf autre “géniteurs” aux fonctions fort différentes…

Il est intéressant de noter que la racine de kratu est कृ, kr, « faire, accomplir; créer ». C’est d’ailleurs cette racine que l’on retrouve dans le latin creare et le français créer. Dans la vision védique, l’intelligence n’est pas un principe souverain, elle n’en est qu’une modalité, parmi bien d’autres. Pour dire “penser” en sanscrit, on peut dire “manasâ kr”, “créer de la pensée”. Créer est bien le principe originaire. La pensée n’est qu’une émanation secondaire.

Associer la fonction de « connaître » au « principe souverain de toutes choses » me paraît donc assez spécifique de l’aristotélisme.

Dans l’héritage du sanskrit, l’intelligence ne joue qu’un rôle second, dérivé.

Fluidité du monde et points fixes


Aujourd’hui, à quelles étoiles, à quelles lignes pouvons-nous nous référer pour une meilleure « gouvernance » mondiale, au moment où le monde se comprime, s’échauffe, et devient patrimoine commun, Terra communis ?

Carl Schmitt, juriste et philosophe nazi avait théorisé en son temps la notion de « lignes globales »,  permettant d’encadrer politiquement et juridiquement le partage du monde, issu de la circumnavigation. Il s’agissait de justifier l’appropriation des terres vierges (non d’habitants mais de gouvernements aptes à se défendre), ce qu’en bon latiniste il appelait la Terra nullius, la terre qui n’appartient à personne, et qui est donc bonne à prendre.

Il y a une seule planète, mais plusieurs idées du monde et plusieurs manières de mondialisation. L’unité intrinsèque de la planète est surtout perçue symboliquement (la planète bleue vue de l’espace) mais commence à l’être politiquement (menaces globales sur l’environnement, concept de « biens publics mondiaux »). Mais s’il y a bien une conscience accrue de la mondialisation des problèmes liés au réchauffement de la planète, il y a en revanche une nette divergence d’appréciation sur ses conséquences politiques. Il y a divergence entre les diverses manières d’analyser la « compression psychique » de l’humanité, et le rétrécissement inéluctable des « espaces de liberté » (il n’y a plus aujourd’hui d’Amérique ou d’Océanie à « découvrir », il n’y a plus de Terra nullius à conquérir sans coup férir – même s’il y a une Terra communis à occuper, comme celle du savoir). Sous la pression d’événements de portée globale, il y a un combat latent, et même patent, entre des projets politiques incompatibles, les uns favorables à la mondialisation, les autres la réfutant, les uns élaborés, les autres inarticulés, les uns arrogants, les autres inavouables. Cela ne doit pas surprendre.

Il y a toujours eu de la mondialisation dans le monde, et toujours aussi des désaccords (c’est un euphémisme) plus ou moins graves à ce sujet entre les parties prenantes. Hier, les empires ou les colonies, le commerce triangulaire et la traite des esclaves ont créé de réelles divergences d’appréciation entre ceux qui en bénéficiaient et ceux qui en subissaient les conséquences.

L’étoile polaire et le pôle magnétique, points fixes, ont guidé les caravelles des découvreurs de terres « libres ».  Mais les pôles de la géographie ne suffisaient pas. Il fallait d’autres méthodes plus politiques.

Les routes stratégiques et commerciales appuyant des logiques de commerces triangulaires ont toujours existé.

Jadis l’Asie centrale était traversée par les routes de la soie. Les nouvelles routes qui la strient sont des oléoducs et des gazoducs. Entre la soie et le gaz, quelle différence ? Aucune : ils traversent l’Asie, vont au bout du monde, et on se fait la guerre pour leur contrôle. Cependant toutes les routes ne sont pas si réelles. Il en est de virtuelles, non moins efficaces.

La mondialisation de la « société de l’information » n’échappe pas à cette mécanique souterraine des fluides. Jadis des lignes et des routes globales structuraient la Terre. Quelles sont les lignes, les routes actuelles? La permanence des contraintes du monde réel, même dans une scène dématérialisée, doit servir de point d’appui. La logique des territoires résiste aux temps et aux techniques, fait prévaloir ses conséquences géostratégiques, et s’inscrit dans une très longue mémoire. La géostratégie du virtuel dépend aussi du réel. Si l’on en comprend certains mécanismes, alors nous serons mieux armés pour comprendre le lien entre l’unité et la diversité de la Terre, et l’unité et la diversité des cultures et des civilisations. Autrement dit, si la géographie impose sa permanence, tirons-en une leçon au niveau politique global, dans une recherche de points fixes mondiaux.

Le déluge et le lotus


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En hébreu biblique, les lettres de l’alphabet peuvent souvent « permuter » entre elles, c’est-à-dire être remplacées dans certains mots par des lettres proches phonétiquement. Teth, ט, est la neuvième lettre et correspond au t de l’alphabet latin. Teth signifie « serpent », à cause de sa forme. Cette lettre peut permuter avec les sifflantes ז (z) ou צ (ts), mais aussi avec la lettre Taw, ת (th), qui est la 22ème et dernière lettre de l’alphabet, et qui veut dire « signe d’écriture ».

Ce principe de permutation étant admis, on peut dès lors se livrer à de licites ou même à d’illicites jeux de lettres, qui engendrent des jeux de mots, faisant naître ou glisser les sens.

Exemple.

Le mot תֵּבָה, tevah, signifie « boîte », mais aussi « arche ». C’est une tevah que construisit Noé en bois de gopher (Gen 6,14). Et c’est dans une tevah de jonc que l’on plaça Moïse…

Voir l’article original 689 mots de plus

L’éducation au futur


Éducation vient du latin e-ducere « conduire hors de ». C’est l’équivalent latin du mot « exode » qui vient du grec. L’idée est sans doute qu’il faut tirer l’enfant « hors de » son état premier. L’apprenant doit sortir « hors de » son état antérieur, pour se mettre en mouvement, s’exiler de lui-même, non pour se déraciner, mais pour mieux se conquérir.

Savoir est apparenté étymologiquement aux mots saveur, sapidité, sapience. La sapience est sapide. La racine en est indo-européenne : sap-, le « goût ». Dans toute affaire de « goût », il y a l’idée d’un jugement, d’une liberté d’appréciation et de déploiement. Selon cette source étymologique, le savoir ne serait pas de l’ordre de l’ouïe ou de la vue (qui ne produirait que de « l’information »), mais bien des papilles gustatives (prélude à la « digestion »).
Culture vient du mot latin colere (« habiter », « cultiver », ou « honorer »). Le terme cultura définit l’action de cultiver la terre. Cicéron fut le premier à appliquer le mot cultura comme métaphore : « Un champ si fertile soit-il ne peut être productif sans culture, et c’est la même chose pour l’humain sans enseignement ». (Tusculanes, II, 13). Il faut donc cultiver son esprit. « Excolere animum ».
Numérique et nombre viennent du grec nemein, partager, diviser, distribuer. D’où nomos, la loi, Nemesis, la déesse de la colère des dieux, mais aussi nomas, pâturage et conséquemment nomados, nomade.
Quatre mots, quatre métaphores : « l’exode », le « goût », la « culture », le « nomadisme ». Elles dessinent une dynamique de migration, une liberté de jugement, un esprit d’approfondissement, de patience, une attention aux temps longs, une incitation au vagabondage, à l’errance de la « sérendipité ».
Ces vieilles racines montrent qu’il s’agit d’apprendre à sortir de soi, à se libérer du joug des limites, des frontières, des clôtures. Former son propre « goût », conquérir une aptitude à la liberté, au choix. Et enfin il y a la vieille leçon du soc et du sol, de la graine et de la germination : pénétration, retournement, ensemencement, moisson. Leçon duelle, ou complémentaire, de cette autre qui met l’accent sur la transhumance et le nomadisme. C’est le dualisme de l’agriculteur et de l’éleveur, de Caïn et d’Abel.
Il est difficile de savoir ce que réserve le 21ème siècle. Mais il est presque certain qu’il sera truffé de nouvelles frontières, de difficiles « choix », et de champs clos (à ouvrir). Les frontières, il faudra apprendre à les traverser, à les dépasser. Les choix politiques, économiques, sociétaux, écologiques, globaux, régionaux, locaux et aussi les choix personnels seront matière à exercer son goût. Eduquer au goût n’est pas une petite affaire, si l’on entend par cela la capacité à naviguer dans l’océan des possibles. Quant aux champs du futur, ils sont nombreux, mais cette métaphore s’applique particulièrement bien au cerveau lui-même, objet et sujet de son propre retournement, de son réensemencement, avec les sciences de la cognition, les neurobiologies, et les nouvelles techniques d’imagerie neuronale et synaptique.
Dans l’océan des possibles, on voit aussi poindre de nombreux récifs : une mondialisation sans régulation, un rééquilibrage massif des richesses entre pays du Nord et du Sud, de l’Ouest et de l’Est, une crise majeure des paradigmes économiques usuels, la fin des modèles (des « grands récits ») du 20ème siècle.
Il faut s’attendre à une nécessaire grande transformation (pour reprendre ce mot de Karl Polanyi, qui l’appliquait pour sa part à la révolution industrielle, à partir de la fin du 18ème siècle). L’évidente et rapide mutation des paradigmes économiques, politiques et sociaux (de développement, de distribution, de justice, d’équité) doit-elle avoir un impact sur l’orientation des savoirs, des connaissances, des compétences à acquérir, non seulement à l’école et à l’université, mais tout au long de la vie ?
Comment former les esprits en temps de crise ? En temps de mondialisation ? En temps de mutation ? Dans quel but ? Pour quelles fins ?
Sur quoi mettre l’accent ? Esprit critique, esprit de synthèse, d’analyse, capacité de pensée systémique ? Esprit créatif, esprit collaboratif ? Multilinguisme, multiculturalisme ? Tout cela sans doute. Mais dans quelle proportion ? Avec quel équilibre ?
Comment faire travailler la mémoire dans un monde strié de réseaux puissants, ponctué de la présence ubiquitaire de points d’accès aux « savoirs » ?
Comment éduquer le regard dans un monde constellé de niveaux de représentations contigus ou superposés, et même d’étiquettes virtuelles sous-titrant  la v.o. de la réalité réelle par le biais d’une réalité augmentée ?
Que penser de la « Googolisation » de la mémoire et du regard ? Quid d’un bac où l’étudiant aurait accès au web ? Qu’est-ce que l’on évaluerait alors ?
Qu’est-ce que la virtualisation, la simulation offrent sur le plan pédagogique ? Est-ce que la réalité augmentée est l’opportunité d’une « recherche augmentée », d’une « pensée augmentée » ?
La superposition, l’enchevêtrement de réalités et de virtualités, la prolifération de représentations hybrides, la convergence des techno-sciences implique une refonte des manières de penser le monde et de former les esprits.
Tout cela implique-t-il la nécessité d’une rupture forte dans les modèles d’éducation, suivant des modalités résolument nouvelles ? Comment allier ces démarches novatrices avec l’exigence d’une culture retournant les « racines », allant puiser des semences dans la connaissance des héritages classiques ?
Pour de tenter de répondre à ces questions, je voudrais évoquer le thème de l’éducation à l’information et aux médias, selon quatre angles. Il y a la question des valeurs (citoyenneté, liberté d’expression, liberté d’accès aux informations et aux connaissances, participation au débat démocratique, déontologie, éthique). La question des représentations, des langages, des informations et de leur « maîtrise ». La question de la différenciation et de la convergence des médias, anciens et nouveaux, de leur structure, de leurs puissances et de leurs dangers. Et la question de l’impact politique, économique et social des révolutions en cours, ce qu’on pourrait appeler l’économie politique et la géostratégie des cybermondes.
Les valeurs.
Les médias  sont ubiquitaires, massifs ou subtils, fort anciens ou tombés de la dernière pluie. Ils sont essentiels pour la démocratie, mais on se rappelle aussi Goebbels ou la radio des mille collines. Il n’y a pas de médias neutres, à l’évidence. Le citoyen doit avoir un solide esprit critique pour se repérer dans la jungle des signifiants et des signifiés. Cela ne s’improvise pas. L’honnête homme, l’honnête femme, doivent acquérir des compétences spéciales pour maîtriser un monde médiatisé de mille manières, pour tirer le meilleur parti des puissances d’information et de formation, et pour éviter de tomber dans leurs pièges. Il faut désormais savoir comment savoir, savoir chercher, savoir trouver, savoir évaluer, savoir critiquer, savoir utiliser, savoir partager, et aussi savoir créer des informations, des savoirs, des connaissances. Il s’agit bien là d’acquérir une méthode, une méta-méthode – non de survie, mais de vie pleine dans le monde de l’outre-modernité. Trois valeurs résument l’esprit de la méthode : esprit critique, libre expression, participation créative. Tout un programme.
Mais il y a encore autre chose. Acquérir ce genre de compétences c’est bien, mais ce n’est pas assez. Encore faut-il savoir à quoi on va les appliquer, et pour quelles « fins » ? On a pu dire que la vocation du journaliste est de dire la « vérité » afin que le peuple puisse être « souverain ». C’est une belle formule. On pourrait y ajouter le renforcement de la liberté démocratique, l’édification de la responsabilité civique et de la citoyenneté, l’exigence de transparence. Ce n’est pas seulement des professionnels des médias et de la politique qu’on peut attendre cela, mais aussi de tout un chacun, puisque tout le monde « poste », « tweete », « publie » et « témoigne ».
Les représentations, les langages et la « maîtrise des informations »
Qu’est-ce qu’une représentation ? Une façon de voir, de se voir, et de voir les autres, une manière de se figurer le monde. Les journalistes, les photographes, les cinéastes, les romanciers, les philosophes, les politiques ont la leur. Il y a des représentations complexes et touffues, d’autres stéréotypées et simplistes, subjectives et partisanes, ou objectives et équilibrées. L’art de maîtriser les représentations que l’on rencontre à tout moment fait partie des compétences utiles aux navigateurs dans l’océan des informations et des savoirs. Il faut savoir mieux voir les images, et surtout ce qu’elles cachent, ce qu’elles ne montrent pas, leur hors-champ, leur contexte. Les représentations ne présentent que rarement leurs absences. Les médias sont souvent bavards, profus, ils ont beaucoup de latitude pour proposer analyses, enjeux et défis à la société. Mais ils sont aussi suivistes. Ils reflètent, volontairement ou non, la société en lui donnant le genre d’histoires et de représentations qu’elle demande, ou qu’on croit qu’elle demande.

Mais quels sont les arbitres des élégances ? Qui dicte le goût du jour ? La ligne éditoriale ? La mode à suivre ? Qui intronise les petits marquis furtifs et éphémères, ou indéracinables du PAF ? Qui décide des clichés à ressasser jusqu’à la nausée ? Et qui ferme les ondes aux idées franchement neuves, qui n’ont pour les porter que leurs fragiles « pattes de colombe » ? Comment ces images, ces mots, ces cadrages marquent-ils notre perception de nous-mêmes et des autres, notre compréhension du monde ?

Tous les jours, se mélangent sans trêve dans les cerveaux, rumeurs, doutes, propagandes, désinformations, espoirs et cris d’alarme. Qui sélectionne, hiérarchise, vérifie, compile, compare, conteste ces informations tous azimuts ? Cela devrait être une fonction quasi-sacerdotale dans une démocratie que celle consistant à vérifier les signes et les viscères que les pythies du jour répandent sur les autels médiatiques.

«  Le message, c’est le médium » disait Marshall McLuhan en 1964. Les bibliothèques, les archives, les musées, les journaux, les radios, les télés, Internet ont leur propre «langage », leur « grammaire », leurs « codes », leurs conventions – techniques, symboliques, sémiotiques.  Comment diffèrent-ils ? Que peuvent-ils exprimer ? Quelles sont leurs limites ? Comment ces codes sont-ils reçus, compris, interprétés, détournés ?

Qu’est-ce qu’une une véritable « maîtrise de l’information » ?

Une manière de la définir est qu’il nous faut « apprendre à apprendre ». Apprendre à reconnaître nos besoins en informations, savoir localiser, récupérer, analyser, organiser et évaluer cette information, puis l’utiliser, l’appliquer, la reproduire et la communiquer pour prendre des décisions spécifiques et régler des problèmes réels.
Les enseignants doivent acquérir pour eux-mêmes et développer chez leurs élèves un
ensemble de compétences permettant d’obtenir, comprendre, adapter, stocker et présenter des informations aux fins d’analyse des problèmes et de décision. Ces compétences s’appliquent à tout contexte d’enseignement et d’apprentissage, que ce soit dans le milieu de l’éducation, le travail en général, l’environnement professionnel ou l’enrichissement personnel. Mais cette maîtrise est-elle suffisante ?
L’information n’est pas encore savoir ou connaissance. L’information n’est faite que de données collectées, traitées et interprétées de façon à être présentées sous une forme utilisable.
En revanche, le savoir est « ce qui nous change » intellectuellement. Et la connaissance c’est ce qui atteint et modifie la conscience. Les expressions « société numérique » (digital society dans le langage de l’UE), « société du savoir », « société de la connaissance » ne sont pas équivalentes.
L’une des plus anciennes civilisations du monde, celle des Véda, fut la première à se revendiquer comme « société de la connaissance ». le mot Véda veut dire « savoir » en sanscrit. La connaissance y est portée au rang de religion, de vision du monde et de « révélation ».
Par le biais du zoroastrisme et du pythagorisme, l’Occident hérita aussi de cette idée que le monde sera sauvé par le savoir. C’est proprement l’idée fondamentale des divers gnosticismes. La gnose de Marcion tenta de prendre le pas sur le christianisme des premiers temps. Le salut par la connaissance était opposé au salut par la grâce, ou par la charité. Contrairement aux apparences, le gnosticisme n’a pas complètement disparu, bien au contraire. Des philosophes comme Hans Blumenberg ou Erik Peterson (tous deux philosophes et théologiens catholiques allemands) estimaient dans la première moitié du 20ème siècle que la modernité équivalait en fait à l’émergence d’une nouvelle période gnostique.

Anciens et nouveaux médias.

En quoi diffèrent-ils ? En quoi convergent-ils ? Est-ce que les 2000 livres d’une liseuse de poche équivalent à une bonne bibliothèque remplie de livres ? En quoi la cinémathèque de Langlois diffère-t-elle l’accès universel par Internet à presque toute la filmothèque mondiale ? Est-ce que les médias traditionnels vont pouvoir longtemps coexister sous leur forme actuelle avec la myriade de nouveaux médias numériques ?
Mais il y a d’autres questions, fort significatives. Les images réelles-virtuelles effacent toutes les frontières habituelles entre réalité et fiction. On peut fabriquer de vraies-fausses images d’archives, et la simulation du champ de bataille atteint des degrés de réalisme confondant tant en terme de qualité d’image que de fonctions représentées. Des acteurs virtuels peuvent avec un réalisme époustouflant faire revivre des acteurs disparus, ou bien des acteurs vivants peuvent s’incarner dans l’apparence de leur choix. Les androïdes de compagnie commencent à venir combler les solitudes des foules urbaines, à l’aide de techniques animatroniques de pointe, incluant des peaux agréables à toucher… Le cyber-sexe et la télé-stimulation font des progrès adaptés à leur marché propre. L’immersion dans les images est banalisée, et Google Glass a démocratisé l’accès aux scanneurs rétiniens miniaturisés, ouvrant la voie à des applications inédites de réalités augmentées et de géolocalisation. La « réalité augmentée » permet déjà de superposer des images virtuelles sur le corps. On peut ainsi voir l’anatomie de tel corps ou même son fonctionnement physiologique superposé à son apparence extérieure. Les artistes s’emparent de l’idée : Stelarc se greffent une oreille sous la peau du bras. Encore un peu, et des organes « augmentés » prolifèreront à des endroits inattendus du corps. Des électrodes placées sur les muscles surveillent les paramètres biologiques, en attendant les promesses des nano-biotechnologies en la matière. Les interactions avec un environnement « augmenté » se font ubiquitaire. On peut pointer tel objet et obtenir toute une série d’informations sur sa structure ou son fonctionnement. Par quel miracle ? Une simple combinaison de puces RFID, de caméras miniaturisées et de téléphone mobile. L’idée de « présence virtuelle » peut se conjuguer dans l’infiniment petit, et permettre de se retrouver au niveau nanométrique à sculpter interactivement des molécules atome par atome, ou bien projeté dans l’espace et se déplacer sur Mars en télé-présence. Les allers retours entre réel et virtuel sont aisés. Le système d’immersion virtuelle CAVE permet une vraie opération chirurgicale dans un bloc opératoire « augmenté » d’images pertinentes. Les humains bioniques apparaissent heureux de retrouver un bras ou des jambes parfaitement fonctionnels.   « Je peux plier mon bras, l’étendre, ouvrir et fermer ma main simplement en pensant à ces mouvements » déclara en 2006 Claudia Mitchell la première personne à avoir bénéficié de cette chirurgie réparatrice.
Dans un autre ordre d’idées, les progrès se multiplient sur le front de la collecte des renseignements (des satellites militaires et des drones tueurs aux applications de Google Maps). Citons à titre d’illustration la miniaturisation de ces drones espions qui pourront voleter dans nos jardins ou devant nos fenêtres : ils ont déjà la taille et la forme d’une libellule ou d’un hanneton, et pèsent moins de 10 grammes. Ces insectes à la vue et à l’ouïe perçante pourront aussi être utilisés à des fins privées, loin d’être réservés aux applications militaires ou de sécurité.
Des communautés virtuelles comme Second Life prennent leur essor, et des Eglises ou des ambassades (Maldives, Suède, Colombie, Philippines, Estonie, Serbie, Macédoine, Albanie) viennent officiellement s’y établir. On peut faire des affaires florissantes dans le virtuel. Business Week et Fortune ont commis des articles élogieux sur une certaine Anshe Shung, « la Rockefeller de Second Life » qui fait du courtage de terrains virtuels et des opérations sur les monnaies virtuelles. La simulation de mondes atteint déjà la dimension de pays entiers. Ainsi l’armée américaine a développé une base de données 3D à l’échelle de l’Iraq tout entier, dans un projet nommé « There », pour entraîner ses soldats à la guerre urbaine et aux manœuvres à grande échelle.
Une autre agence proche de ce type d’intérêts, la fameuse DARPA, a lancé le projet LifeLog qui ambitionne d’enregistrer toutes les données personnelles des individus, pendant leur vie entière. Ce système de saisie de l’intégralité des « évènements, états et relations » vise à identifier les « préférences, plans, buts, et autres marqueurs d’intention » de chacun de nous. Il y a aussi le projet de Google de capter en permanence l’ambiance visuelle et sonore des lieux d’habitation (par Webcam et par le biais des capteurs sonores et visuels des micro-ordinateurs). Et il y a le début de la mise en place de puces RFID sur les permis de conduire permettant pour le bénéfice de la police ou des assureurs un contrôle en temps réel et en permanence des faits et gestes des automobilistes.
On parle du concept de sous-veillance qui serait en fait une surveillance dûment acceptée par chaque individu, contribuant à se surveiller soi-même. Des objets particuliers viennent généraliser encore cette idée. Les « spimes » (space + time) sont des objets individuellement identifiés pouvant être suivis dans le temps et dans l’espace. Les “blogjects” (blog + objects) sont des objets qui enregistrent tous les paramètres de leur utilisation et rendent cette information publiquement accessible, en permanence. Et il y a l’internet du futur avec son étiquetage massif des moindres objets, mais aussi des mots, assemblages de mots et des concepts utilisés par telle ou telle personne. Des entreprises de data-mining fouillant dans les profils de consommation ou de navigation sur la Toile se réjouissent des perspectives commerciales ou politique du Cloud, du Big Data et du Web sémantique.
On pourrait ainsi avance l’idée que ces diverses formes de convergence entre la réalité et les virtualités créent une sorte de « réalité-fusion », où se mêlent divers niveaux de cognition, de simulation, d’augmentation et d’action. La réalité-fusion serait alors l’équivalent social du méta-média que serait l’everyware (tout, partout, tout le temps).
La réalité-fusion propose une sorte de monde intermédiaire entre réalité et abstraction, dans lequel nous sommes invités à vivre une vie dite « augmentée ». Elle implique un brouillage des dualismes simples et des antonymies anciennes. Elle multiplie les mélanges et les fusions entre modèles et images, entre écrans et réalités, entre présences et représentations. Elle correspond assez bien au monde platonicien des « intermédiaires » (metaxu), mais lui donne une portée nouvelle, en rendant ces « intermédiaires » de plus en plus autonomes, et capables d’influer grandement la vie des gens.
Pour les Scolastiques, intervenant dans la fameuse Querelle des universaux, les Êtres de raison (entia rationis), créés par la pensée, étaient incapables d’exister hors de l’esprit, bien que construits avec des éléments empruntés au réel. Mais aujourd’hui, par la médiation des capteurs et des effecteurs, les êtres de raison acquièrent un statut de quasi-objet: ils peuvent être détachés de l’esprit qui les conçoit et mener une « vie propre » dans le monde réel. Ils constituent peu à peu une quasi-réalité  indépendante, quoique greffée sur le réel. Cette réalité on pourrait l’appeler « le virtuel ». Le virtuel, c’est l’ensemble des « objets de pensée » capables d’interagir réellement avec le monde — et avec nos corps. C’est un espace de langage, multidimensionnel, métamorphique, superposant niveaux de sens et de perceptions. Ce n’est pas un lieu (topos), mais un espace de sens en mouvement (tropos), un univers de métaphores (tropes).
L’interpénétration d’un univers réel (notre « monde commun ») et d’univers virtuels (peuplés de quasi-objets, d’êtres de raison) est un défi pour l’analyse, la critique. C’est un défi aussi pour l’éducation et la maîtrise de nouvelles compétences. Il faut apprendre à évaluer divers niveaux de virtualisation ou d’immatérialité. Chacun de ces niveaux d’abstraction possède ses propres codes, ses propres langages, ses paradigmes, ses horizons d’intelligibilité. Jacques Maritain écrivait dans Les degrés du savoir : « Autant il y a de degrés d’immatérialité ou d’immatérialisation de l’objet, autant il y a d’univers d’intelligibilité ». Il faut apprendre à distinguer finement les degrés d’intelligibilité dans un spectre de représentations, possédant chacune son propre mélange de concepts et de percepts, d’objets immatériels et de référents réels. Parmi ces nouveaux objets, il y a ce qu’on pourrait appeler des « quasi-corps » et des « quasi-êtres ». La biologie de synthèse permet d’envisager de créer des formes totalement nouvelles d’ADN. Parmi elles l’AXN, où l’acide désoxyribonucléique qui donne son « D » à l’ADN pourrait être remplacé par des formes complètement différentes d’acides aminés, donnant lieu à une chimie de la vie complètement étrangère à la vie sur terre.
Mais il y a aussi un aspect philosophique qu’il importe de souligner. Platon (« le corps est la prison de l’âme ») ou Descartes, avec la « glande pinéale » et la métaphore de l’esprit «pilote en son navire» nous avaient introduit dans le monde du dualisme Corps/Esprit. Nietzsche symbolise assez bien la lourde tendance des modernes vers de nouvelles formes de monisme matérialiste. « Je suis corps et rien d’autre », proclame-t-il. Au 20ème siècle, Husserl et les phénoménologues voulaient « mettre le monde entre parenthèses », affirmaient la nécessité d’une « suspension de la croyance » qu’ils baptisèrent d’un vieux mot grec : époché. Demain, ni l’idéalisme dualiste ni le monisme matérialiste, ni la phénoménologie suspensive, ne pourront suffire à combler les tendances à la dissociation et à la schizophrénie, qu’un Rimbaud, plus poète, résuma d’une formule directe: « Je est un autre ». Je est même plusieurs autres, et plusieurs « je » et plusieurs « ils » se conjuguent en chacun de nous. Il va falloir naviguer entre divers niveaux d’êtres, entre quasi-sujets et quasi-objets.
Nous sommes sans doute invités à traiter de ces questions non pas sous l’angle simplement personnel, mais bien du point de vue de leur impact sociétal. Les esprits et les corps sont de plus en plus déréalisés, quoiqu’« augmentés », et isolés, bien que « mis en réseau ». De plus, l’abstraction et la complexité croissante des objets, des sujets et des « modes d’existence » (B. Latour) accroissent la forte probabilité de points de basculement et de « singularités » menaçant brutalement l’ordre du monde. Les violentes conséquences politiques et économiques des nouveaux Léviathans du virtuel, les monopoles qu’ils rendront possibles ainsi que les menaces directes sur le « bien commun » qu’ils induiront, requièrent une philosophie politique appropriée. Le virtuel a pour vocation intrinsèque de devenir une forme totale (et donc, peut-être bien, totalitaire?). L’un des problèmes politiques posé par une société du virtuel, est la place faite à la justice, c’est-à-dire la place faite à « l’autre » (les hors réseau, hors modèle, ceux qui ont été mis hors-jeu).

Géostratégie des cybermondes
L’importance de la révolution médiatique en cours se fera peut-être mieux comprendre si on analyse son impact géostratégique. La géostratégie du virtuel et du cyberespace permet d’analyser l’évolution actuelle des rapports entre les nations, ainsi que le déplacement des centres de pouvoir. Hier et avant-hier, les grands empires se dotaient de géostratégies impliquant des « lignes globales ». Par exemple, le Traité de Tordesillas (1494) et celui de Saragosse (1529) tracèrent, sous l’égide respective des papes Alexandre VI et Clément VII, des « lignes globales » dans l’Atlantique et dans le Pacifique, répartissant l’Amérique et l’Asie, entre les puissances coloniales d’alors, l’Espagne et le Portugal.
Au 19ème siècle, la doctrine Monroe fixa la zone exclusive d’influence des États-Unis. C’était « l’hémisphère occidental ». Il s’agissait alors de limiter les menées des vieilles puissances européennes dans le Nouveau Monde. Puis, au tournant du siècle, divers stratèges s’employèrent à théoriser les nécessaires adaptations de cette doctrine devenue trop étroite. McKinder en 1919 évoqua une nouvelle ligne globale, celle qui sépare les puissances de la mer et les puissances de la terre. Il s’agissait alors d’attirer l’attention du pouvoir britannique sur les dangers de se reposer sur la seule domination maritime, qui avait si bien réussi à l’Empire, jusqu’aux douloureuse remises en cause qu’annonçaient la 1ère guerre mondiale. La doctrine de McKinder se résume ainsi : « Qui contrôle l’Europe de l’Est contrôle le Heartland. Qui contrôle le Heartland contrôle l’Île Monde. Qui contrôle l’Île Monde contrôle le Monde ». Carl Schmitt, quant à lui, dans son Nomos de la Terre, proposa une autre ligne globale celle séparant les « Amis » des « Ennemis ». On sait ce qu’il advint de ce genre de vision du monde, qui sembla trouver sa fin avec le démantèlement du Rideau de fer.
Aujourd’hui, la question géostratégique demeure. Mais par où passent exactement les « lignes globales » qui structurent les rapports de puissance mondiaux ? Certaines de ces lignes globales opèrent dès maintenant leurs subtiles exclusions dans le cyberespace, et plus généralement dans l’univers des logiciels, des matériels, des réseaux. Les standards, les normes, les protocoles, les routeurs, les virus, les « chevaux de Troie », les « portes de derrière » (trap-doors) qui peuvent être câblées dans le silicium par les fabricants de puces, sont quelques exemples des mille manières de prendre l’avantage dans un contrôle stratégique des « positions éminentes » du cyberespace. Les prolégomènes d’une cyber-guerre, encore larvée, se développent entre les plus puissantes nations, mais aussi avec la participation active de puissances de deuxième ou de troisième ordre. Une troisième « guerre mondiale » pourrait-elle se déclencher à grande échelle, à l’occasion du moindre dérapage consécutif à telle ou telle attaque préemptive, pour s’assurer définitivement l’hégémonie numérique, informationnelle ou cognitive ? C’est une hypothèse à considérer sérieusement.
La géostratégie enseigne que les puissances cherchent toujours à s’assurer le contrôle des « positions éminentes » et des « communs mondiaux » (jadis : la terre, la mer, l’espace, et maintenant cyberespace). Si l’on en juge par l’Histoire, on peut inférer que les impérialismes et les colonialismes du passé trouveront des formes équivalentes ou analogues dans le « cyberespace », le « nuage » et le « virtuel ».

Deux « convergences » disruptives
Dans les quarante dernières années on a pu observer successivement deux révolutions de « convergence ». La première, la convergence « numérique », annoncée en France par le rapport Nora-Minc en 1978, s’est d’abord traduite techniquement par la fusion progressive des fonctionnalités de la transmission d’informations, de leur traitement et de leur représentation audiovisuelle. Du point de vue économique et social, cette convergence a induit soit le délitement, soit la recomposition de secteurs entiers comme celui des télécommunications, de l’informatique, et de l’audiovisuel. La convergence numérique est désormais entrée dans sa phase d’accélération, mais elle est loin d’avoir encore révélé toutes ses potentialités disruptives.
La deuxième convergence, commencée depuis une dizaine d’années, est ce qu’on pourrait appeler la convergence « nanométrique ». Nanotechnologies, Biotechnologies, Info-technologies et Sciences Cognitives (« NBIC ») convergent en effet au niveau nanométrique par les méthodes et les références scientifiques employées, à l’échelle atomique ou moléculaire. On a surnommé ce phénomène le deuxième « BANG ». B, A, N, G : Bits, Atomes, Neurones et Gènes semblent désormais sur le même plan, puisqu’on peut agir sur eux avec des outils comparables, à l’échelle nanométrique.
Ces deux « convergences » se résument ainsi:
(1) Tout est nombre. C’est là, certes, une intuition fort ancienne, qui remonte au moins à Pythagore, lequel en avait tiré tout un système philosophique et religieux. Mais si l’idée en est ancienne, je crois que nous n’avons pas encore bien pris la mesure de ce qu’implique le retour en force d’un tel paradigme du « numérique », dans une civilisation de l’analogique.
(2) Tout est nano. Le macro et le micro se mettent à converger au niveau nanométrique, où l’on peut manipuler la matière atome par atome. Alors qu’on opposait jadis le macrocosme et le microcosme, on peut désormais envisager d’opérer avec des outils, des modèles et des méthodes comparables à l’échelle nanométrique. C’est à cette échelle que l’on peut agir sur leur essence commune, leur substance partagée, modelable à volonté. On peut « reprogrammer » la matière, qu’elle soit organique ou vivante, et la restructurer, pour lui faire servir de nouvelles fins.
Cette dernière révolution est loin d’avoir donné à voir toute sa puissance. Mais on parle déjà d’un probable « changement de civilisation ».
Le vieux monde est déjà profondément bouleversé, son économie défaille, les sociétés doutent, les équilibres tanguent, et les rapports de force se recomposent. Or cela ne fait que commencer. Si on admet ce diagnostic, quel impact sur l’éducation, notre façon de considérer le savoir, la culture ? Dans un univers de fortes « convergences », et de complexités cachées, il faudra développer la maîtrise de nouvelles façons de se mouvoir dans les modèles et les représentations, de se déprendre de ses sens, de ses a priori. Nous aurons aussi besoin de nouvelles méthodes heuristiques. Il faudra observer et conceptualiser la prolifération des êtres intermédiaires, des quasi-objets et des quasi-sujets. Ces nouveaux « modes d’existence » nous appellent déjà à réfléchir sur l’indépendance de nos propres créations (intellectuelles ou industrielles). Il faudra apprendre à maîtriser la complexification croissante des hybridations, des mélanges, des métissages des réalités et des virtualités, requérant en conséquence une nouvelle acuité du regard et de l’esprit.

Trois chantiers mondiaux


La sortie de la crise mondiale se fera par le haut, nécessairement. Parce que vers le bas, il y a les hyènes grinçants de l’horreur. Et au milieu, il n’ y a rien qu’une pente glissante, qui ne monte pas, mais qui glisse vers l’abîme du bas. Donc il faut voir grand, large, haut.  Or il y a justement d’immenses espaces nouveaux (et peut-être encore libres) à conquérir, dans l’immatériel, dans le très petit et dans le très grand. Voilà trois chantiers possibles:

  1. L’immatériel. C’est le monde des pensées, des idées, des inventions et des rêves. Le monde de la création, l’irruption du radicalement nouveau. Le monde du virtuel et de la poésie, de l’art et du jamais déjà vu. Dans le haut Moyen Âge quelques monastères, perdus dans les forêts profondes de l’Europe, gardaient des étincelles d’un ancien héritage. Cette métaphore vaut pour l’âge d’aujourd’hui qui ressemble par certains aspects à un nouveau Moyen Âge, avec ses pestes et ses gibets, ses arrogances et ses mépris, ses féodaux et ses royautés éclatées, ses guerres de religions et ses cathédrales lentes à bâtir, ses croisades malencontreuses et ses rois impunis. Dans ce monde néo-féodal, il faudrait des lieux de rencontre et de savoir mondial.  Il n’en existe pas encore, bizarrement. Certes, on ne compte plus les conférences et les organismes. Mais il n’y a pas de lieu vraiment mondial, où l’on puisse se rendre réellement ou virtuellement pour écouter les pensées s’échanger. Il y a des myriades de ruisseaux, mais pas de grands fleuves ni d’océans de pensée commune. Pas de grand récit partagé, donc.
  2. Le très petit. Le nano-monde est bien plus qu’une industrie asservie aux puissances du jour, ou une réserve d’innovations pour les militaires, les chimistes et les neuro-scientistes. Je pense que le nano-monde recèle complexité et promesses. Ce monde va de l’électron au neurone, de la molécule à la cellule. La puissance de ce monde en formation, en gésine, doit être enseignée à tout enfant des écoles. Il faut chercher toutes les manières de s’approprier en qualité ce pactole de possibles, de fertiliser cette immense galaxie nanométrique, qui recèle bien plus d’or et de lumières que l’alchimie jadis.
  3. Le très grand. Il s’incarne dans toutes les formes d’espaces communs. Il faut investir ce commun, tous les communs, en commun. Les red necks, qui ont la gâchette facile, voient le commun en rouge.  Les communs sont surtout une réalité mondiale, diverse, complexe, un trésor pillé systématiquement et systémiquement par ces mêmes red necks et leurs complices. Il faut défendre les communs mondiaux contre ces pillards. Mais il faut aussi bâtir un environnement favorable aux communs, suivant leurs diverses natures. Il y a des communs mondiaux comme l’ozone, le climat ou les océans. Il faut faire payer, et très cher, les entreprises mondiales qui pillent ces communs ou les saccagent, et utiliser cet impôt mondial sur l’usage des communs pour financer une allocation universelle. Il y a aussi les communs mondiaux immatériels, comme ceux de la loi et de l’ordre, ceux de l’intelligence et du savoir. Il faut les préserver et les enrichir. Plus les communs mondiaux, matériels et immatériels, seront garantis, valorisés, préservés et augmentés, plus les pauvres seront riches de cette richesse dont ils sont les copropriétaires immanents, avec l’humanité tout entière. Je propose de considérer les communs mondiaux comme un chantier de siècle pour les nouvelles générations.

L’Europe pétrifiée


Il y a un peu plus de deux siècles, lors de l’année 1812, les États-Unis déclarèrent la guerre au Royaume-Uni et Napoléon lança la campagne de Russie. Son rêve d’un empire de la terre fut vite refroidi par l’hiver russe.  Quant aux Britanniques, ils furent vaincus par leur ancienne colonie et perdirent le monopole de la mer. Dans les deux cas, une même tendance : l’Europe avait trouvé ses limites géostratégiques, à l’Est et à l’Ouest. Il restait le Sud, pour environ 150 ans…

La révolution industrielle et les menées colonialistes du 19ème siècle occultèrent quelque temps ce début de renversement, mais les guerres mondiales du 20ème siècle devaient ensuite accélérer le mouvement. Après la 2ème guerre mondiale, l’Europe se reconstruisit, mais la fin des colonialismes signait le début d’un recroquevillement européen sur son petit pré carré.

Aujourd’hui, et pour paraphraser une célèbre phrase, l’Europe est mal partie. Que sera-t-elle devenue à la fin du 21ème siècle… Un « petit promontoire asiatique », géré au knout ou à la baguette? Une grosse Suisse bourrée de BnB? Un refuge de tous les malheurs du monde, accueillant bien malgré elle tous les réfugiés des conflits proches et lointains qu’elle aura contribué à laisser s’enkyster? Une constellation disparate de cités néo-féodales au milieu de friches industrielles et de campagnes désertées?

Il est bien difficile d’interpréter la tectonique des plaques humaines, de discerner les tendances du long terme, de distinguer les signes féconds ou les signaux d’alerte dans les replis de l’histoire. Rares les visionnaires, les prophètes traversant  les âges.

On ne comprend pas bien le passé et l’avenir nous dépasse. Les anciens sommets deviennent des collines, les plaines des montagnes. Les mers montent ou s’assèchent. Les perspectives s’effacent et s’esquissent sans cesse.  Le temps s’attaque à toutes les durées, il se dissout lui-même, et corrompt déjà ce qu’il  a nouveau en lui.
Il est et continue d’être sa propre critique.

La « via moderna » a aujourd’hui mille ans d’âge. Elle commença par la révolution intellectuelle du nominalisme. Cinq siècles plus tard, elle bénéficia de l’imprimerie, de la circumnavigation et de la Réforme. Puis, à l’apex de sa gloire, elle découvrit le désenchantement. Nietzsche décrivit les figures de la « décadence » européenne. Freud analysa les origines du « malaise dans la civilisation ». Spengler brossa une fresque du « déclin de l’Occident ». Peu après la première guerre mondiale, Valéry évoqua même une « crise de l’esprit », et C.-G. Jung diagnostiqua pour sa part une « maladie spirituelle de l’humanité ». Avant le tournant du troisième millénaire, Jean Paul II constata la « crise du sens ».

Un siècle avant le pape, Max Weber avait prédit la « pétrification mécanique » de la civilisation occidentale. En 1904, alors qu’il soutenait l’impérialisme allemand et les valeurs du germanisme, il publia le fameux essai dont l’idée principale est connue : le « désenchantement » du monde est une conséquence de l’éthique protestante (calviniste et puritaine). La Réforme avait, par ce biais, marqué en profondeur l’esprit du capitalisme. Elle eut un fort pouvoir dissolvant. Mais la portée métaphysique de ses idées (la déchéance de l’homme, la perdition de l’ensemble de l’humanité, à l’exception inexplicable de quelques élus) contribua à engendrer la modernité et une vision du monde impitoyable et pessimiste.L’idéologie de l’exception a joué un rôle actif dans la construction de la modernité occidentale pendant cinq cent ans. Mais elle trouve aujourd’hui des résistances nouvelles, et rencontre des limitations intrinsèques. Les anathèmes des premiers réformateurs semblent désormais peu adaptés à l’exubérante mondialisation, avec son cortège de métissages et d’échanges. Ils sont à coup sûr incapables d’accompagner la montée des complexités, l’affaiblissement des modèles, la perte des repères. D’une part, le cycle de développement industriel initié en Europe au 19ème siècle, et poussé à ses extrémités au 20ème siècle, touche aujourd’hui ses limites. D’autre part, la Réforme, qui avait été l’une des sources idéologiques de la modernité, avec son pessimisme, ses idées d’exclusion et d’élection, de clivage et de séparation, trouve ses limites finales face aux défis de la mondialisation, et face à la crise intellectuelle et morale des « modernes ».Les premiers « modernes » furent les penseurs scolastiques, nominalistes, qui rejetaient les philosophies classiques, leurs chimères et leurs abstractions vides comme les « universaux ». Il fallait en finir avec la pensée métaphysique et avec l’universel. Il n’y avait plus de général. Les choses étaient seulement elles-mêmes, uniques, singulières. La « vérité », l’« universalité » ou la « raison » n’étaient que des mots vains. Il n’y avait que des faits, des individualités et des singularités. Mille ans plus tard, l’évidence est là: le nominalisme a résisté à l’épreuve du temps. Il domine encore la scène. La voie moderne a permis de réelles innovations. En la suivant, Bacon et Descartes, puis Locke et Hume, établirent les bases de l’empirisme, du relativisme et du positivisme. Les méthodes nominalistes ont favorisé le progrès des sciences et des techniques. Elles ont imbibé de nouvelles philosophies de l’action. Machiavel et Hobbes les ont traduites en termes politiques, pour l’avantage du Prince et du Léviathan. Au 18ème siècle et au 19ème siècle, le nominalisme prit la forme du matérialisme, dans la recherche de l’« utilité ». Goethe affirma à son tour que l’humanité n’était qu’une « abstraction » : il n’existait que « des hommes concrets ». Peu avant la Première Guerre mondiale, Troeltsch relança les mots d’ordre nominalistes, et déclara que les termes de « droit naturel » et d’« humanité » étaient devenus « presque incompréhensibles en Allemagne ». La mort du mot annonce celle de la chose. Un sens effroyablement concret fut donné à la négation de l’idée d’« humanité ». Après deux guerres mondiales et plusieurs génocides, les nominalistes contemporains continuent de se dire incapables de définir le « bon » ou le « juste ». La résurgence des tribalismes, des régionalismes et des nationalismes, la fixation des « identités » par le terroir, la nation, ou la religion, révèlent la dévaluation de l’universel, la faillite du bien commun. Elle s’accomplit dans l’asservissement aux rapports de force politiques, et à l’immanence économique et technologique. Un monde en crise a besoin de boucs émissaires. Les figures de l’altérité deviennent suspectes. Elles sont d’autant plus écartées, que toute idée d’un monde commun s’éloigne, et qu’on y exalte les groupes spéciaux, les intérêts particuliers. Le clivage entre gagnants et perdants s’installe dans la durée. Le capitalisme mondialisé a fait émerger une oligarchie de super-dominants, et une sous-classe de prolétaires et de colonisés, asservis en cercles concentriques à l’Empire. D’un côté une poignée de « maîtres du monde », de l’autre tout le « reste ». L’avenir promet d’autres découpages, sectaires, oligarchiques et maffieux. Le clivage métaphysique des gagnants et des perdants faisait partie des idées de la Réforme. Les théories de la grâce et de l’élection se sont aujourd’hui étendues bien au-delà de la théologie, dans les domaines économique, politique et social. La prédestination calviniste n’excluait pas les signes de justification. Ces indices de leur « grâce » confirmaient les élus dans leur élection, et dans leurs œuvres. La puissance, la richesse, le droit les confortaient dans leur sentiment d’incarner dans leur être le « bien », le « bon » et le « juste ». Inversement, signes patents, irrévocables, de leur déchéance, la pauvreté, la faiblesse, la servitude étaient, génération après génération, dévolus à la masse éternelle des losers, des « réprouvés ». Dans cette division des destins, la religion ne pouvait guère être pour les déchus qu’un « opium du peuple ». Mais pour les calvinistes et les puritains, leur foi les dynamisait au-delà de toute mesure. Leur religion d’élite leur était une cocaïne de l’élection. La haine théologique du « commun » et l’égoïsme de l’élu ont été depuis transposés au-delà de la sphère religieuse. Ils éclairent d’une lumière crue la dissociation du monde contemporain, sa structure schizophrène. Ils en expliquent les clivages. Ils en montrent la logique d’exclusion politique, économique, sociale. Ils mettent à nu les soubassements de l’idéologie moderne, et ses fractures profondes. La bataille des « saints » calvinistes et la lutte hobbesienne de tous contre tous dans l’Angleterre du 17ème siècle trouvent des échos au 21ème siècle dans la croisade de l’Amérique contre « l’axe du mal ». Les thèses des fondamentalistes chrétiens et des born again ressemblent aux idées des émigrés puritains abordant les côtes de la Nouvelle Angleterre. Les « Puritans of Massachusetts Bay », les «Mayflower Pilgrims », les « Separatists », professaient un manichéisme dualiste du bien et du mal, de l’élu et du déchu, de l’ami et de l’ennemi. Ces idées s’adaptent à toute époque. Portées jadis par les gnostiques, puis par les calvinistes, aujourd’hui comme hier, elles répètent la même chose. La grâce de Dieu est réservée au bénéfice exclusif des chosen few et le néant est promis au reste du monde. Elles provoquèrent un schisme et plusieurs guerres de religion, aux dimensions de l’Europe. Aujourd’hui, elles sont utilisées pour justifier une « guerre de civilisation », avec des mots d’ordre comme: « Dieu avec nous », « Us vs. Them » (« Nous contre eux »). Ces dichotomies simplistes, cet apartheid des élus et des exclus, furent refusés de tout temps par quelques esprits, il importe de le dire. Leibniz proposa de construire la « république des esprits ». Rousseau crut en l’expression de la « volonté générale ». Kant philosopha sur « l’intérêt général de l’humanité ». Mais les peuples, entassés dans la jungle hobbesienne, les entendirent-ils ? Machiavel et Hobbes expliquèrent que la loi des puissants est plus forte que le droit des faibles. Que peuvent « du papier et des mots », devant « l’épée et la main des hommes » ? Ce qui fut dès l’origine une religion de la dissociation et du désenchantement a étendu son influence jusqu’à nos jours. Le schisme jadis religieux s’est banalisé et laïcisé. Il a été remplacé par une sorte de schizophrénie immanente affectant l’inconscient collectif, déchiré, dissocié, psychiquement mutilé, fissuré, fêlé. Il faut faire l’anamnèse du schisme initiateur des Temps modernes, pour en comprendre la décomposition. Il faut fouiller jusqu’aux premiers temps du christianisme, pour en retrouver les préalables manichéens et gnostiques, et pour comprendre les blessures infligées à l’esprit des Temps. Les sociétés de la « connaissance », imitent l’utopie gnostique. Elles propagent de nouvelles formes de schizophrénie. Des dieux immanents, bons et mauvais, se partagent l’esprit des nouveaux croyants. Ils croient à quoi ? A la technique, à la science, à l’innovation. Bits, atomes, neurones et gènes « convergent ». Les nanotechnologies, les biotechnologies, les technologies de l’information et les sciences cognitives fusionnent. Un nouvel immanentisme émerge à l’échelle nanométrique, et se diffuse par la mondialisation des matériels et des matériaux. Une Amérique putative se découvre. De nouvelles « terres libres », aux frontières indéfinies, sont d’ores et déjà accaparées par les pionniers de l’invention, les pères pèlerins de l’appropriation privée. Une trans-humanité aux gènes « augmentés » en prendra demain la possession exclusive. Les Homo Sapiens 2.0 laisseront derrière eux le « vieux monde », le « reste », grouillant de vieux humains, marginalisés dans leur humanité même.

L’étranger et le soi


L’étranger, dans la plupart des langues, se définit comme celui qui est « hors du pays », comme en témoigne en français le préfixe é- venant du ex- latin, « hors de ».

En chinois, un bon équivalent en est le caractère wài, qui signifie « en dehors de, étranger, externe », et permet des expressions comme wàiyǔ, langue étrangère, wàiguó, pays étranger, wàijiāo, diplomatie, affaires étrangères, ou wàizī, investissement étranger. Le caractère yáng, qui signifie « océan », s’emploie aussi pour dénommer l’étranger. C’est une évidente métonymie correspondant à l’ « outremer » français ou à « overseas » en anglais.

En sanskrit, c’est la particule privative vi- « loin de, en dehors de, privé de, séparé de, situé à l’extérieur de » qui joue ce rôle, comme dans videshi, « étranger, exotique ». Mais il y a aussi le préfixe para, qui possède toute une gamme de nuances : « loin, distant, opposé, antérieur dans le temps, éloigné dans l’espace, dernier, extrême, suprême, absolu, autre, différent, étranger, ennemi », ce qui donne notamment paradeśa, « pays étranger ». Il y a enfin le mot yavana, qui s’appliquait spécifiquement aux Grecs, aux Ioniens ou aux Bactriens, et qui plus récemment s’est étendu aux Européens, aux Perses et aux musulmans.

En arabe, trois racines dénotent la notion d’étranger, et sont toutes liées à des concepts exprimant l’idée de sortir, de s’en aller, de s’éloigner, ou une situation « à la marge ». La notion d’étranger peut se rendre par le mot خارِجي, khariji, qui vient de la racine خَرَجَ, kharaja, sortir ; par le mot أَجْنَبي, ajnabi, qui vient de la racine جَنْب, jan’b, « côté, flanc, versant ; à part » ; et enfin le mot غَريب, gharib, qui vient de غَرَبَ, gharaba, « s’en aller, émigrer, partir », et qui signifie : « étranger, bizarre, drôle, curieux, exotique, extraordinaire ». La même racine est à l’origine du mot مَغْرِبmaghrib, « couchant, lieu où le soleil se couche, occident, Maghreb ».

En hébreu, j’ai relevé six racines associées à la notion d’étranger. L’une exprime l’idée de la distance et de l’éloignement (רָחַק, rahaq).
Les autres évoquent tout un spectre de nuances : celle du « bégaiement » (racine לָעִג , la’ig, comme dans le verset d’Isaïe 28,11 qui dit que l’étranger « parle mal »), celle de la « prolifération » (racine גּוֹי , goy, et au pluriel goyim, mot qui peut se traduire par la « multiplicité des peuples » mais aussi par des « essaims d’insectes », cf. Soph. 2,14 ou Joël 1,6), celles de la « bâtardise » et de la « prostitution » (racine זוּר, zûr, donnant « prostituée » dans Prov. 2,16, et « bâtard, issu d’un adultère », dans Dt. 23,3). Il y a enfin l’idée de la « dissimulation » et même du « malheur » (racine נָכַר , nakhar, sous la forme Niph. « se déguiser, se dissimuler », et sous la forme Hithp. « feindre d’être un autre que ce qu’on est »). La même racine donne נֵכָר, « étranger », ainsi que le substantif נֶכֶר, « malheur », comme dans Job 31,3. L’adjectif נָכְרִי signifie « étranger », mais est fréquemment employé au féminin נָכְרִיָת, avec un sens péjoratif de « femme de mauvaises mœurs ».

Cependant, un mot possède un sens plutôt positif, du moins dans le contexte de son utilisation biblique. C’est גֵּר, guer, qui est employé dans des expressions comme « Vous avez été des étrangers dans le pays d’Égypte » (Dt. 10,19), « Nous sommes des étrangers devant toi » (1 Chr. 29,15), « J’ai été un étranger chez Laban » (Gen. 32,5), ou « L’étranger qui demeure parmi vous » (Lev. 17,12). Ce mot vient de la racine גּוּר  gûr, « demeurer, séjourner comme étranger » mais qui signifie aussi « avoir peur, craindre » ou encore « s’assembler, se réunir pour un complot ».

Dans toute cette recherche, c’est le seul mot que j’aie trouvé qui donne à penser que l’étranger, c’est peut-être soi-même.

Le risque de la caricature


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Paulus Ricius, aussi connu sous le nom de Paulus Israelita, était un humaniste et kabbaliste d’origine juive, converti au christianisme en 1505. Il est connu pour ses contributions à l’ « hébraïsme chrétien » et pour sa réfutation des arguments juifs contre le christianisme par le moyen de la kabbale. Il fut l’un des architectes de la kabbale chrétienne et son ouvrage Sha’arei Orah – en latin Portae lucis , les « portes de la lumière », fut une source d’inspiration pour des projets comparables initiés par des savants comme Conrad Pellicanus ou Guillaume Postel.

En consultant son Artis Cabalisticae – Hoc est reconditae theologiae et philosophiae scriptorum (1587), ainsi que le De Arcana Dei Providentia et le Portae lucis, j’ai trouvé une liste des dix noms de Dieu qu’il propose et qu’il me paraît intéressant de citer.

  1. אדנּי Adonaï – Seigneur

  2. אל חי El Hay – Le Vivant

  3. Elohim Zabaoth – Dieu…

Voir l’article original 351 mots de plus

Directions de pensée: ou la nécessité de faire gaffe au Sud-ouest


La boussole et les cardinaux

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L’absolu n’a plus bonne presse en philosophie, et le relatif est à la mode. De fait, les relativistes ont beau jeu de montrer que l’âme et l’esprit, la raison ou la morale, s’interprètent différemment selon les époques, les longitudes et les latitudes.

Il est d’ailleurs difficile de trouver un point fixe pour la pensée humaine. Depuis Copernic, nous manquons de base ferme. Même le soleil ne semble pas briller de la même façon pour tous les hommes. Les points cardinaux n’orientent pas le monde selon une structure universelle. Le sud lui-même semble un concept fort relatif. On pourrait s’attendre que le Nord et le Sud, l’Est ou l’Ouest soient partagés par les habitants d’une planète appartenant au système solaire. Il n’en est rien. Ils sont difficilement traduisibles, et leur sens est assez variable. Il suffit de se pencher sur leurs appellations dans diverses langues du Nord, du Sud, de l’Est…

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Tout homme est responsable de tout devant tous


Une éthique pour l’après de l’espèce

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Dostoïevski a dit un jour : « Tout homme est responsable de tout devant tous ». Cet ambitieux impératif éthique s’applique à chacun d’entre nous, sans doute plus que jamais. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous sommes responsables du cours de l’évolution de l’espèce humaine tout entière. Nous pouvons modifier les conditions de la « bonne vie » et de la mort, à l’échelle des générations. Nous pouvons influencer les déterminismes qui vont affecter nos descendants, tant les traits génétiques superficiels (couleur des yeux ou des cheveux) que les traits qui pourraient affecter l’intelligence, la durée de vie, la résistance aux maladies.

Les progrès récents en génétique montrent que nous pouvons modifier le patrimoine génétique des individus. Mais c’est à la philosophie que nous devons de réaliser qu’à la capacité de changer ce patrimoine, nous devons associer le poids de la responsabilité politique et éthique de nos choix.

Il s’agit là d’un…

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Les inclus, les exclus et la guerre civile mondiale qui s’annonce


La grosse bête immonde qui monte, qui monte…

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L’opposition entre les « exclus » et les « inclus » fait partie du discours politique dominant. Il s’agit de « réduire la fracture sociale », de venir en aide à ceux qui ont été laissés « au bord de la route », pour reprendre cette métaphore-écran de fumée, et de « favoriser l’inclusion sociale ».

On ne peut qu’applaudir à l’étalage de ces bonnes intentions. Il y aura d’ailleurs sans doute dans les temps qui s’annoncent de plus en plus de travail pour « inclure » ceux qui sont sans travail, tous ceux qui sont « exclus » de la société par des mécanismes qui les dépassent entièrement, et qui ont à voir avec la puissance monstrueuse de la mondialisation (du dumping fiscal et social, des circuits financiers, de l’évasion fiscale à grande échelle, du blanchiment planétaire de l’argent noir, etc.), ainsi qu’avec la froide logique du marché (avec ses capacités destructrices des milieux sociaux et économiques les plus divers, mais surtout ceux…

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L’Occident, l’Orient et l’ « exil ».


Le printemps de l’Orient

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En français, le mot « printemps » (du latin primus, premier, et tempus, temps) évoque, comme dans de nombreuses langues, le renouveau, l’efflorescence, le bourgeonnement de la vie. Mais en arabe, l’étymologie de رَبيع ( rabi`, printemps) vient des contraintes du désert. Le verbe رَبَعَ , raba`a, a pour premier sens « se désaltérer, venir à l’eau le quatrième jour » et s’appliquait aux chameaux qui, après avoir marché quatre jours et trois nuits sans boire, avaient enfin accès à l’eau.

Cette belle image donne au « printemps arabe » le goût de l’eau pour les assoiffés. Elle montre aussi que les connotations associées au « printemps » sont assez différentes selon les latitudes.

Cette remarque peut se généraliser, et même devenir une méthode de comparaison, et d’éclairement réciproque. A titre d’illustration, je voudrais proposer l’analyse de quelques mots, utilisés en terre d’Islam et en chrétienté (raison, foi, libre arbitre, prédestination, individu, communauté, religion…

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La démocratie mondiale ou l’esclavage


L’esclavage mondial et la démocratie

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Quarante et unième jour

J’aime bien l’idée improbable qu’il y a plus de sagesse dans les peuples que dans les puissances. Au sommet des mondes règne un froid glacial, et la vie n’y tient qu’à un fil. La chaleur préfère les marécages, où la vie bouillonne. D’un point de vue systémique, la montagne et la plaine se complètent. Mais la « domination » de la montagne ne saurait être que métaphorique, poétique et non politique et économique. Pourquoi le pouvoir devrait-il être nécessairement exercé dans les hauteurs, par les hauteurs, et pour l’intérêt des hauteurs ?

Les vallées et les plaines sont plus basses, du point de vue altimétrique, mais elles produisent tout ce qui est nécessaire, et il y fait bon vivre. N’est-ce pas là un titre pour revendiquer un rôle mieux assuré dans la gouvernance démocratique des choses et des nations ?

Mais la démocratie ne tombe jamais du ciel, où les…

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Monter ou descendre les degrés de l’être, il faut choisir


Il y a différents degrés de l’être.

Cette idée est intuitivement évidente pour qui considère le quark, la pierre, l’étoile, la fleur, l’oursin, le primate et le théorème de Pythagore, ou l’idée de liberté. Elle a été soigneusement développée par Platon dans la République (Livres VI et VII). Mais on peut la pousser aussi loin que possible. Alors, cette idée puissante permet d’entrevoir, par analogie et par anagogie, de surprenantes perspectives. D’abord, qui dit degrés, dit échelle, et donc possibilité de monter et de descendre, ce qui permet de passer de l’être au mouvement, à la transformation, à la métamorphose, et donc passer d’un état de l’être à un autre état de l’être. Ensuite, on peut en déduire qu’être n’est plus un simple état, mais que c’est aussi un barreau provisoire sur l’échelle des possibles. Rien n’empêche de penser que de barreau en barreau, pourvu qu’on puisse les gravir, on accède à d’autres états de l’être, qualitativement différents, et qui seraient aussi vraisemblablement d’autres états de connaissance. La chrysalide, la chenille et le papillon sont des images de la métamorphose.

L’idée des degrés de l’être n’appartient pas qu’à Platon, on la retrouve dans de multiples traditions, indépendantes les unes des autres, par exemple dans le Véda, dans le zoroastrisme et dans l’ancienne religion égyptienne. La Bible même propose sa propre allégorie des niveaux de l’être, avec l’échelle rêvée par Jacob.

Mais Platon offre une analyse peut-être plus précise. Il décrit pour sa part quatre degrés de l’être et du connaître.

D’abord, il y a les ombres et toutes les illusions que l’apparence des phénomènes peut engendrer.

Ensuite il y a la matière. Tout ce qui a une existence matérielle, et qui peut, par conséquent, donner lieu à des perceptions, des sensations appropriées.

Puis, il y a les êtres mathématiques, qui ont une existence propre, qui peut échapper à notre entendement.

Et enfin il y a les Idées. Platon les appelle les archétypes, et il nous dit qu’ils procèdent de l’Un, c’est-à-dire du Bien.

A partir de là, on peut faire fonctionner l’imagination à plein régime. D’abord, on peut essayer d’accoupler ces catégories d’êtres entre elles, par exemple les Idées et les réalités mathématiques, ou bien les ombres et la matière, ou bien encore les Idées et les ombres, ou la matière et les Idées. Ces hybridations, pourvu qu’elles soient fécondes, engendrent des êtres intermédiaires, qui doivent une partie de leur essence à différentes catégories d’êtres, mais qui, en les conjoignant, démultiplient sous le soleil les existences et les essences.

J’ai dit : « pourvu qu’elles soient fécondes ». Mais qui peut assurer cette fécondité ? On sait déjà que les chimères sont dans l’ordre du possible, et la révolution à venir, celle qui verra la convergence du numérique, du nanométrique, du biochimique et du neurologique, fournit déjà et fournira de plus en plus d’exemples d’hybridations opérantes.

Techniquement, j’en suis sûr, le philosophe professionnel pourrait ici intervenir et critiquer l’idée de l’hybridation des essences, chacune devant par définition rester dans un splendide isolement, sans communication possible avec d’autres essences.

Je voudrais passer outre cette objection, sans m’y attarder. Il s’agit ici de se livrer à des expériences de pensée, à des simulations, à des jeux de concepts.

La chose importante est d’appliquer cette idée de multiplicité d’essences à des êtres divers, dont l’homo sapiens sapiens. Nous, homo sapiens sapiens, sommes composés de quarks et de cellules, de neurones et de désirs, de libertés et de passions. Nous pouvons concevoir un espace euclidien mais aussi un espace de Riemann ou de Hilbert, un Enfer et un Paradis, et l’idée même de métamorphose des dieux. De cela j’en déduis simplement le caractère fortement hybride de notre nature, et cela me suffit pour l’instant. J’en déduis aussi, et cela est un point essentiel, que rien de ce qui compose notre hybridation n’est suffisant pour en définir la nature. Autrement dit, l’idée ne peut se réduire au quark ou au neurone. Les étages supérieurs (« métaphysiques ») de notre être ne peuvent pas se réduire aux soubassements. Chaque niveau d’être acquiert de fait une sorte d’autonomie ontologique, qui lui permet d’ailleurs de faire advenir, le moment venu, une autre transformation.

Conclusion provisoire : de même qu’il y a plusieurs niveaux d’êtres et de connaissances, qui séparent la cantate du quark, ou l’âme du neurone, de même on peut déduire avec une quasi certitude, qu’il y a plusieurs niveaux d’êtres et de connaissances qui séparent ce que nous sommes , ou prétendons être, de ce que nous pourrions être, ou pourrions devenir. Cette conclusion m’apparaît indubitablement plus aveuglante, plus stimulante, plus convaincante, que toute hypothèse de réduction au même et au rien.

Outrepasser l’humain, dit Dante


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« Ne parle plus comme un homme qui rêve » intime Béatrice à Dante (Purgatoire, XXXIII). Ce conseil séculaire est toujours bon dès que l’on s’attaque aux questions les plus difficiles, les plus hautes, les moins accessibles. Sous cet angle, on peut lire la Divine Comédie comme un reportage précis, aussi éloigné du rêve que de la fiction. Il y a certainement plusieurs manières d’interpréter le texte de Dante. J’en privilégierais une, celle qui consiste à prendre Dante pour un homme qui ne rêve pas. Lorsqu’il raconte ses visions, j’opterais sans hésiter pour la thèse qu’il a vraiment vu ce qu’il dit avoir vu, et qu’il ne l’a donc pas inventé. « Dans le ciel qui prend le plus de sa lumière je fus, et je vis des choses que ne sait ni ne peut redire qui descend de là-haut ; car en s’approchant de son désir notre intellect va si profond que la mémoire ne peut plus l’y suivre », explique-t-il dans le chant immédiatement suivant (Paradis, I). Je trouve que ces mots ont un accent de vérité qui ne trompe pas. Il y a cette idée que la mémoire est toujours en retard, en quelque sorte, sur l’esprit qui va et qui explore, qui s’enfonce dans les plus invraisemblables profondeurs, sans qu’aucun logiciel de sauvegarde puisse jamais enregistrer ces moments abyssaux. Alors, au retour, privé de sa mémoire vive, l’intellect se prend à douter de ce qu’il a vu: « N’ai-je pas rêvé », se dit-il ?

Il faut inventer une solution à cette question apparemment indépassable. Rêve ou pas rêve ? Dans le même chant, Dante révèle de façon cryptique sa propre technique d’investigation. « Dans sa contemplation je me fis moi-même pareil à Glaucus quand il goûta de l’herbe qui le fit dans la mer parent des dieux. Outrepasser l’humain ne se peut signifier par des mots ; que l’exemple suffise à ceux à qui la grâce réserve l’expérience ». L’herbe de Glaucus, c’était quoi ? Du hash ? Du Sôma ? De l’Haoma ? Une quelconque concoction shamanique ? Une herbe des dieux en tous cas. Cette herbe permet d’« outrepasser » l’humain. Dante forge ici un néologisme, trasumanar, pour signifier plus adéquatement ce dépassement de l’humain par l’humain. On pourrait aussi traduire trasumanar par « transhumer », à condition de prendre cette « transhumance » dans un sens ontologique, métaphysique. Dans un billet précédent, « Le même est la mort », je citais un terme de Teilhard qui en est un autre équivalent, la noogénèse. La « noogénèse » c’est “l’irremplaçable marée cosmique qui, après avoir soulevé chacun de nous jusqu’à soi-même, travaille maintenant, au cours d’une pulsation nouvelle, à nous chasser hors de nous-mêmes: l’éternelle “montée de l’Autre” au sein de la masse humaine.” Toujours la transhumance, l’exode, la sortie de l’Égypte, cette Égypte métaphorique qu’est chacun pour chacun.

Les films de science fiction abondent en transmutations et autres solutions de continuité dans l’aventure humaine. On peut s’en inspirer, ou tout au moins prendre ces fictions comme de simples symptômes anthropologiques. Il y a bien sûr une autre théorie, c’est que rien ne change jamais. Akhénaton, Moïse, Zoroastre, Hermès, Jésus, Cicéron, Néron, Platon, avaient un cerveau comme le nôtre. Rien n’a changé depuis, et rien ne changera jamais, selon cette thèse-là. Je pense que cette théorie est assez courte. Elle manque de puissance explicative, et ne rend pas compte du passé, ni du nécessaire futur. Il faut bien que l’on ait évolué un peu depuis l’huître, la moule et l’oursin. Il faudra bien que l’on continue à grandir. L’homme a nécessairement déjà muté un certain nombre de fois, et cela n’est pas fini. La question est plutôt : quand la prochaine mutation adviendra-t-elle, quelle sera sa forme (biologique, génétique ou psychique?) et pour quel résultat ? Cette question n’est pas théorique. Il y a une urgence palpable. La « montée de l’Autre » prophétisée par Teilhard pendant la Guerre Mondiale, s’est accélérée pendant la Deuxième Guerre mondiale et aggravée pendant les totalitarismes. Mais rien n’est fini. Aujourd’hui, la compression planétaire vire au rouge. La crise de l’anthropocène a à peine commencé. Les formes de néo-fascisme que l’on peut déjà diagnostiquer représentent un premier avertissement. Les choses peuvent rapidement empirer. Ce qui est sûr c’est que l’on se met à ressentir un besoin général d’outrepasser cet humain-là, noyé dans ses limites, perclus de peurs, aveuglé d’idées fausses. L’herbe de Glaucus, le trasumanar de Dante, prendront demain telle ou telle forme adaptée. Lesquelles ? Je ne sais. Mais il est évident que quelque chose va arriver.

Qu’est-ce qui me fait parler ainsi ? Au nom de quoi ? La réponse courte c’est mon goût pour la poésie. La grande, qui révèle. D’où Dante, qui me permet de parler avec sa langue, pour citer des mots comme ceux-ci : « Comme le feu qui s’échappe du nuage, se dilatant si fort qu’il ne tient plus en soi, et tombe à terre contre sa nature, ainsi mon esprit dans ce banquet, devenu plus grand, sortit de soi-même et ne sait plus se souvenir de ce qu’il fit » (Paradis, XXIII). Comme la foudre tombe à terre, l’esprit de Dante fait l’inverse et monte au ciel. L’échelle de Jacob, encore. Dante ne se souvient plus de ce qu’il fit, mais heureusement Béatrice est là pour le guider dans son oubli de soi. « Ouvre les yeux, lui dit-elle, regarde comme je suis : tu as vu des choses qui t’ont donné la puissance de supporter mon rire. » Et Dante ajoute, penaud : « J’étais comme celui qui se ressent d’une vision oubliée et qui s’ingénie en vain à se la remettre en mémoire. »

Ici il y a un rapport profond entre le rire et l’oubli. Béatrice rit, d’un rire difficile à supporter. Pourquoi ? Parce que ce rire incarne tout ce qu’il fallait voir et tout ce que Dante a oublié. Ce rire est donc tout ce qui lui reste. Mais ce rire est aussi tout ce qui est nécessaire pour retrouver le fil de la mémoire. Toute la poésie du monde n’atteindrait pas « au millième du vrai » de ce qu’était ce « saint rire », ajoute Dante. Rire dense, donc, rire-danse.

Il y a d’autres exemples de rire métaphysique dans l’histoire. Homère parle du « rire inextinguible des dieux » (Iliade I, 599, et Odyssée, VIII, 326). Et Nietzsche glose sur le rire de Zarathoustra. Il y a sans doute des analogies entre tous ces rires-là. Ils fusent tous comme des éclairs. La même image, encore. Dante dit : « Ainsi je vis des foisons de lumière, fulgurées d’en haut par des rayons ardents, sans voir la source des éclairs. »

On voit l’éclair, mais pas sa source. On voit le rire, mais on a oublié à quoi se rire se réfère. On voit les effets, mais pas la cause.

Il y a une leçon dans ce fil : voir, oublier, rire. Le transhumain doit passer ces étapes, et aller au-delà de ce rire-là, qui est comme une porte de la mémoire. Mais attention, il faut que le rire soit « saint ». Ce n’est pas évident. C’est presque un oxymore. D’ailleurs, Dante nous avertit : « On prêche à présent avec des facéties et des quolibets, et pourvu qu’on rie bien, le capuchon se gonfle et ne demande rien ». (Paradis, XXIX). Le capuchon en question est celui des prêcheurs du moyen âge. De nos jours les capuchons ne manquent pas, ils ont d’autres formes. Les quolibets et les facéties fusent. Les éclairs tombent. Or, il s’agit de faire le contraire, non pas tomber, mais monter, non pas rire, mais retrouver la mémoire.

« Il est Kenji »


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Kenji Goto, le journaliste japonais qui a été égorgé puis décapité par ISIS le 30 janvier 2015, s’était converti au christianisme en 1997, à l’âge de 30 ans. Il avait couvert comme journaliste de guerre de nombreux conflits en Afrique et au Moyen-Orient, et publié notamment des enquêtes sur les « diamants du sang » et les « enfants-soldats ». Il s’attachait à rendre compte de la vie des gens ordinaires pris dans des situations exceptionnelles. Il était retourné en Syrie en octobre 2014, malgré de nombreuses mises en garde du gouvernement japonais, et bien que sa femme vînt d’accoucher d’un second enfant. Il avait décidé, par sa connaissance du terrain, de tout faire pour venir en aide à son ami, Haruna Yukawa, qui était déjà prisonnier d’ISIS. Il fut enlevé le lendemain de son arrivée en Syrie. On connaît la suite.

À propos de sa foi chrétienne, il avait déclaré à la…

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Le même est la mort


Alors qu’il était ambulancier dans les tranchées de la première Guerre mondiale, Teilhard de Chardin, confronté à la pression mortifère, à l’énergie mortelle de l’Ennemi, a eu une idée géniale. Il a renversé le sens de cet événement monstrueux, la Guerre Mondiale. Il s’est mis à penser qu’elle était en fait le signe, le symptôme de « la montée de l’Autre ». L’Ennemi incarne le phénomène le plus profond, la réalité secrète de la genèse de l’esprit, ce que Teilhard appelait la « noogénèse ». La « noogénèse » c’est “l’irremplaçable marée cosmique qui, après avoir soulevé chacun de nous jusqu’à soi-même, travaille maintenant, au cours d’une pulsation nouvelle, à nous chasser hors de nous-mêmes: l’éternelle “montée de l’Autre” au sein de la masse humaine.”

Mais l’Autre, c’est aussi le non-humain et l’inhumain. Le défi est donc colossalement métaphysique…

C’est un phénomène personnel et aussi social : il y a une impossibilité croissante d’agir, de penser seuls. Pour être pleinement humains, nous nous trouvons forcés d’élargir la base de notre conscience et de notre être. Il faut s’augmenter d’une plus grande conscience de “l’Autre”. Refuser l’Autre – au moment où aujourd’hui plus que jamais la compression planétaire s’accroît— reviendrait à sombrer dans la nausée. “L’enfer c’est les autres” disait Sartre. Mais peut-on être encore sartrien dans une planète rétrécie ?

Pour Teilhard, l’allongement du rayon d’action individuelle réduit l’espace libre et augmente le sentiment de cette compression planétaire. Cette compression est à première vue inquiétante, mais en réalité positive car il y a une montée corrélative de la complexité et de la conscience. La compression est la douleur de l’enfantement, de la genèse. D’abord physique, la compression induit une compression psychique, qui exige une montée de la conscience.

L’espace vital se met à manquer. Nous étouffons. Nous nous heurtons les uns aux autres. Un être nouveau apparaît, émerge de cette friction, de ce heurt permanent, un “être nouveau”, “animé d’une vie propre”, qui est “l’Humanité partout en contact avec elle-même.”

C’est alors qu’émerge l’idée d’une possible “synthèse avec l’autre”. C’est l’idée que l’autre représente non une menace mais bien une chance, une porte de sortie face à l’impasse de l’individu autocentré. La conscience personnelle se met à combiner les grains de conscience de plusieurs personnes, de plusieurs consciences. La personne se dépasse et s’achève en synthèse, en communion.

Teilhard émet l’hypothèse de la formation d’un cerveau “entre tous les cerveaux humains”: “Ces cerveaux réunis entre eux forment une sorte de voûte, chaque cerveau devenant capable de percevoir avec les autres ce qui lui est échapperait s’il était réduit à sa seule capacité. Et la vision ainsi obtenue dépasse l’individu et ne peut être dépassée par lui.” [40]

Enfin, il faut s’attendre à une véritable “révolution mentale”, qui nous sépare des générations passées et nous relie au lointain avenir. Il s’agit bien de se prendre d’une sympathie authentique pour l’Autre, d’une véritable “chaleur” pour tous les autres, en tant que passagers du destin planétaire, mais aussi en tant que composantes de notre propre montée personnelle, et collective. Une autre Humanité surgit, dotée d’une vision commune.

Mais l’Autre, en tant qu’il peut être inhumain on non-humain, représente aussi un danger pour le soi. Danger de l’uniformité dans l’unification, et monstrueuses forces du “collectif”, “multiplicité” sans visage ni cœur. Moloch mondial des forces anonymes, irresponsables.

Il faut surmonter ce sentiment de danger. Il faut donner du sens à ces forces immenses qui sont à l’œuvre, il reste à les “réguler”, à les “orienter”. Mais selon quelles valeurs ? Nous n’avons pas la morale qu’il nous faudrait.

Nous sommes en retard d’une vision. Nous avons peur de la masse immense de l’humanité, laissée à elle-même, inquiétante, menaçante, sans direction.

La première réaction des individus et des peuples aux forces de compression et de friction est de tenter de se replier, de se rétracter sur un sanctuaire inattaquable, de garder les autres et les étrangers à distance.

Nous résistons à l’idée de la montée de l’Autre parce qu’elle semble nous chasser hors de nous-mêmes pour nous enfermer dans un cercle plus large et toujours plus vide, le cercle du “collectif”.

Simone Weil, en 1934, assimilait le collectif à un “Gros Animal”, de façon prémonitoire, lors de la montée du totalitarisme. Le collectif, multiple par nature, n’a ni pensée, ni cœur, ni visage.

Nous avons aujourd’hui particulièrement besoin d’une meilleure compréhension de ce que représente le “collectif mondial”. L’assemblée quantitative, numérique, de plus de six milliards d’individus est le plus “Gros Animal” planétaire possible. Personne ne peut dire ce dont cet « Animal » serait capable, et par exemple s’il pourrait engendrer un néo-totalitarisme mondial.

L’unité rêvée de l’humanité ne sera sans doute pas fondée sur une unique religion, une seule philosophie ou sur un seul gouvernement. Elle sera plutôt bâtie sur la diversité, le pluralisme. Mais la multiplicité, la diversité sont difficiles à garantir à l’âge de l’abstraction numérique, de l’abstraction dévorante du marché planétaire et du totalitarisme des « logiques » économiques et financières.

Le défi que nous devons relever est le suivant. Face à la mondialisation, face à l’abstraction des formes technocratiques de gouvernement, il faut préserver l’altérité et la diversité. Il faut en particulier surmonter le paradoxe qui consiste à mettre les techniques de l’information, porteuses de standardisation,  au service de la différence.

Mais la diversité et le pluralisme ne suffisent pas. Nous assistons à un phénomène colossal, la “compression” accélérée de la planète. Nous vivons dans un monde qui se resserre et se rétrécit, sous des cieux balisés de satellites, et dans des espaces quadrillés de capteurs et de réalités augmentées.

Le monde se comprime, il s’échauffe et se densifie. Le brassage humain n’est pas en soi un phénomène nouveau. Ce qui est nouveau, c’est la rapidité, l’intensité de ce serrage planétaire, la puissance de la mise en contact, l’intensité de la chaleur dégagée par la friction des peuples.

Cette compression ne provoque pas seulement une sensation d’étouffement. C’est aussi un facteur déclencheur de complexification, de convergence, d’unification.

Il s’agit d’une “compression de la couche pensante” selon l’expression de Teilhard de Chardin.

La compression planétaire augmente l’angoisse, la peur de sombrer dans la masse informe, de disparaître dans la laideur et l’uniformité. Mais elle produit aussi un sentiment d’exaltation, pour ceux qui ressentent dans toutes leurs fibres qu’ils participent à la poussée, à la montée de l’Histoire.

Moment-clé, où l’on pourrait prophétiser l’amorce d’une convergence des esprits, et même le réticent début d’une lente convergence des religions.

La notion teilhardienne de “compression planétaire” ne recouvre pas le concept de “mondialisation”. La mondialisation est d’essence spatiale, elle est faite d’expansion territoriale: il suffit d’évoquer les diverses formes de mondialisation que furent les impérialismes, les colonialismes et aujourd’hui la conquête des marchés et des réseaux.

La compression planétaire, porteuse de “convergence”, implique quant à elle une élévation de “température psychique”, et par là contribue à la genèse de la noosphère, au sein de la biosphère. Il s’agit bien d’une mondialisation, mais d’essence psychique, et même spirituelle, qui s’accompagne d’un accroissement de complexité et de conscience.

La complexité résulte d’une concentration, d’une densification de la matière psychique. Elle résulte de la mise en présence et de la concentration de multiples niveaux de réalité.

La conscience résulte aussi d’une tension psychique accrue. Toute conscience peut avoir foi en l’avenir, elle peut avoir ardeur à croître ou au contraire renoncer à croître. Elle peut résister plus ou moins à son propre désenchantement, à une sorte de nausée ontologique, un ennui ou une fatigue de soi. C’est la conscience qui peut décider de prendre “goût” au Monde, ou au contraire peut se laisser étouffer par lui. Lorsque, à certains moments de l’évolution, la tension de conscience croît dangereusement, ce sont cette foi, cette ardeur, ce goût de vivre et de grandir, qui font presque toute la différence.

La compression psychique n’est pas un phénomène individuel, c’est un phénomène social et même mondial. On ne peut converger seul. On ne peut converger qu’avec les autres. Nous sommes de plus en plus confrontés non seulement à la montée mondiale de l’autre, mais aussi à la perspective inévitable de nous “unifier” avec le monde des autres. Il vaudrait mieux que ce soit de bon gré, et que cette unification ne nous uniformise pas, par abstraction, par homogénéisation et par réduction au plus petit commun dénominateur,

La mondialisation actuelle est surtout d’ordre économique et technologique, et elle favorise une unification abstraite, numérique et numéraire, unidimensionnelle. La mondialisation culturelle, politique ou éthique, se fait encore attendre, car il y a toujours un retard de l’esprit sur l’événement. L’esprit est de nos jours particulièrement en retard, car les événements se précipitent. La mondialisation des esprits est bien moins avancée que la mondialisation des marchés et des procédures.

Mais la compression de la couche pensante commence à produire des effets.

La “noosphère” commence à prendre des formes tangibles, comme le cyberespace ou la naissance d’une sorte d’opinion publique mondiale. Teilhard rêvait d’une « sphère de consciences arc-boutées », et d’un « organe de super-vision » et de « super-idées » d’un « organisme pan-terrestre », muni d’un système propre de connexions et d’échanges internes, et d’un « réseau serré de liaisons planétaires ».

La montée psychique de la noosphère devait se traduire aussi pour lui par l’apparition d’une « mémoire collective » de l’humanité, par le développement d’un « réseau nerveux » enveloppant la Terre, et par l’émergence d’une « vision commune. »

Si on peut admettre qu’Internet est une préfiguration des grands réseaux nerveux dont nous aurons de plus en plus besoin pour gérer la planète, il faut cependant reconnaître que la vie du monde exige bien plus que cela, il lui faut une “vision commune”, un consensus planétaire. Il nous faut prendre conscience de notre destin collectif, de notre destin de convergence.

Qu’est-ce que la réalité de cette convergence implique pour notre compréhension du monde et pour nos perspectives d’action, qu’est-ce qu’elle entraîne comme conséquences politiques et philosophiques?

D’abord, elle signifie que l’humanité n’est plus une “abstraction”, la « chimère » que ridiculisaient les nominalistes. Par le moyen de la noosphère, l’humanité « sait » et « voit » qu’elle est un “Tout”, et une œuvre à accomplir. Elle possède enfin, au-dessus du “push” économique, le “pull” d’une puissance psychique, d’une vision rassurante. Nous entrons dans “l’âge de la Recherche”, la recherche d’une vision commune, d’un élan moral.

Pour conclure, je dirai qu’il y a certainement des idées qui peuvent mener le monde.

Le bien commun mondial est une idée abstraite, et même doublement abstraite — en tant que bien « commun » et en tant que bien « mondial ». Mais c’est aussi une idée efficace, capable de mobiliser politiquement les esprits. Contre les nominalismes, il faut croire à la force de ce type d’idées, à la puissance d’analyse qu’on peut leur associer, mais aussi à leur valeur de proposition, et de réveil des volontés.

L’humanité est en devenir, en genèse. Elle a besoin de comprendre son bien commun et de forger sa volonté générale. Rousseau ouvrit jadis son Contrat social  d’une phrase limpide: « L’homme est né libre et partout il est dans les fers ». Aujourd’hui, l’homme est à nouveau dans les fers. Ce sont des fers mondiaux et abstraits, et l’humanité a besoin d’un nouveau contrat mondial.

Il n’est plus possible de reculer. Il nous faut bâtir la « grande ville du monde ».

La « grande ville du monde »? Pour quelle fin ?

Pour vivre, il faut une aptitude à la “mentalité élargie”, il faut sans cesse agrandir son cercle de pensée, s’exposer à la critique, et passer à l’action.

C’est grâce aux autres, les plus « autres » possibles, que nous pourrons avancer. C’est une idée contre-intuitive dans une époque de plus en plus réactionnaire et néo-fascisante.

Pourtant c’est la seule piste possible. Il faudra se rendre de plus en plus autre à soi-même pour mieux penser l’avenir. Car le même c’est la mort.

Le grand récit hermétique


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L’histoire des idées est riche de surprises en tous genres. Parmi les idées les plus saugrenues, les plus improbables, les plus déviantes, il en est qui ne cessent de surprendre aujourd’hui encore le plus blasé même, tant la démesure ou la folie semblent à l’œuvre, sous les apparences de la religion ou de la philosophie. Mais de quoi cette démesure est-elle le symptôme ? Cette question-là reste moderne.

J’aimerais ici interroger les rêves et les dérives de l’hermétisme depuis les âges les plus anciens, jusqu’à la modernité, et tenter de comprendre ce dont il témoigne, l’intuition fondamentale qui l’a fait jadis vivre dans l’esprit des plus grands, et ce qu’il révèle d’immanent dans les mécanismes de la pensée humaine.

L’abbé Lenglet Dufrennois a décrit dans son Histoire de la philosophie hermétique la longue histoire de ces idées venues d’un Orient reculé, éclaté, divers. Il remonte pour leur origine à Noé même, puis aux Égyptiens (avec Thôt, fils d’Osiris, et Siphoas, le « second Thôt », dit « Hermès Trismégiste »), à Moïse, aux Grecs, aux Arabes (Avicenne), aux Persans (Geber, qui passe d’ailleurs pour avoir été le premier « chimiste » de l’Histoire). Puis apparaît en occident toute une kyrielle de savants, philosophes et théologiens, préoccupés de ces anciennes questions: Morien, Roger Bacon, Albert le Grand, Arnaud de Villeneuve, Thomas d’Aquin, Alain de Lisle, Raymond Lulle, le pape Jean XXII, Jean de Meun, Jean de Rupescissa, Nicolas Flamel, Jean Cremer, Basile Valentin, Jacques Cœur, Bernard Trevisan, Thomas Northon, le cardinal Cusa, Trithème, et à partir du 16ème siècle, Jean Aurelio Augurelli, Henri Corneille Agrippa, Paracelse, Georges Agricola, Denis Zacaïre, Edouard Felley, Jean-Baptiste Nazari, Thomas Erastus, Blaise de Vigenère, Michel Sendivogius. Cette litanie, fort partielle, possède, dirais-je, une sorte de poésie phatique.

Certains de ces noms sont fort connus, à juste titre. Ils se réfèrent à des découvreurs attestés, la plupart avec plusieurs cordes à leur lyre. Albert le Grand (1193-1280), par exemple, fut appelé « magicien », mais c’était aussi un grand philosophe et un plus grand théologien encore : « Albertus fuit Magnus in Magia, Major in Philosophia et Maximus in Theologia. » (Chronicon magnum Belgicum, 1480). D’autres noms semblent tirés artificiellement de la poussière des manuscrits, et n’évoquent plus grand chose.

Et pourtant ils partageaient tous une passion forte, une idée commune. Laquelle ?

Avant de répondre, j’aimerais prendre quelques précautions. Notre époque est peu propice au traitement, même distancié, de ces difficiles et ambitieuses questions. En 1854, Louis Figuier écrivait déjà: « L’Alchimie fût-elle le plus insigne monument de la folie des hommes, son étude n’en serait point encore à négliger. Il est bon de suivre l’activité de la pensée jusque dans ses aberrations les plus étranges. » (L’Alchimie et les alchimistes).

Mais il y a un autre aspect, le secret, le secret sacré. Il y a des choses qu’on ne peut pas révéler en public. Pourquoi ? Ces chercheurs de vérité entretenait tous soigneusement l’obscurité. Il fallait rester impénétrable, et l’on ne faisait pas mystère de la volonté de garder le mystère. La clarté était suspecte, l’obscurité propice. « Quand les philosophes parlent sans détours, je me défie de leurs paroles ; quand ils s’expliquent par énigmes, je réfléchis », dit Guy de Schroeder. Et Arnaud de Villeneuve a des mots encore plus durs : « Cache ce livre dans ton sein, et ne le mets point entre les mains des impies, car il renferme le secret des secrets de tous les philosophes. Il ne faut pas jeter cette perle aux pourceaux, car c’est un don de Dieu. » Quant à Roger Bacon, il avait pour principe « qu’on devait tenir cachés tous les secrets de la nature et de l’art que l’on découvrait, sans jamais les révéler, parce ceux à qui on les communiquerait, pourraient en abuser, ou pour leur propre perte, ou même au détriment de la société. »

On peut en dire un peu, mais ensuite motus. « J’ai maintenant assez parlé, j’ai enseigné notre secret d’une manière si claire et si précise, qu’en dire un peu plus, ce serait vouloir s’enfoncer dans l’enfer », confie Basile Valentin dans son Char de triomphe de l’antimoine.

L’idée fondamentale qui réunit depuis des siècles chimistes, alchimistes, philosophes, théologiens, poètes, est qu’il y a une « sagesse du monde », qui reste à découvrir. Avant de se récrier, notons que c’est encore, curieusement, mais exprimée dans le style ancien, la croyance implicite des scientifiques les plus réticents à toute pensée métaphysique. C’est l’idée qu’il y a un ordre caché, profond, indicible, qui fait tenir les choses ensemble. Einstein disait aussi que Dieu ne joue pas aux dés. Si un tel ordre n’existait pas d’ailleurs, le monde ne durerait pas plus d’un milliardième de seconde. Il volerait immédiatement en éclat. Il y a une « glu du monde » qui le fait durer. Quelle est cette « glu » ?

« La Philosophie hermétique n’est autre chose que la Cognoissance de l’Âme Générale du Monde déterminable en sa généralité et universalité » affirme M.I. Collesson dans L’idée parfaite de la philosophie hermétique (Paris, 1631). Les alchimistes ont cherché longtemps pour leur part, et sans succès il faut bien le dire, la « pierre philosophale ». Cette pierre philosophale n’était autre chose qu’une métaphore, ce n’était qu’un miroir dans lequel ils cherchaient à apercevoir la « sagesse du monde » déjà évoquée, et qui est un autre nom pour la « glu ». Thomas Norton écrit dans son Crede mihi: « La pierre des philosophes porte à chacun secours dans les besoins ; elle dépouille l’homme de la vaine gloire, de l’espérance et de la crainte ; elle ôte l’ambition, la violence et l’excès des désirs ; elle adoucit les plus dures adversités. » Noble programme.

A la même époque, Luther apporta sa caution à cette « science hermétique », « à cause des magnifiques comparaisons qu’elle nous offre avec la résurrection des morts au jour dernier. »

Les métaphores s’emballent vite dans ce contexte. Les esprits les plus différents y trouvent le miroir de leur désir. Luther considère la résurrection comme une opération alchimique, comme une transmutation d’un ordre supérieur. On peut tourner l’alchimie en dérision, et la résurrection aussi. Mais ce n’est pas mon sujet. Ici, mon propos n’est pas d’assener des vérités improbables. C’est de comprendre comment peut se créer une anthropologie du secret, une anthropologie des arcanes, une anthropologie des intuitions dernières. Projet presque impossible, voué aux railleries contemporaines. Pourtant il se rattache par mille fibres à des millénaires d’histoire humaine, il interroge quelques-unes des terreurs de l’âme et ses espoirs les plus fous. Curieuse époque, qui a presque complètement perdu le sens de la démesure, l’intuition des fins dernières, et le désir d’assouvir sa vision des premières de ces choses.

Les dieux et l’holocauste


Pour une anthropologie comparée des « crises » de l’esprit

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L’idée d’une anthropologie comparée des religions (anciennes) repose sur l’intuition qu’elles possèdent un socle commun, ou du moins des éléments analogues, qui font penser à la possibilité d’une invariance structurelle, cachée sous la diversité des formes extérieures et des prétentions idiosyncrasiques.

Il est bien entendu exclu de généraliser à outrance ce genre d’idées. Mais il y a quelque chose à creuser. Par exemple, le culte du Dieu Osiris, qui était le roi de la Mort en Égypte, le sacrifice du Purusa dans le Véda en Inde, l’immolation d’Isaac exigée d’Abraham par YHVH, la mort humiliante de Jésus sur la croix ont ainsi, semble-t-il, des « points communs », qui transcende les époques, les civilisations, les particularités. La mort de l’innocent, la divinité abaissée dans l’humanité.

L’aire géographique couverte par cette seule phrase est assez large, allant du Nil à l’Indus en passant par l’Euphrate, le Tigre et l’Oxus. Quant aux périodes…

Voir l’article original 518 mots de plus

La profondeur mutilée


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Au 2ème siècle de notre ère, l’Empire romain est alors à son apogée et domine une bonne partie du monde antique. Sur le plan religieux, l’époque est plutôt au syncrétisme. De son côté, le christianisme naissant commence à se diffuser autour de la Méditerranée et arrive à Carthage. Mais il a déjà fort à faire avec les sectes gnostiques et diverses hérésies.

Ceci étant dit, il valait mieux ne pas mélanger la religion et la politique. L’Empire n’aimait pas les revendications d’autonomie. La seconde guerre judéo-romaine (132-135), déclenchée par Bar-Kokhba, se termine par l’expulsion des Juifs hors de Judée. Jérusalem est rasée par Hadrien, et une ville nouvelle est bâtie sur ses ruines, Ælia Capitolina. La Judée est débaptisée et est appelée désormais Palestine, du mot « Philistin » dénommant un des peuples autochtones, d’ailleurs cité par la Bible (Gen. 21, 32 ; Gen. 26, 8 ; Ex. 13, 17).

L’empereur Hadrien meurt trois ans après la chute de Jérusalem, en 138, et l’on inscrit ces vers, dont il est l’auteur, sur sa tombe:

« Animula vagula blandula
Hospes comesque corporis
Quæ nunc abibis in loca
Pallidula rigida nudula
Nec ut soles dabis iocos ».

Ce qui peut se traduire ainsi : « Petite âme, un peu vague, toute câline, hôtesse et compagne de mon corps, toi qui t’en vas maintenant dans des lieux livides, glacés, nus, tu ne lanceras plus jamais tes habituelles plaisanteries. »

A peu près à la même époque, Apulée, écrivain et citoyen romain d’origine berbère, né en 123 à Madauros, en Numidie (actuelle Algérie), vint parfaire ses études à Carthage. Apulée devait devenir un orateur et un romancier célèbre, ainsi qu’un philosophe platonicien. Son platonisme l’incitait à croire qu’un contact direct entre les dieux et les hommes était impossible, et qu’il fallait donc qu’il y eût des êtres « intermédiaires » pour permettre des échanges entre eux.

Cela c’était la théorie. Sans doute pour tester les limites de la question du contact entre le divin et l’humain, Apulée a aussi raconté de façon détaillée la relation amoureuse, quant à elle plutôt directe et fusionnelle, du dieu Éros (l’amour divin) et de la princesse Psyché (l’âme humaine), dans un passage de ses célèbres Métamorphoses. Cette rencontre d’Éros et Psyché reçut un accueil extraordinaire et entra derechef dans le panthéon de la littérature mondiale. Elle a depuis été l’objet d’innombrables reprises par des artistes de tous les temps.

Mais les Métamorphoses sont aussi un roman à tiroirs, picaresque, érotique et métaphysique, avec une bonne couche de deuxième et de troisième degrés. Il y a plusieurs niveaux de lecture et de compréhension emmêlés, qui en assurent la modernité depuis presque deux millénaires. La fin du roman est centrée sur le récit de l’initiation de Lucius aux mystères d’Isis, effectuée à sa demande (et à grands frais) par le grand prêtre Mithras. Lucius ne peut rien nous révéler des mystères de l’initiation, bien entendu, si ce n’est quelques vers un peu cryptiques, seule concession au désir de curiosité des « intelligences profanes », qu’Apulée place dans sa bouche, juste avant que le héros s’avance dans l’édifice sacré, vêtu de douze robes sacerdotales, afin d’être présenté à la foule comme « la statue du soleil ».

Lucius nous confie : « J’ai touché aux confins de la mort, après avoir franchi le seuil de Proserpine, j’ai été porté à travers tous les éléments, et j’en suis revenu. » Métamorphoses, 11, 23

Et une descente aux Enfers, une. Le trip de descente dans l’Hadès était un must, à l’évidence. L’aventure ultime de l’initié. Il y avait déjà eu dans la littérature quelques prestigieux prédécesseurs, comme Orphée, ou dans un autre ordre de référence, moins littéraire et certes moins connu dans le monde gréco-romain, comme Jésus. L’époque était friande de ce genre de voyage au pays des morts. A la même période, vers 170, sous Marc Aurèle, parut d’ailleurs un curieux texte, les Oracles Chaldaïques, se présentant comme un texte théurgique, et donc avec une tonalité beaucoup plus sérieuse.

Là, le conseil est diamétralement opposé. Il ne faut pas plaisanter avec ces choses-là.

« Ne te penche pas en bas vers le monde aux sombres reflets ; le sous-tend un abîme éternel, informe, ténébreux, sordide, fantomatique, dénué d’Intellect, plein de précipices et de voies tortueuses, sans cesse à rouler une profondeur mutilée ». Oracles Chaldaïques. Fr. 163 (tr. fr. E. des Places, Belles Lettres, 1996, p. 106).

Mille huit cent quarante cinq ans plus tard, où en sommes-nous ? Faut-il se pencher sur les profondeurs, les explorer ou surtout ne pas en parler ? Les religions principales du moment offrent une image fort confuse du problème, et semblent d’ailleurs faire davantage partie de ce dernier que d’une quelconque solution. Heureusement il nous reste les séries télé. Il y en a pour tous les goûts. Par exemple, Battlestar Galactica. Les Humains sont en guerre totale contre les Cylons, des robots jadis créés par les Humains, mais qui se sont révoltés et qui ont évolué fort rapidement, se reproduisant notamment sous forme de clones disposant d’un corps biologique, et indiscernables en apparence des êtres humains. Je passe les détails scénaristiques. Mais le contexte religieux y est le suivant. Les Humains sont alors adeptes d’une religion polythéiste. Ils prient « les dieux de Kobol » et errent dans l’espace à la recherche d’une planète mythique appelée Terre, dont personne ne sait exactement si elle existe ni où elle se trouve. Ils sont guidés par leur Présidente, qui a des visions, et qui sait déjà qu’elle mourra sans voir la Terre promise. Ils sont impitoyablement pourchassés par les Cylon qui ont déjà exterminé la quasi totalité de la race humaine. Les Cylon professent quant à eux, avec une grande énergie, leur foi en un dieu unique, qu’ils appellent « Dieu ». Les Cylon sont des robots fort intelligents. Ils n’ont pas peur de mourir, car ils disent (aux Humains qui les menacent), que si leur corps est détruit, alors leur esprit est téléchargé en ce « Dieu ».

Il y a un seul problème. La série abonde d’épisodes où les communications intergalactiques sont fort déficientes, et la question reste pendante. Que devient l’esprit d’un Cylon détruit, errant dans l’espace sans avoir pu être capté par un relais de communication ?

Ah, les intermédiaires. Problème sans fin.

« Il est Kenji »


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Kenji Goto, le journaliste japonais qui a été égorgé puis décapité par ISIS le 30 janvier 2015, s’était converti au christianisme en 1997, à l’âge de 30 ans. Il avait couvert comme journaliste de guerre de nombreux conflits en Afrique et au Moyen-Orient, et publié notamment des enquêtes sur les « diamants du sang » et les « enfants-soldats ». Il s’attachait à rendre compte de la vie des gens ordinaires pris dans des situations exceptionnelles. Il était retourné en Syrie en octobre 2014, malgré de nombreuses mises en garde du gouvernement japonais, et bien que sa femme vînt d’accoucher d’un second enfant. Il avait décidé, par sa connaissance du terrain, de tout faire pour venir en aide à son ami, Haruna Yukawa, qui était déjà prisonnier d’ISIS. Il fut enlevé le lendemain de son arrivée en Syrie. On connaît la suite.

À propos de sa foi chrétienne, il avait déclaré à la publication japonaise Christian Today: «  J’ai vu des endroits horribles et j’ai risqué ma vie, mais je sais que d’une certaine façon Dieu me sauvera toujours. » Il avait alors ajouté qu’il n’entreprenait cependant jamais rien de dangereux, citant un verset de la Bible : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. »

En regardant les photos de Kenji Goto et de Haruna Yukawa, vêtus de la fatale tunique orange, on est frappé par le visage émacié, taillé à la serpe de Goto, et son regard ferme, intense, ouvert.

Il y a plusieurs angles d’analyse possibles de cette affaire. Le courage d’un homme qui tente une dernière chance pour venir en aide à un ami en danger de mort. La naïveté de croire que le Japon offre à ses ressortissants un passeport de neutralité au Moyen Orient, parce qu’il ne bombarde pas les belligérants, à l’instar de certains pays occidentaux. La mise en abyme du journaliste professionnel qui se tient toujours en quelque sorte hors de l’événement pour pouvoir le saisir et le commenter, et qui oublie de voir à quel point son propre corps supplicié peut faire tout l’événement souhaitable à des fins qu’il n’imagine même pas.

L’un des messages Twitter de Kenji Goto, publié en septembre 2010, donne une idée de l’homme :« Fermez vos yeux et soyez patients. Si vous vous mettez en colère et hurlez, c’est fini. C’est presque comme prier. Haïr n’est pas du ressort des hommes, juger est du domaine de Dieu. Ce sont mes frères arabes qui m’ont enseigné cela. »

Le public japonais a été particulièrement touché par la double décapitation de ses deux ressortissants. Je suis frappé par le peu d’écho relatif en France à ce sujet, et à tout le moins, par une absence complète d’analyse et de mise en perspective de ce sujet, dans le contexte de l’après Charlie. Il me semble qu’il y a là un symptôme de plus de l’effarante incompréhension de ce qui se joue sous nos yeux.

Le Dieu sacrifié


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Les textes les plus anciens, les plus sacrés, de civilisations éloignées, sont aussi, sans surprise, ceux qui sont les plus difficiles à traduire et à interpréter. Malgré ces difficultés bien réelles, il est possible d’en tirer (parfois) des leçons assez claires. De plus, et de façon complètement inopinée, ces textes peuvent même fleureter avec l’universalité et avec l’immortalité. Alors, pour le chercheur, par-delà la satisfaction technique, liée à l’analyse, s’ouvrent de toutes nouvelles perspectives, des horizons stupéfiants. Apparaît soudain possible un saisissement transversal, diagonal, axial. Se dessine ce qui ressemble à un paradigme, qui unit les cultures, les religions, les philosophies, par-delà les temps.

Je voudrais proposer un cas intéressant d’une telle rencontre. Et ouvrir la discussion.

Le Rig Véda est l’un des textes les plus sacrés de l’Inde ancienne. Il a été traduit en plusieurs langues occidentales, avec des variations significatives. Un hymne fameux (chez les indianistes) du Rig Véda est dédié à Purua (l’Homme), c’est l’hymne X, 90. Dans la traduction de Louis Renou, en voici les deux premiers versets :

« 1. L’Homme a mille têtes. Il a mille yeux, mille pieds. Couvrant la terre de part en part, il la dépasse encore de dix doigts.

2. L’Homme n’est autre que cet univers, ce qui est passé, ce qui est à venir. Et il est le maître du domaine immortel parce qu’il croît au-delà de la nourriture. »

Dans la traduction de A. Langlois, qui fut aussi la première traduction en français, et qui numérote cet hymne comme le 5ème dans la section VIII, Lecture IV, cela donne :

« 1. Pourousha a mille têtes, mille yeux, mille pieds. Il a pétri la terre de ses dix doigts, et en a formé une boule, au-dessus de laquelle il domine.

2. Pourousha, maître de l’immortalité, fort de la nourriture qu’il prend, a formé ce qui est, ce qui fut, ce qui sera. »

Langlois préfère donc ne pas traduire Purua, ou Pourousha dans la graphie du 19ème siècle. Pourquoi ? Sans doute le terme accumule-t-il les ambivalences et les complexités.

Purua, पुरुष se traduit dans le dictionnaire de Huet par : « homme, mâle, personne ; héros ». Au sens philosophique, ce mot signifie « l’humanité ». C’est aussi un nom propre, et il se traduit alors par: « l’Être ; l’esprit divin ; le macrocosme». Dans le dictionnaire de Monier-Williams, on trouve les traductions suivantes : « the primaeval man as the soul and original source of the universe ; the personal and animating principle in men and other beings, the soul or spirit; the Supreme Being or Soul of the universe. »

Passons aux versets 6 et 7, particulièrement singuliers.

Renou traduit ainsi :

« 6. Lorsque les dieux tendirent le sacrifice avec l’Homme pour substance oblatoire, le printemps servit de beurre, l’été de bois d’allumage, l’automne d’offrande.

7. Sur la litière, ils aspergèrent l’Homme – le Sacrifice – qui était né aux origines. Par lui les dieux accomplirent le sacrifice, ainsi que les Saints et les Voyants.»

Langlois donne :

« 6. Quand les Dévas avec Pourousha sacrifièrent en présentant l’offrande, le beurre forma le printemps, le bois l’été, l’holocauste, l’automne.

7. Pourousha ainsi né devint le Sacrifice, accompli sur le (saint) gazon par les Dévas, les Sâdhyas et les Richis. »

On note de sérieux contresens chez Langlois et une réticence manifeste à traduire les noms liturgiques.

Dans le recueil Essays on Transformation, Revolution and Permanence in the History of Religions (S. Shaked, D. Shulman, G.G. Stroumsa), un article est consacré au sacrifice de soi dans le rituel védique (« Self sacrifice in Vedic ritual ») et traite de ce même hymne au Purua (Rig Veda X, 90). « By immolating the Purua, the primordial being, the gods break up the unchecked expansiveness of his vitality and turn it into the articulated order of life and universe ». En immolant le Purua, l’Être primordial, les dieux brisent l’expansion immaîtrisée de sa vitalité, et la transforme dans l’ordre articulé de la vie et de l’univers. Et de citer le verset 6 : « With sacrifice the gods sacrificed sacrifice, these were the first ordinances. » Avec le sacrifice, les dieux sacrifièrent le sacrifice, ce furent les premières offrandes.

« Avec le sacrifice, les dieux sacrifièrent le sacrifice ». Cela se présente comme une énigme, une sorte de devinette (riddle) sacrée. Quel en est le sens ? D’abord, l’Homme est le sacrifice. Les dieux sacrifient l’Homme, et ce faisant ils sacrifient le sacrifice.

Cette formulation fait irrésistiblement penser au sacrifice du Fils de l’homme par Dieu son père, afin de sauver l’Homme par ce sacrifice.

Mais poursuivons.

Les versets 11, 12, 13, 14 donnent ceci chez Renou:

« Quand ils eurent démembré l’Homme comment en distribuèrent-ils les parts ? Que devint sa bouche, que devinrent ses bras ? Ses cuisses, ses pieds, quel nom reçurent-ils ?

Sa bouche devint le Brāhmane, le Guerrier fut le produit de ses bras, ses cuisses furent l’Artisan, de ses pieds naquirent le Serviteur.

La lune est née de sa conscience, de son regard est né le soleil, de sa bouche Indra at Agni, de son souffle est né le vent.

L’air sortit de son nombril, de sa tête le ciel évolua, de ses pieds la terre, de son oreille les orients. Ainsi furent réglés les mondes. »

Soudain on semble passer d’un coup d’aile de la vallée de l’Indus dans la vallée du Nil. On croit lire dans le Rig Véda une sorte d’analogie du mythe osirien. Plutarque rapporte qu’après le meurtre d’Osiris par son frère Seth, ce dernier déchira le corps d’Osiris en quatorze morceaux et les dispersa. « Son cœur était à Athribis, son cou à Létopolis, sa colonne vertébrale à Busiris, sa tête à Memphis et à Abydos ». Et Plutarque de conclure : « Osiris ressuscita comme roi et juge des morts. Il porte le titre de Seigneur du monde souterrain, Seigneur de l’éternité, Souverain des morts. »

Il me semble évident que le sacrifice de Purua, la mise à mort et le démembrement d’Osiris, la crucifixion du Christ et la communion de son Corps et de son Sang, partagent une profonde analogie structurelle.

Le Dieu, l’être primordial, est sacrifié puis démembré. Sacrifié sur l’autel ou sur la croix, son « démembrement » permet la communion universelle.

Les détails varient. La structure est étrangement analogue.