Béances brûlantes


Dans le dernier chant du Purgatoire, Béatrice s’adresse ainsi à Dante:

« De peur et de vergogne je veux désormais que tu te libères; ne parle plus comme un homme qui rêve. »

Suivent alors des vers qui composent un « récit obscur » et une « énigme difficile », selon les termes mêmes de Béatrice. Ce n’est pas mon intention d’en faire le commentaire. Mais pour donner une idée du certain degré de sophistication qui y est déployé, Béatrice parle par exemple d’un « cinq cent dix et cinq envoyé de Dieu ». Qui est ce 515? Transcrit en chiffres romains cela donne DXV, ce qui équivaut par permutation à DVX, et donc à DUX, soit le « chef », et sans doute une allusion à Henri VII du Saint Empire, révélant ainsi de façon cryptique le soutien de Dante à la cause des Gibelins, alors qu’il était censé soutenir les Guelfes et le pape contre les Hohenstauffen et l’Empire.

Mais revenons à l’idée de départ. L’homme qui rêve est-il vraiment prisonnier de la peur, comme l’implique Béatrice? Que veut-elle dire? Quand on a peur, on doit sans doute se résigner à rêver plutôt qu’à agir. Mais il s’agit d’autre chose. Il faut considérer le grand saut vers l’avenir. Le chant immédiatement suivant est le chant I du Paradis, dans lequel Dante utilise pour la première fois un néologisme: « trasumanar », soit « trans-humaniser », ou « outrepasser l’humain ».

« Dans sa contemplation, je me fis en moi-même

pareil à Glaucos quand il goûta de l’herbe

qui le fit dans la mer parent des dieux.

Outrepasser l’humain ne se peut signifier

par des mots; que l’exemple suffise

à ceux à qui la grâce réserve l’expérience. »

Si les mots ne suffisent pas, alors qu’est-ce qui est nécessaire? Se libérer de la peur. Ne plus rêver, et agir. Dans notre société fortement déliquescente, je gage que l’ancienne leçon dantesque vaut toujours. Inutile de répéter ce que tout le monde constate en suivant les péripéties pathétiques des pouvoirs successifs. Les Guelfes et les Gibelins cela avait une autre allure que l’UMP et le PS. Au moins il y avait dans les deux camps une vision forte, une idée générale. A la différence de l’Italie des XIIIème et XiVème siècles, la France d’aujourd’hui n’a pas de projet, pas de souffle, pas de vision. On l’amuse (mal) avec les faux nez d’une fuite en avant vers des chimères refroidies, intenables. Partout les égoïsmes de classe, les corruptions, les connivences, les petits jeux entre initiés. Le délitement du « bien commun » s’accélère. Alors qu’il s’agit de fonder une autre civilisation, on s’efforce de colmater ici et là les fissures de l’ancienne, qui ne cessent de béer toujours davantage.

Prenez Mare nostrum. Jadis rêve impérial. Puis terme tabou, après les croisades et les colonisations. Et maintenant, à nouveau en vogue (si je puis dire), avec ce programme de surveillance des esquifs venant du Maghreb et du Machreq. Pendant que la guerre fait rage, pendant que les puissants réarrangent leurs alliances du jour en fonction des sinistres passions qu’ils s’efforcent de mobiliser, les victimes coulent englouties. Aucun discours cohérent n’est porté, tant la pensée politique est fumeuse, menteuse, hypocrite, manipulatoire.

Jusques à quand cette béance brûlante entre ce qu’ils nous racontent et ce que l’on voit, et comprend par nous-mêmes?

Jusques à quand les ennemis de la justice et de la vérité auront-ils le dessus?

Où est celui que tu es en train de tuer chaque jour ?


Quelques idées empruntées en vrac à un certain François:

La société technique a pu multiplier les occasions de plaisir, mais elle a bien du mal à secréter la joie.

Nous sommes à l’ère de la connaissance et de l’information, sources de nouvelles formes d’un pouvoir très souvent anonyme.

De même que le commandement de “ne pas tuer” pose une limite claire pour assurer la valeur de la vie humaine, aujourd’hui, nous devons dire “non à une économie de l’exclusion et de la disparité sociale”.

Les exclus ne sont pas des ‘exploités’, mais des déchets, des ‘restes’.

Certains défendent encore les théories qui supposent que chaque croissance économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus grande équité et inclusion sociale dans le monde. Cette opinion, qui n’a jamais été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes sacralisés du système économique dominant.

La crise financière que nous traversons nous fait oublier qu’elle a à son origine une crise anthropologique profonde : la négation du primat de l’être humain !

Nous avons créé de nouvelles idoles. L’adoration de l’antique veau d’or a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de l’argent et dans la dictature de l’économie sans visage et sans un but véritablement humain. La crise mondiale qui investit la finance et l’économie manifeste ses propres déséquilibres et, par-dessus tout, l’absence grave d’une orientation anthropologique qui réduit l’être humain à un seul de ses besoins : la consommation.

Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce déséquilibre procède d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation du bien commun. Une nouvelle tyrannie invisible s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses règles, de façon unilatérale et implacable. De plus, la dette et ses intérêts éloignent les pays des possibilités praticables par leur économie et les citoyens de leur pouvoir d’achat réel. S’ajoutent à tout cela une corruption ramifiée et une évasion fiscale égoïste qui ont atteint des dimensions mondiales. L’appétit du pouvoir et de l’avoir ne connaît pas de limites. Dans ce système, qui tend à tout phagocyter dans le but d’accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue.

De nos jours, de toutes parts on demande une plus grande sécurité. Mais, tant que ne s’éliminent pas l’exclusion sociale et la disparité sociale, dans la société et entre les divers peuples, il sera impossible d’éradiquer la violence. On accuse les pauvres et les populations les plus pauvres de la violence, mais, sans égalité de chances, les différentes formes d’agression et de guerre trouveront un terrain fertile qui tôt ou tard provoquera l’explosion. Quand la société – locale, nationale ou mondiale – abandonne dans la périphérie une partie d’elle-même, il n’y a ni programmes politiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence qui puissent assurer sans fin la tranquillité. Cela n’arrive pas seulement parce que la disparité sociale provoque la réaction violente de ceux qui sont exclus du système, mais parce que le système social et économique est injuste à sa racine.

Dans la culture dominante, la première place est occupée par ce qui est extérieur, immédiat, visible, rapide, superficiel, provisoire. Le réel laisse la place à l’apparence. En de nombreux pays, la mondialisation a provoqué une détérioration accélérée des racines culturelles, avec l’invasion de tendances appartenant à d’autres cultures, économiquement développées mais éthiquement affaiblies.

La nécessité de résoudre les causes structurelles de la pauvreté ne peut attendre, non seulement en raison d’une exigence pragmatique d’obtenir des résultats et de mettre en ordre la société, mais pour la guérir d’une maladie qui la rend fragile et indigne, et qui ne fera que la conduire à de nouvelles crises. Les plans d’assistance qui font face à certaines urgences devraient être considérés seulement comme des réponses provisoires. Tant que ne seront pas résolus radicalement les problèmes des pauvres, en renonçant à l’autonomie absolue des marchés et de la spéculation financière, et en attaquant les causes structurelles de la disparité sociale, les problèmes du monde ne seront pas résolus, ni en définitive aucun problème. La disparité sociale est la racine des maux de la société.

La dignité de chaque personne humaine et le bien commun sont des questions qui devraient structurer toute la politique économique, or parfois elles semblent être des appendices ajoutés de l’extérieur pour compléter un discours politique sans perspectives ni programmes d’un vrai développement intégral. Beaucoup de paroles dérangent dans ce système ! C’est gênant de parler d’éthique, c’est gênant de parler de solidarité mondiale, c’est gênant de parler de distribution des biens, c’est gênant de parler de défendre les emplois, c’est gênant de parler de la dignité des faibles.

Nous ne pouvons plus avoir confiance dans les forces aveugles et dans la main invisible du marché. La croissance dans l’équité exige quelque chose de plus que la croissance économique, bien qu’elle la suppose ; elle demande des décisions, des programmes, des mécanismes et des processus spécifiquement orientés vers une meilleure distribution des revenus, la création d’opportunités d’emplois, une promotion intégrale des pauvres qui dépasse le simple assistanat. Loin de moi la proposition d’un populisme irresponsable, mais l’économie ne peut plus recourir à des remèdes qui sont un nouveau venin, comme lorsqu’on prétend augmenter la rentabilité en réduisant le marché du travail, mais en créant de cette façon de nouveaux exclus.

Où est ton frère esclave ? Où est celui que tu es en train de tuer chaque jour dans la petite usine clandestine, dans le réseau de prostitution, dans les enfants que tu utilises pour la mendicité, dans celui qui doit travailler caché parce qu’il n’a pas été régularisé ? Ne faisons pas semblant de rien. Il y a de nombreuses complicités. La question est pour tout le monde ! Ce crime mafieux et aberrant est implanté dans nos villes, et beaucoup ont les mains qui ruissellent de sang à cause d’une complicité confortable et muette.

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