L’Un et les doubles ententes


« Marguerite Porète »

L’âme, dit Marguerite Porètei, « est non seulement ivre de ce qu’elle a bu, mais entièrement ivre et plus qu’ivre de ce que jamais elle n’a bu ni jamais ne boira. »ii Les mystiques souvent aiment les paradoxes et les doubles sens. Cela leur est une manière, sans doute, de tenter de dire l’indicible. « Et parce que j’aime mieux ce qui est en lui hors de mon entendement, que ce qui est en lui et dans mon entendement, ce qu’il connaît et que je ne connais pas est mieux à moi que ce que j’en connais et qui est à moi. »iii

C’est un fait que les jeux de mots, les expressions ambiguës, les acceptions obscures abondent dans nombre de textes sacrés. Il y a là un phénomène universel qui vaut d’être analysé, et qui demande à être mieux compris.

Dans l’une des langues les plus anciennes qui soient, le sanskrit classique, pullulent littéralement les jeux verbaux (śleṣa) et les termes à double entente. Cette duplicité sémantique n’est pas seulement d’ordre linguistique. Les textes du Veda, qui usent abondamment du procédé, lui confèrent une portée beaucoup plus profonde.

« Le ‘double sens’ est le procédé le plus remarquable du style védique (…) L’objectif est de voiler l’expression, d’atténuer l’intelligibilité directe, bref de créer de l’ambiguïté. C’est à quoi concourt la présence de tant de mots obscurs, de tant d’autres qui sont susceptibles d’avoir (parfois, simultanément) une face amicale, une face hostile. »iv

Le vocabulaire du Ṛg Veda fourmille de mots ambigus et de calembours.

Par exemple le mot arí signifie « ami ; fidèle, zélé, pieux » mais aussi « avide, envieux ; hostile, ennemi ». Le mot jána qui désigne les hommes de la tribu ou du clan, mais le mot dérivé jánya signifie « étranger ».

Du côté des calembours, citons śáva qui signifie à la fois « force » et « cadavre », et la proximité phonétique invite à l’attribuer au Dieu Śiva, lui conférant ces deux sens. Une représentation de Śiva au Musée ethnographique de Berlin le montre étendu sur le dos, bleu et mort, et une déesse à l’aspect farouche, aux bras multiples, à la bouche goulue, aux yeux extatiques, lui fait l’amour, pour recueillir la semence divine.

Particulièrement riches en significations contraires sont les mots qui s’appliquent à la sphère du sacré.

Ainsi la racine vṛj- possède deux sens opposés. Elle signifie d’une part « renverser » (les méchants), d’autre part « attirer à soi » (la Divinité) comme le note Louis Renouv. Le dictionnaire sanskrit de Huet propose pour cette racine deux palettes de sens : « courber, tordre ; arracher, cueillir, écarter, exclure, aliéner » et « choisir, sélectionner ; se réserver », dont on voit bien qu’ils peuvent s’appliquer dans deux intentions antagonistes: le rejet ou l’appropriation.

Le mot-clé devá joue un rôle central mais sa signification est particulièrement équivoque. Son sens premier est « brillant », « être de lumière », « divin ». Mais le mot devá désigne aussi Vṛta, et signifie alors le « caché »vi, c’est-à-dire le dieu Agni, qui s’est « caché » en tant qu’il est « celui qui a pris une forme humaine »vii. Dans des textes ultérieurs, le mot devá s’emploie même pour désigner les « démons »viii. Il me semble que l’on peut aussi y déceler une sorte de crypto-théologie du Dieu « caché » dans sa propre négation…

Cette ambiguïté s’accentue lorsqu’au mot devá on ajoute un préfixe privatif : ādeva ou ádeva. « Le mot ādeva est à part : tantôt c’est un doublet d’ádeva – ‘impie’ qui va jusqu’à se juxtaposer au v. VI 49,15 ; tantôt le mot signifie’ tourné vers les dieux’. Il demeure significatif que deux termes de sens à peu près contraires aient conflué en une seule et même forme. »ix

Il y a une propension védique à réduire (par glissements et rapprochements phonétiques) l’écart a priori radical entre le Dieu et le Non-Dieu.

La proximité et l’ambiguïté des acceptions permet de relier, par métonymie, la négation nette de Dieu (ádeva) et ce que l’on pourrait désigner comme la ‘procession’ de Dieu vers Lui-même (ādeva).

La langue sanskrite met ainsi en scène plus ou moins consciemment la potentielle réversibilité ou l’équivalence dialectique entre le mot ádeva (« sans Dieu » ou « Non-Dieu ») et le mot ādeva qui souligne au contraire l’idée d’un élan ou d’un mouvement de Dieu « vers » Dieu, comme dans cette formule adressée à Agni: ā devam ādevaṃ, mot-à-mot: « Dieu tourné vers Dieu », ou « Dieu dévoué à Dieu » (Rig Veda VI, 4,1) .

Cette analyse se trouve confirmée par la notion d’Asura qui conjugue en un seul vocable deux sens opposés à l’extrême, celui de « déité suprême » et celui d’« ennemi des deva »x.

L’ambiguïté des mots rejaillit nommément sur les Dieux. Agni est le type même de la divinité bienfaisante mais il est aussi évoqué comme durmati (insensé)xi. Ailleurs, on l’accuse de tromper constammentxii. Le Dieu Soma joue un rôle éminent dans tous les rites védiques du sacrifice, mais il est lui aussi qualifié de trompeurxiii, et l’on trouve plusieurs occurrences d’un Soma démonisé et identifié à Vṛtra.xiv

Quelle interprétation donner à ces significations opposées et concourantes ?

Louis Renou opte pour l’idée magique. « La réversibilité des actes ainsi que des formules est un trait des pensées magiques. ‘On met en action les divinités contre les divinités, un sacrifice contre son sacrifice, une parole contre sa parole.’ »xv.

Tout ce qui touche au sacré peut être retourné, renversé.

Le sacré est à la fois la source des plus grands biens mais aussi de la terreur panique, par tout ce qu’il garde de mortellement redoutable.

Si l’on se tourne vers le spécialiste de l’analyse comparée des mythes que fut C. G. Jung, une autre interprétation émerge, celle de la « conjonction des opposés », qui est « synonyme d’inconscience ».

« La conjuctio oppositorum a occupé la spéculation des alchimistes sous la forme du mariage chymique, et aussi celle des kabbalistes dans l’image de Tipheret et de Malkhout, de Dieu et de la Shekinah, pour ne rien dire des noces de l’Agneau. »xvi

Jung fait aussi le lien avec la conception gnostique d’un Dieu ‘dépourvu de conscience’ (anennoétos theos). L’idée de l’agnosia de Dieu signifie psychologiquement que le Dieu est assimilé à la ‘numinosité de l’inconscient’, dont témoignent tout autant la philosophie védique de l’Ātman et de Puruṣa en Orient que celle de Maître Eckhart en Occident.

« L’idée que le dieu créateur n’est pas conscient, mais que peut-être il rêve, se rencontre également dans la littérature de l’Inde :

Qui a pu le sonder, qui dira

D’où il est né et d’où il est venu ?

Les dieux sont sortis de lui ici.

Qui donc dit d’où ils proviennent ?

Celui qui a produit la création

Qui la contemple dans la très haute lumière du ciel,

Qui l’a faite ou ne l’a pas faite,

Lui le sait ! – ou bien ne le sait-il pas ? »xvii

De manière analogue, la théologie de Maître Eckhart implique « une ‘divinité’ dont on ne peut affirmer aucune propriété excepté celle de l’unité et de l’être, elle ‘devient’, elle n’est pas encore de Seigneur de soi-même et elle représente une absolue coïncidence d’opposés. ‘Mais sa nature simple est informe de formes, sans devenir de devenir, sans être d’êtres’. Une conjonction des opposés est synonyme d’inconscience car la conscience suppose une discrimination en même temps qu’une relation entre le sujet et l’objet. La possibilité de conscience cesse là où il n’y a pas encore ‘un autre’. »xviii

Peut-on se satisfaire de l’idée gnostique (ou jungienne) du Dieu inconscient ? N’y a-t-il pas contradiction pour la Gnose (qui se veut suprêmement ‘connaissance’) de reconnaître en Dieu une fondamentale inconscience ?

L’allusion faite par Jung à la cabale juive me permet une transition vers les nombreuses ambiguïtés portées par l’hébreu biblique, et tout particulièrement quant aux ‘noms de Dieu’. Dieu, qui est l’Un par excellence, porte dans la Torah dix appellations différentes : Ehyé, Yah, Eloha, YHVH, El, Elohim, Elohé Israël, Tsévaot, Adonaï, Chaddaï.xix

Cette multiplicité de noms cache d’ailleurs une plus grande profusion encore de sens cachés en chacun d’eux. Moïse de Léon commente ainsi le premier nom cité, Ehyé :

« Le premier nom : Ehyé (‘Je serai’). Il est le secret du Nom propre et il est le nom de l’unité, unique parmi l’ensemble de Ses noms. Le secret de ce nom est qu’il est le premier des noms du Saint béni soit-il. Et en vérité, le secret du premier nom est caché et dissimulé sans qu’il y ait aucun dévoilement ; il est donc le secret de ‘Je serai’ car il persiste en son être dans le secret de la profondeur mystérieuse jusqu’à ce que survienne le Secret de la Sagesse, d’où il y a déploiement de tout. »xx

Un début d’explication est peut-être donné par le commentaire de Moïse de Léon à propos du second nom :

« Le secret de deuxième nom est Yah. Un grand principe est que la Sagesse est le début du nom émergeant de secret de l’Air limpide, et c’est lui, oui lui, qui est destiné à être dévoilé selon le secret de ‘Car Je serai’. Ils ont dit : « ‘Je serai’ est un nom qui n’est pas connu et révélé, ‘Car Je serai’. » Au vrai, le secret de la Sagesse est qu’elle comprend deux lettres, Yod et Hé (…) Bien que le secret de Yah [YH] est qu’il soit la moitié du nom [le nom YHVH], néanmoins il est la plénitude de tout, en ce qu’il est le principe de toute l’existence, le principe de toutes les essences. »xxi

Le judaïsme affirme absolument l’unité de Dieu et tient pour inadmissible l’idée chrétienne de ‘trinité divine’, mais il ne s’interdit cependant pas quelques incursions sur ce terrain délicat :

« Pourquoi les Sefirot seraient-elles dix et non pas trois, conformément au secret de l’Unité qui reposerait dans le trois ?

Tu as déjà traité et discuté du secret de l’Unité et disserté du secret de : ‘YHVH, notre Dieu, YHVH’ (Dt 6,4). Tu as traité du secret de son unité, béni soit son nom, au sujet de ces trois noms, de même du secret de Sa Sainteté selon l’énigme des trois saintetés : ‘Saint, Saint, Saint’ (Is 6,3).

(…) Il te faut savoir dans le secret des profondeurs de la question que tu as posée que ‘YHVH, notre Dieu, YHVH’ est le secret de trois choses et comment elles sont une. (…) Tu le découvriras dans le secret : ‘Saint, saint, Saint’ (Is 6,3) que Jonathan ben Myiel a dit et a traduit en araméen de cette manière : ‘Saint dans les cieux d’en haut, demeure de sa présence, Saint sur la terre où il accomplit ses exploits, Saint à jamais et pour l’éternité des éternités.’ En effet la procession de la sainteté s’effectue dans tous les mondes en fonction de leur descente et de leur position hiérarchique, et cependant la sainteté est une. »xxii

Or l’idée de ‘procession des trois Saintetés’ se retrouve presque mot pour mot dans l’ouvrage De la Trinité rédigé par S. Augustin, environ mille avant le Sicle du sanctuaire de Moïse de Léon…

On la trouve aussi dans le Véda. Comme on l’a vu, la forme négative du nom devá du Dieu (ádeva) est l’un des procédés qui permet d’évoquer la « procession » du Dieu « vers le Dieu » (ādeva).

Mille ans après ces jeux de mots védiques, Moïse a rapporté avoir reçu connaissance du nom de Dieu, ‘Ehyé Asher Ehyé’. Cette expression mystérieuse évoque également l’idée que Dieu « procède » vers Lui-même (« Je serai qui je serai »). La cabale juive interprète d’ailleurs Ehyé comme un ‘Je serai’ qui reste encore à advenir – ‘Car Je serai’. Paradoxe piquant pour un monothéisme radical, la cabale affirme aussi l’idée d’une « procession » des trois « saintetés » du Dieu Un.

Concluons. En ces difficultueuses matières, il nous faut réellement sortir des sentiers battus, et plus encore des idées toutes faites. Il faut viser sans cesse à une liberté totale de la pensée. L’on doit chercher par tous les moyens à exprimer l’inexprimable, si l’on veut un tant soit peu s’approcher des plus grands mystères. On peut prendre exemple sur Thérèse : « Je ne suis pas un aigle, j’en ai simplement les yeux et le cœur, car malgré ma petitesse extrême j’ose fixer le Soleil divin. »xxiii

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iMarguerite Porète (1250-1310) est une béguine ayant vécu dans le comté de Hainaut. Son unique ouvrage, Le miroir des âmes simples et anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir d’Amour, est devenu un classique de la mystique chrétienne. Mais ce livre a été aussi la causede sa condamnation pour hérésie par l’Inquisition, suivie de sa mort sur un bûcher en place de Grève à Paris, le 1er Juin 1310. Je remercie Pierre Petiot de m’avoir fait connaître cette étonnante et attachante figure.

iiMarguerite Porète. Le miroir des âmes simples et anéanties. Trad. Max Huot de Longchamp. Albin Michel, 2021, p.85

iiiMarguerite Porète. Le miroir des âmes simples et anéanties. Trad. Max Huot de Longchamp. Albin Michel, 2021, p.95

ivLouis Renou. Choix d’études indiennes. Presses de l’EFEO. Paris, 1997, p.36-37

vLouis Renou. Choix d’études indiennes. §16. Presses de l’EFEO. Paris, 1997, p.58

viRig Veda I,32,12

viiRig Veda I,32,11

viiiLouis Renou. Choix d’études indiennes. §67. Presses de l’EFEO. Paris, 1997, p.103

ixLouis Renou. Choix d’études indiennes. §35. Presses de l’EFEO. Paris, 1997, p.77

xCf. Louis Renou. Choix d’études indiennes. §71. Presses de l’EFEO. Paris, 1997, p.107

xiRig Veda VII, 1,22

xiiRig Veda V, 19, 4

xiiiRig Veda IX, 61, 30

xivExemples cités par Louis Renou. Choix d’études indiennes. §68. Presses de l’EFEO. Paris, 1997, p.104

xv Louis Renou. Choix d’études indiennes. §77. Presses de l’EFEO. Paris, 1997, p.112

xviC.G. Jung. Aïon. Trad. Etienne Perrot. M.M. Louzier-Sahler. Albin Michel. 1983, p.88

xviiRV X, 129 Strophes 6 et 7. Cité par C.G. Jung, Aïon. Trad. Etienne Perrot. M.M. Louzier-Sahler. Albin Michel. 1983, p.211

xviiiC.G. Jung. Aïon. Trad. Etienne Perrot. M.M. Louzier-Sahler. Albin Michel. 1983, p.212

xixCf. « La Porte des dix noms qui ne sont pas effacés », in Moïse de Léon. Le Sicle du Sanctuaire. Trad. Charles Mopsik. Verdier. 1996. pp.278 à 287.

xx« La Porte des dix noms qui ne sont pas effacés », in Moïse de Léon. Le Sicle du Sanctuaire. Trad. Charles Mopsik. Verdier. 1996. p. 280.

xxi« La Porte des dix noms qui ne sont pas effacés », in Moïse de Léon. Le Sicle du Sanctuaire. Trad. Charles Mopsik. Verdier. 1996. p. 281-282

xxii« La Porte des dix noms qui ne sont pas effacés », in Moïse de Léon. Le Sicle du Sanctuaire. Trad. Charles Mopsik. Verdier. 1996. pp. 290, 292, 294

xxiiiThérèse de Lisieux. Pensées, III. Ed. du Cerf, 1996, p.48