La modernité, on l’a déjà noté dans ce blog, est profondément gnostique. Le monde est mauvais et injuste, pensent les philosophes modernes à l’unisson en la matière. Weil, Arendt, Voegelin, Jonas reprennent à leur façon l’antienne indémodable de la gnose, qui ponctue depuis longtemps les siècles et dont l’origine remonte jusqu’à Zoroastre, et même bien plus avant, aux luttes avestiques des Dieux selon les lois du combat éternel du Bien et du Mal.
Que les modernes soient en fait aussi peu « modernes » dans les fondements de leur pensée, ne semblent guère les gêner. Ils sont trop occupés à ouvrir avec des forces nouvelles ce chemin très ancien.
Pour Bruce Bégout, le nihilisme gnostique des modernes signifie « extinction de la vie, maladie de la puissance, lassitude et renoncement » mais aussi « refus morveux de la transcendance, des valeurs immémoriales de l’unum, verum, bonum. » i
Le nihilisme moderne se base sur « la conviction profonde que le néant est une force, non plus un état ».ii La force gnostique est employée au service d’une « dévalorisation sensible et symbolique du monde ». Il s’agit de mettre le monde à terre, et de s’en échapper par tous les moyens. « La rationalité moderne loin de mettre fin à l’attitude de méfiance vis-à-vis du monde sensible et terrestre, l’a accentuée en colonisant ce monde censé être mis pour la première fois en valeur par des processus qui lui sont étrangers : la rationalité technicienne, l’idée de profit, et d’accumulation infinie. Il n’est donc pas étonnant que le sentiment d’être étranger au monde s’accentue dans une culture de la mondialisation sans monde, dans la culture marchande et technique basée sur une flux perpétuel des récits, images et informations (…) Le gnosticisme acosmique et nihiliste n’est plus une doctrine ou un état d’esprit, c’est devenu une réalité objective. Il y a plus de gnosticisme dans un composant électronique que dans les manuscrits de Nag-Hammadi. »iii
C’est dire !
Si la modernité est gnostique, on peut en déduire qu’elle est aussi complètement déchristianisée, puisque, historiquement, le christianisme s’est bâti sur une lutte séculaire, jamais complètement gagnée, contre les idées gnostiques.
Mais il semble que la modernité ait décidé de donner la victoire aux gnostiques, et de renvoyer les idées chrétiennes aux rayons encombrés des bibliothèques.
Le christianisme a pu sentir les menaces du Mal, les théoriser même (comme un « manque », une absence du Bien) mais il n’a jamais pensé que le monde serait entièrement dominé par la présence du Mal. Il y a cette idée fondamentale, biblique, que le monde est d’abord beau et bon, comme en témoigne ce qu’on en dit dans la Genèse.
Qu’il y ait un certain nombre de problèmes de fonctionnement dans le monde tel qu’il est, personne ne songe à le nier. Mais la question-clé reste: est-ce que le Mal est au cœur même du monde, est-ce qu’il en est l’essence, le moteur intime, ou bien n’est-il que l’ombre de nos manques, la trace de nos cécités, la conséquence de notre endormissement ?
Si l’on opte pour cette seconde position, prenant ainsi le contre-pied des modernes, des gnostiques et des nihilistes, l’on peut se dire avec confiance que tout peut changer, à tout moment, ici et maintenant. Toujours, tout est encore à faire, le monde est pour longtemps dans l’enfance. Il reste à l’humanité des siècles de siècles, des millions d’années pour parfaire sa compréhension d’elle-même, pour jouer au mieux sa partition cosmique.
Au regard de la paléontologie, l’humanité, considérée comme un phylum, a encore des âges et des ères devant elle pour trouver son épanouissement. Ses errements actuels, ses difficultés politiques, économiques, sociales, apparemment insurmontables, quelle est la probabilité de leur durée de vie ? Des décennies, quelques siècles ? Plus encore?
Poussière d’âge, à l’échelle géologique, à l’échelle cosmique.
Raisonnons par millénaires, pour avoir la vue large. L’âge de pierre, l’âge de bronze, l’âge de l’écriture ont marqué le rythme initial, qui aujourd’hui s’accélère. Qui ne voit que l’âge futur de la planète Terre exigera des paradigmes encore inouïs ? Ni l’atome, ni l’énergie sombre, ni les trous noirs, ni la biologie génétique ne suffiront à occuper l’âme des peuples, les habitants compressés d’une terre rapetissée à l’échelle des nanosecondes.
Les futurs paradigmes n’auront rien à voir avec les théories et les –ismes, peut-on supputer.
Il faudra trouver autre chose, de l’ordre de l’évidence, du signe soudain, de la claire intuition, de la vision partagée, de la communauté des enthousiasmes, de l’union des énergies. Sacré défi.
Une métaphore me vient à l’esprit, celle des hyphes. Ces radicelles peuvent atteindre la taille de forêts entières. Silencieuses, épaisses de quelques microns, ces cheveux souterrains réconcilient les champignons et les arbres, en les faisant communier de la même sève.
La métaphore des hyphes peut s’appliquer aux idées et aux hommes. Les champignons sont apparemment petits, modestement sis au pied des arbres, mais ils sont par leurs hyphes l’internet de la forêt, le liant indispensable, communiquant information et nourriture, jusqu’à l’orgueilleuse canopée.
Quels seraient les hyphes de l’humanité ? Les idées. Non les idées mêmes, les idées prises une à une, qui sont parfois meurtrières, s’opposant frontalement alors les unes aux autres. Mais les idées d’idées, les idées du second degré (des « méta-idées ») capables de propulser les idées du premier degré au-dessus de la sphère agonistique. Les méta-idées ne sont pas des idées qui écrasent leurs concurrentes, mais qui les mettent en parallèle, les dialectisent, les enrichissent, les transcendent.
L’humanité est bien capable d’engendrer des méta-idées géniales, le jour venu, surtout quand la pression de la cocotte-minute planétaire deviendra intolérable.
iBruce Bégout. Les récidives de la gnose. Esprit Mars-Avril 2014
iiIbid.
iiiIbid.