Science nocturne et Conscience matutinale.


La modernité voit la ‘science’ comme une cathédrale baroque, composée d’une colossale nef logique, ornée d’une multitude de chapelles latérales, où s’y vénèrent des saints particuliers. Toute cette architecture se développe d’elle-même, par la seule force de ses ‘grands’ principes, l’observation, l’expérience, la non-contradiction et la falsifiabilité. Mais la véritable essence de la science, telle qu’elle est aujourd’hui perçue, s’incarne surtout dans une sorte de religion matérialiste de l’immanence, dont tout dieu aurait été chassé, sous les lazzis, pour ne laisser en place que les autels vides de la raison pure.

Or il est d’autres sciences que la science ne connaît plus, ainsi la théologie, hier glorieuse et réputée royale, aujourd’hui miséreuse et déclassée. Pourtant, celle-ci, seule, eut le front, jadis, de s’attaquer à l’essence même de la réalité, cette réalité vivante, totale, sempiternelle, sans laquelle toutes les sciences spéciales, les savoirs locaux, les connaissances pratiques, ne seraient que jouets provisoires, seulement capables d’agrémenter pendant quelques millénaires l’errance longue du radeau humain dans l’infini des temps.

L’essence même de la réalité! Quelle science traite-t-elle aujourd’hui de cette pulsion saugrenue, la recherche des essences? L’ère de Planck et l’horizon cosmologique, les quarks et la matière noire ne suffisent-ils.elles pas à la perplexité sagace des constructeurs d’hypothèses?

Quel besoin d’aller chercher quelque chose qui se cacherait derrière le voile même de la matière, et dont la nudité farouche se refuserait aux cyclotrons et aux télescopes?

Cette essence primordiale existe pourtant, et elle remonte à un temps qui n’était pas encore le temps; elle était alors une étincelle dans l’ensemble des possibles, une goutte éventuelle dans des océans divins, un souffle dans les abysses.

« Essence, essence, que me veux-tu? » se demanda sans doute l’Entité, qui « était », avant que l’être même ne fût.

« Je veux ma liberté », répondit-elle, sans attendre. « Je veux, de moi-même, librement, me mouvoir, et me vouloir ».

L’Entité vit qu’il y avait en Elle, une place pour l’essence, et en celle-ci un lieu pour l’existence, et elle agréa. De tout cela, conjectura-t-elle, l’être même sera. Et moi aussi, « je serai » (אֶהְיֶה).

C’était bien vu, et cela fut ainsi.

Il n’y avait rien d’automatique dans cette genèse, cette gésine, alors, quelque grandiose qu’on puisse l’imaginer, rien de rationnel non plus. Ces catégories n’appartiennent qu’à la manière de voir d’un temps bien plus récent, dit fort justement « moderne », avec tout ce que cela implique de fugace.

Alors elles n’avaient pas cours: la liberté touchait au fond même de l’être, et en tissait l’essence. Cette essence était une sorte de « nature », non notre nature actuelle, celle qui palpite faiblement dans le gluant mazout, ni non plus la nature qui s’essouffle à remonter sa pente oubliée.

L’essence primordiale était une autre « nature », s’inventant elle-même au fur et à mesure de son désir. Elle était une liberté se faisant « nature », ou une « nature » naissant et vivant de sa totale liberté.

Cette essence, concédée en soi et pour soi par l’Entité, était la Vie même. Elle contenait en puissance tous les principes et toutes les lois, et le secret de leur abolition un jour nécessaire, et la nécessité de leurs étincelantes libertés.

Si cette essence, pour réaliser le rêve de son déploiement, actualiser son dépliement, envisageait quelques millions d’éons pour seulement commencer de se révéler, la science humaine, dans son étroitesse, ahane un peu, il faut le dire, dans sa propre poursuite. Notre science ne connaît aujourd’hui qu’un peu moins de ce que contiendrait un milliardième de picoseconde, rapporté à une durée frisant l’infini. Il y a donc de la marge.

Quel destin que celui de l’Homme! Quelle merveille que son intelligence! On s’attend qu’il ramasse, les unes après les autres, ces picosecondes de savoirs émiettés, pour les enfiler du fil d’une sagesse qu’il reste à concevoir. Et tout cela dans la nuit obscure.

L’Homme! L’Homme! Poussière de néant dans l’étant du Tout…

Mais cette poussière porte en elle, depuis l’origine, cachée, enfouie, une connaissance intime des conditions de sa naissance, une conscience oubliée, un savoir confus du temps de gésine dont il fut le témoin aveugle.

Au profond de son âme, s’illumine abyssale une très haute clarté, une naissance magmatique de l’être, dont la brûlure est toute la connaissance. L’âme ne « connaît » pas; elle ne se « connaît » pas. Elle est cette brûlure du soi, qui est aussi « co-naissance », et qui accompagne l’essence.

L’essence, la libre essence, qui se voulait être, a peuplé le monde et tout l’univers de ses rêves.

Mais nichée en l’âme, cette essence universelle rêve un peu moins, empêtrée qu’elle se trouve, dans des corps sourds, liée à des temps étriqués, des lieux courts.

Elle n’est plus aussi libre, croit-elle. S’en estime déchue. Et rêve non d’atteindre à sa liberté première, mais à tout le moins de se libérer de sa prison seconde.

Elle est venue, et elle est devenue. Et elle a été vaincue.

Une autre loi est venue briser ses ailes, et la matière est partout qui l’assaille de ses ardeurs ternes.

Un autre principe, sombre éclat, est lui aussi venu. Il se mêle maintenant à sa lumière pure, et l’obscurcit.

Joute cosmique de l’essence et de l’existence, de la matière et de la lumière, de l’inconscient et de la connaissance. Nul n’en connaît l’enjeu, ni la fin.

Nous en sommes les dés vivants, qui roulent, et qui roulent, plus ou moins conscients.

Dans ce principe autre, qui « vient » et qui « joue » dans le « devenir », se trouve aussi colligée toute une mémoire, celle qui fut accumulée dès avant le Berechit même, et celle que les futurs n’épuiseront pas, parce que cette mémoire est l’essence même du mouvement.

La lumière, elle, aurait sans doute préféré la fidélité à son essence première, sa pureté virginale, sa sainteté ancienne, celle d’avant les jours.

Mais non, cela n’était pas possible. Il lui fallut partager son lit avec la matière.

La connaissance première dut sans doute chercher à « connaître » son inconscient primordial, son archétype insu; elle dut désirer se détourner de son image oblitérée par l’excès d’être, effacée par le surplus de surface, l’étalement des phénomènes.

Peut-être son désir de se connaître ne se fût-il jamais éveillé, dans la douceur obscure de l’inconscience, s’il n’avait reçu, par quelque décret soudain (dont nous avons peut-être conservé la trace dans l’attribut de la « toute puissance »), l’impulsion, l’élan, le « fiat », ou plutôt le  יְהִי , ce ‘yéhi‘, qui était déjà mouvement, avant la lumière?

Mais l’essence la plus originaire, cet objet du désir, cette source du mouvement du « connaître », cette raison du jaillissement qu’on appelle aussi « naître », cette cause éruptive de toutes causes, cet éclat de l’être, — cette essence par excellence voit et sait que l’existence ne s’ajoute pas à l’être pour que celui-ci célèbre celle-là, ou pour que celle-là se tourne, orante, vers elle-même.

Elle voit et elle sait que tout ce qui jaillit, se meut, éclate et naît lui est aussi un don, pour elle essentiel. Un don nécessaire, par la vertu des mystères suprêmes, pour que l’essence se connaisse enfin elle-même, qu’elle « sorte au jour », hors de la Nuit la plus longue, et qu’elle entre enfin dans sa propre lumière, maintenant que, de par son désir, elle la conçoit et l’engendre.

Car tout en elle est Tout. Tout y est infiniment Un. Compacité ultime.

Or, comment l’Un pourrait-il alors se « connaître » sans se mettre, ne serait-ce que par un écart infinitésimal, en « regard » de Lui-même?

Alors elle, l’Essence, dans cet écart, peut voir, exprimer, dire, accompagner l’Un qui est au-delà d’elle-même, certes, mais qui sans Elle, sans sa sagesse « autre », ne serait pas même consciente de son infinie « unité ».

Le côté franchement surprenant de ces mystères labiles, subtils, c’est que l’Homme en garde une image lointaine, certes presque effacée, mais bien réelle.

Il y a quelque chose en lui qui est un souvenir de l’Essence initiale, et par son existence même, il témoigne que ce souvenir peut traverser les âges, incognito ou en gloire, c’est selon.

Sa conscience s’éveille à cette souvenance immémoriale, et même immortelle. Par là, elle s’éveille à son propre éveil. Double gain, sur le fond, et sur la forme.

Sur le fond parce qu’elle découvre que son fond n’a justement pas de fond, qu’il est bâti sur le vide de toute substance.

Sur la forme, parce qu’elle comprend peu à peu qu’elle a elle-même la forme de l’éveil.

La forme de l’âme est beaucoup plus tissée d’aube que de nuit.

Elle peut donc présumer, qu’un jour peut-être, elle se dévoilera éblouie, plus solaire que matutinale.

Compression planétaire et température psychique


Des penseurs aussi différents que Simone Weil, Hannah Arendt, Eric Voegelin et Hans Jonas ont un point commun. Ils reprennent tous, chacun à sa façon, l’antienne indémodable de la gnose, dont l’origine remonte à Zarathoustra, qui fut le premier « prophète » à avoir pensé la lutte entre le Bien et le Mal.

Pourquoi ces « modernes », sont-ils donc si peu « modernes » quant au fondement de leurs visions?

La gnose moderne est un symptôme de lassitude. La modernité est lasse de toutes les formes de transcendance, elle a aboli l’idée même du vrai et du bien.

Pour les modernes, ces nihilistes, le néant est une force. La gnose leur convient, qui dénigre, dévalorise le monde. Le monde est perdu, il faut s’en échapper. La rationalité technicienne, l’accumulation sans fin du profit, le sentiment d’être partout et toujours un étranger, l’universelle culture marchande, tous ces traits de maladie et de décomposition mènent au gnosticisme nihiliste, nouvelle réalité objective.

La modernité gnostique n’a que faire du christianisme, désormais sur la défensive. Dès son origine, le christianisme avait entamé une lutte multi-séculaire contre les idées gnostiques. Cette lutte n’a pas été gagnée, elle a été perdue, pour longtemps sans doute.

Le christianisme avait vu le Mal, et l’avait théorisé même, comme un « manque », ou encore une « absence » (du Bien). Mais il n’a jamais pensé que le monde pourrait être un jour entièrement dominé par la présence du Mal. Le christianisme est un idéalisme. Il promeut cette idée fondamentale que le monde est en principe, et ultimement, beau et bon.

La question décisive, en la matière, est la suivante : est-ce que le Mal est au cœur du monde, est-ce qu’il en est même l’essence, l’un des moteurs efficaces ? Ou bien n’est-il que l’ombre des manques, la trace des cécités, la conséquence des endormissements ?

Toujours, tout est encore à faire. Le monde est pour longtemps dans l’enfance. Il reste à l’humanité des siècles et des siècles, des millions d’années pour se parfaire, pour se comprendre elle-même, pour jouer sa partition cosmique.

Au regard des profondeurs géologiques, ou paléontologiques, l’humanité, considérée comme un phylum, a encore bien des âges et des ères devant elle avant de trouver son épanouissement. Ses errements actuels, ses difficultés de toutes natures (politiques, économiques, sociales), apparemment insurmontables, n’auront probablement qu’une durée de vie courte. Quelques décennies encore, ou même plusieurs siècles ? Poussière d’âge, à l’échelle géologique, miettes de temps, à l’échelle cosmique.

Raisonnons à l’échelle des millénaires, pensons large. L’âge de pierre, l’âge de bronze, l’âge de l’écriture ont marqué le rythme initial, qui aujourd’hui s’accélère. Qui ne voit que les âges futurs de la planète Terre exigeront des paradigmes nouveaux, aujourd’hui absolument inconnus, inouïs ?

Ni l’atome, ni l’énergie sombre, ni les trous noirs, ni la biologie génétique ne suffiront à occuper l’âme des peuples, ou à rendre espoir aux habitants compressés d’une terre rapetissée, striée de réseaux ubiquitaires, et de processeurs travaillant au rythme des nanosecondes.

Les futurs paradigmes, dont personne ne sait rien, on peut seulement en dire ceci : ils n’auront rien à voir avec les théories et avec les –ismes.

Les abstractions ne pourront presque rien contre les populismes, les fascismes et les totalitarismes du futur.

Il faudra trouver autre chose, de bien plus concret, de l’ordre de l’évidence, du signe soudain, de la claire intuition, de la vision partagée, de la communauté des enthousiasmes, de l’union des énergies. Gigantesque défi, à l’échelle planétaire.

Une métaphore vient à l’esprit, celle des hyphes. Ces radicelles peuvent atteindre la taille de forêts entières. Silencieuses, épaisses de quelques microns, ces cheveux souterrains réconcilient les champignons et les arbres, en les faisant communier de la même sève.

La métaphore des hyphes peut s’appliquer aux idées et aux hommes. Les champignons sont petits, sis au pied des arbres, mais ils sont par leurs hyphes l’ « internet » de la forêt, le liant indispensable, communiquant information et nourriture, jusqu’à l’orgueilleuse canopée.

Quels sont les hyphes de l’humanité ? Les idées. Non les idées mêmes, les idées prises une à une, qui sont parfois meurtrières, s’opposant frontalement alors les unes aux autres. Mais les idées d’idées, les idées du second degré (des « méta-idées ») capables de propulser les idées du premier degré au-dessus de la sphère agonistique.

Les méta-idées ne sont pas des idées qui écrasent leurs concurrentes, mais qui les mettent en parallèle, les dialectisent, les enrichissent, les transcendent.

L’humanité est bien capable d’engendrer des méta-idées géniales, le jour venu, surtout quand la pression planétaire deviendra intolérable et la température (psychique) commencera à brûler les âmes.

La cocotte-minute mondiale


La modernité, on l’a déjà noté dans ce blog, est profondément gnostique. Le monde est mauvais et injuste, pensent les philosophes modernes à l’unisson en la matière. Weil, Arendt, Voegelin, Jonas reprennent à leur façon l’antienne indémodable de la gnose, qui ponctue depuis longtemps les siècles et dont l’origine remonte jusqu’à Zoroastre, et même bien plus avant, aux luttes avestiques des Dieux selon les lois du combat éternel du Bien et du Mal.

Que les modernes soient en fait aussi peu « modernes » dans les fondements de leur pensée, ne semblent guère les gêner. Ils sont trop occupés à ouvrir avec des forces nouvelles ce chemin très ancien.

Pour Bruce Bégout, le nihilisme gnostique des modernes signifie « extinction de la vie, maladie de la puissance, lassitude et renoncement » mais aussi « refus morveux de la transcendance, des valeurs immémoriales de l’unum, verum, bonum. » i

Le nihilisme moderne se base sur « la conviction profonde que le néant est une force, non plus un état ».ii La force gnostique est employée au service d’une « dévalorisation sensible et symbolique du monde ». Il s’agit de mettre le monde à terre, et de s’en échapper par tous les moyens. « La rationalité moderne loin de mettre fin à l’attitude de méfiance vis-à-vis du monde sensible et terrestre, l’a accentuée en colonisant ce monde censé être mis pour la première fois en valeur par des processus qui lui sont étrangers : la rationalité technicienne, l’idée de profit, et d’accumulation infinie. Il n’est donc pas étonnant que le sentiment d’être étranger au monde s’accentue dans une culture de la mondialisation sans monde, dans la culture marchande et technique basée sur une flux perpétuel des récits, images et informations (…) Le gnosticisme acosmique et nihiliste n’est plus une doctrine ou un état d’esprit, c’est devenu une réalité objective. Il y a plus de gnosticisme dans un composant électronique que dans les manuscrits de Nag-Hammadi. »iii

C’est dire !

Si la modernité est gnostique, on peut en déduire qu’elle est aussi complètement déchristianisée, puisque, historiquement, le christianisme s’est bâti sur une lutte séculaire, jamais complètement gagnée, contre les idées gnostiques.

Mais il semble que la modernité ait décidé de donner la victoire aux gnostiques, et de renvoyer les idées chrétiennes aux rayons encombrés des bibliothèques.

Le christianisme a pu sentir les menaces du Mal, les théoriser même (comme un « manque », une absence du Bien) mais il n’a jamais pensé que le monde serait entièrement dominé par la présence du Mal. Il y a cette idée fondamentale, biblique, que le monde est d’abord beau et bon, comme en témoigne ce qu’on en dit dans la Genèse.

Qu’il y ait un certain nombre de problèmes de fonctionnement dans le monde tel qu’il est, personne ne songe à le nier. Mais la question-clé reste: est-ce que le Mal est au cœur même du monde, est-ce qu’il en est l’essence, le moteur intime, ou bien n’est-il que l’ombre de nos manques, la trace de nos cécités, la conséquence de notre endormissement ?

Si l’on opte pour cette seconde position, prenant ainsi le contre-pied des modernes, des gnostiques et des nihilistes, l’on peut se dire avec confiance que tout peut changer, à tout moment, ici et maintenant. Toujours, tout est encore à faire, le monde est pour longtemps dans l’enfance. Il reste à l’humanité des siècles de siècles, des millions d’années pour parfaire sa compréhension d’elle-même, pour jouer au mieux sa partition cosmique.

Au regard de la paléontologie, l’humanité, considérée comme un phylum, a encore des âges et des ères devant elle pour trouver son épanouissement. Ses errements actuels, ses difficultés politiques, économiques, sociales, apparemment insurmontables, quelle est la probabilité de leur durée de vie ? Des décennies, quelques siècles ? Plus encore?

Poussière d’âge, à l’échelle géologique, à l’échelle cosmique.

Raisonnons par millénaires, pour avoir la vue large. L’âge de pierre, l’âge de bronze, l’âge de l’écriture ont marqué le rythme initial, qui aujourd’hui s’accélère. Qui ne voit que l’âge futur de la planète Terre exigera des paradigmes encore inouïs ? Ni l’atome, ni l’énergie sombre, ni les trous noirs, ni la biologie génétique ne suffiront à occuper l’âme des peuples, les habitants compressés d’une terre rapetissée à l’échelle des nanosecondes.

Les futurs paradigmes n’auront rien à voir avec les théories et les –ismes, peut-on supputer.

Il faudra trouver autre chose, de l’ordre de l’évidence, du signe soudain, de la claire intuition, de la vision partagée, de la communauté des enthousiasmes, de l’union des énergies. Sacré défi.

Une métaphore me vient à l’esprit, celle des hyphes. Ces radicelles peuvent atteindre la taille de forêts entières. Silencieuses, épaisses de quelques microns, ces cheveux souterrains réconcilient les champignons et les arbres, en les faisant communier de la même sève.

La métaphore des hyphes peut s’appliquer aux idées et aux hommes. Les champignons sont apparemment petits, modestement sis au pied des arbres, mais ils sont par leurs hyphes l’internet de la forêt, le liant indispensable, communiquant information et nourriture, jusqu’à l’orgueilleuse canopée.

Quels seraient les hyphes de l’humanité ? Les idées. Non les idées mêmes, les idées prises une à une, qui sont parfois meurtrières, s’opposant frontalement alors les unes aux autres. Mais les idées d’idées, les idées du second degré (des « méta-idées ») capables de propulser les idées du premier degré au-dessus de la sphère agonistique. Les méta-idées ne sont pas des idées qui écrasent leurs concurrentes, mais qui les mettent en parallèle, les dialectisent, les enrichissent, les transcendent.

L’humanité est bien capable d’engendrer des méta-idées géniales, le jour venu, surtout quand la pression de la cocotte-minute planétaire deviendra intolérable.

iBruce Bégout. Les récidives de la gnose. Esprit Mars-Avril 2014

iiIbid.

iiiIbid.

Du pouvoir du bizarre


 

Juste avant de descendre sur la terre et de s’incarner dans les corps, les âmes choisissent leur destin, leur genre de vie, explique Platon. À ce moment crucial l’âme est libre. Il lui revient l’entière responsabilité de décider quel bon ou mauvais génie lui servira de tutelle pendant son bref séjour terrestre.

Cette idée va bien sûr totalement à l’encontre des « modernes », qui pour la plupart d’entre eux, de Calvin et Hobbes à Voltaire, Marx, Einstein ou Freud, prônent depuis cinq siècles diverses philosophies déterministes, dont certaines explicitement matérialistes.

Il est déjà difficile pour les « modernes » de comprendre le monde platonicien. Mais il leur est presque impossible de se représenter aujourd’hui dans quel monde intellectuel et spirituel vivaient les Égyptiens de la période pré-dynastique, les Mages chaldéens ou les tenants de Zoroastre. Ce n’est pas que nous manquions de sources écrites ou archéologiques. Mais ces sources n’alimentent en fin de compte que le marigot des a priori, se perdent dans les marécages des idées reçues, au milieu des sédiments accumulés pendant plus de 5000 ans d’histoire de la pensée.

C’est pourtant une tâche qui vaut la peine d’être entreprise, que de chercher à comprendre mieux ces idées anciennes, tant la « modernité » reste muette, silencieuse, coite, sur quelques questions essentielles, comme les questions de vie et de mort spirituelle, de croissance et de dégénérescence métaphysique.

Prenons par exemple la question de la formation de l’esprit dans le cerveau de l’enfant nouveau-né. L’épigenèse, dit-on, forme progressivement l’esprit humain en connectant entre eux les neurones, à l’occasion de milliards d’interactions avec le monde. Dans cette interprétation matérialiste, épigénétique, il n’y a pas besoin de substance primordiale, ni d’âme originelle, tapie sous les neurones. Il y a seulement une succession de connections mi-programmées, mi-contingentes, qui finissent par aboutir par une sorte de hasard neurobiologique, à constituer l’esprit d’un Mozart ou d’un Platon, et de tout un chacun, avec à chaque fois l’apparition de singulières spécificité, résultant du déroulement du processus.

Cette vison reçue, largement partagée par les « modernes », manque cependant de preuves patentes. Jusqu’à présent, personne n’a pu prouver à l’aide d’arguments neurobiologiques que l’âme n’existe pas. Il est vrai qu’inversement, ceux qui assurent que l’âme existe, sur la base d’une intime conviction, ne sont pas très audibles non plus. Résultat : les « modernes », qu’ils soient matérialistes ou animistes, donnent l’impression d’errer dans des paysages intellectuels dévastés, irréconciliables, comme après une guerre civile.

C’est pourquoi une petite prise de recul, calculée en siècles, peut permettre une reconsidération du problème. « Qu’est-ce qui empêche qu’une pensée angélique se glisse dans les puissances raisonnables, bien que nous ne voyions pas comment elle s’y insinue ? »i Cette phrase d’un fameux penseur de la Renaissance paraît aujourd’hui « surréaliste », car elle anticipe effectivement l’Ange du bizarre de plus de trois siècles.

Cet ange n’avait pas d’ailes, ce n’était pas un « poulet ». Sa seule fonction, écrit Edgar Allan Poe à propos de cet ange suprêmement Poe-tique, cet Anche ti Pizarre, était « d’amener ces accidents bizarres qui étonnent continuellement les sceptiques ».

Poe confia qu’il ne crut d’abord pas un mot de ce que lui racontait l’Ange. Bien mal lui en prit. Peu après, « rencontrant ma fiancée dans une avenue où se pressait l’élite de la cité, je me hâtais pour la saluer d’un de mes saluts les plus respectueux, quand une molécule de je ne sais quelle matière étrangère, se logeant dans le coin de mon œil, me rendit, pour le moment, complètement aveugle. Avant que j’eusse pu retrouver la vue, la dame de mon cœur avait disparu, irréparablement offensée de ce que j’étais passé à côté d’elle sans la saluer. »

L’Ange s’était bien vengé.

Les Poe sceptiques abondent. Moins nombreux sont ceux qui sont en mesure de détecter les subtiles interférences qui semblent grouiller entre des mondes trop parallèles. On dirait aujourd’hui des « branes » pour faire in, mais ces branes ne se réfèrent encore qu’à des univers matériels, tant les physiciens manquent d’imagination.

Il y a des conditions pour voir ces phénomènes d’interférence, de brouillage, ou de fécondation, d’illumination. Il faut être libre, être en « vacance ».

Ficin, qui s’est décidément intéressé à beaucoup de choses, demande à ce propos: « Dans quel cas l’âme est-elle en vacance au point de remarquer ces influences ? Il y a sept genres de vacances : le sommeil, l’évanouissement, l’humeur mélancolique, l’équilibre de la complexion, la solitude, l’admiration, la chasteté. »

Les « vacances » ne sont plus que de trois sortes. Il y a les grandes vacances, les ponts et les RTT.

Les « modernes » travaillent trop, sans doute, pour pouvoir encore rêver au pouvoir bizarre des anges.

iMarsile Ficin, Théologie platonicienne