Le Rapt de la Conscience


« Le rapt de Proserpine »

La conscience cherche à se surpasser elle-même dans les mythologies qu’elle élabore, les grands récits qu’elle invente. Quand elle conçoit une vision de la « conscience » dont les Dieux eux-mêmes vivent, elle cherche surtout d’autres manières encore dont elle pourrait elle aussi se surpasser, à l’avenir.

On peut comprendre la mythologie comme une sorte de scène (initialement dressée par les poètes et les tragédiens) où l’on contemple des cas d’évolution et de métamorphose de la conscience face à son destin, ou sa béance.

La mythologie, dans sa richesse et ses tours inattendus, témoigne par elle-même de l’évolution continue de la conscience. Une fois lancée, celle-ci ne demande qu’à aller plus loin encore.

Pour que la conscience puisse continuer de toujours se dépasser elle-même, jusqu’à atteindre une « tout autre conscience », il lui faut d’abord prendre conscience de sa propre nature, et de ce que représente son dépassement, ainsi que l’exigence propre à cet envol. Il lui faut comprendre l’essence du dépassement et les conditions qui le rendront possible.

La philosophie, tant ancienne que moderne, suppose en général, explicitement ou implicitement, que la condition actuelle de la conscience humaine est la seule valide, la seule envisageable, la seule raisonnable, qu’elle est la référence universelle, et qu’il n’en est point d’autre.

Dans ces conditions, il paraît clair qu’elle ne peut rien comprendre à ce qui, en théorie ou en pratique, pourrait la dépasser entièrement. Il paraît évident qu’elle ne peut même pas imaginer la nature putative de quelque dépassement radical, qui transcenderait la condition actuelle, provisoire, de la conscience telle qu’on la conçoit habituellement.

La naissance de la mythologie ancienne, la contemplation de son histoire, et l’observation de sa décadence, peuvent cependant aider à changer de mode réflexif, à considérer non la multiplicité des dieux, ou les myriades de facettes de l’Unique divin, mais la manière dont ceux-ci ont été inventés, et à s’interroger sur la conscience de leurs créateurs mêmes, celle des Poètes ou des Prophètes.

La mythologie, pour seulement exister, puis se transmettre, a nécessité dès les Temps antiques un retour de la conscience sur elle-même, sur l’origine de ses croyances et de ses terreurs.

Hésiode et Homère n’ont pas seulement narré avec génie la genèse des Dieux, leurs batailles et leurs amours, ils ont surtout d’emblée installé une distance critique, poétique, littérale, entre leur objet et leur sujet.

Les Poètes ont créé de nouveaux Dieux, ils ont conceptualisé leur nouvelle essence à partir du souvenir des Dieux anciens, gardés par la mémoire, jadis craints ou révérés, et qui continuaient peut-être de l’être, sans doute, mais avec d’autres nuances, que l’art poétique seul se réserve le soin de développer, quant à la nature des choses humaines et divines…

La création poétique de la mythologie ressortit à une tout autre conscience que la seule réflexion philosophique. L’invention soutenue, la critique libre, d’un Héraclite par exemple, ou d’un Platon, dépasse en un sens la poésie, mais ne s’en affranchit pas.

La vraie création crée des mondes vivants. Et par cette vie même, cette vie vraiment vivante, l’imagination libère la réflexion, elle la délivre de toute entrave, elle lui donne le mouvement, elle insuffle dans l’esprit l’impulsion critique et laisse le champ libre à l’invention philosophique.

Il y a toujours plusieurs niveaux ou strates (de conscience) qui sont à l’œuvre dans toute conscience qui s’interroge sur sa nature, qui s’efforce d’aller de l’avant, ou de s’enfoncer dans sa nuit.

Quand on parle d’une « tout autre conscience » , que veut-on dire exactement? S’agit-il d’une conscience subliminale, latente, sous-jacente ? S’agit-il d’une pré-conscience ou d’une proto-conscience de l’inconscient à l’œuvre? Ou d’une supra-conscience, d’une méta-noésis ?

S’agit-il d’une intuition d’autres états de la conscience, dont pour les définir on pourrait simplement dire qu’ils sont encore « non humains » dans leur état embryonnaire, en ce qu’ils relèvent d’une « tout autre conscience » que la condition actuelle de la conscience humaine ?

S’il fallait un terme classique, pour fixer les idées, on pourrait qualifier ces états non-humains de la conscience de « démoniques » (au sens du daimon de Socrate)i.

On pourrait aussi les qualifier, après Hésiode ou Homère, de « divins », en donnant à ce terme le sens d’une projection de tout ce qui dans l’humain tend au supra-humain.

L’hypothèse mythologique qu’il existe d’autres types de consciences que la conscience humaine montre à l’homme la possibilité au moins conceptuelle qu’il n’est pas en réalité seulement tout ce qu’il est. Il pourrait, en théorie du moins, être « tout autre », en puissance.

La mythologie a pour force principale de suggérer à la conscience humaine que la conscience (provisoire) qu’elle atteint d’elle-même et du monde en général n’est pas encore consciente de tout le potentiel qu’elle possède en réalité.

La conscience pose en elle le destin d’entités ‘divines’ qui lui servent en quelque sorte d’avatars. Ces dieux imaginés sont des images de la conscience elle-même, dans ses états provisoires. Ces entités divines, imaginées, la projettent dans un monde qui la dépasse, mais dont elle est sinon l’autrice même (puisque c’est le Poète qui l’imagina), mais du moins la fervente admiratrice, — ou, ce qui revient presque au même, la féroce critique.

La mythologie et ses fictions bariolées montrent à la conscience humaine qu’elle peut être entièrement autre qu’elle n’est déjà, qu’elle est déjà en voyage, et qu’elle peut atteindre davantage de lieux, de cieux, qui sont en elle en puissance, mais pas encore en acte, de par la mobilisation de son intelligence et de sa volonté.

La conscience est, au commencement de l’histoire de la mythologie, puis tout au long de son déroulement, la proie consentante d’une puissance aveugle qui l’habite en secret, puissance qui lui est incompréhensible, mais dont la mythologie lui expose au fur et à mesure quelques-uns des secrets.

La conscience mythologique, ou plutôt la conscience que l’homme a de l’essence de la mythologie qu’il se construit, ou encore la conscience qu’il a de ce qu’elle peut lui apprendre sur la nature la plus profonde de sa propre conscience, ou enfin la conscience qu’elle peut lui faire entrevoir indirectement l’abysse de son origine et qu’elle peut même lui faire deviner quelques-unes des cimes inimaginables qui restent à atteindre, n’est pas, dans les commencements de l’histoire de l’humanité, d’une grande limpidité. Bien au contraire, elle est en fait intrinsèquement obscure, même sous les éclairages construits, violents, crus, des poètes (comme Hésiode ou Homère), ou sous le voile des tonitruants éclairs de textes inspirés (comme le Véda, la Genèse, ou les Prophètes).

La conscience mythologique se comprendra mieux elle-même à la fin de l’ère mythologique, quand les Dieux lui apparaîtront plus comme des fictions littéraires ou spirituelles que des réalités de chair et de sang.

Elle se comprendra mieux quand la puissance aveugle qui l’aura longtemps inspirée dans des âmes singulières, des peuples divers, des cultures spécifiques, sera finalement elle-même surpassée par la conscience d’une nouvelle ère, d’une nouvelle « genèse », plus philosophique et plus critique que la Genèse.

Lorsque ce moment vient, inévitable, le moment de la mort des mythes et des Dieux qui les ont fait vivre, un feu nouveau, un souffle plus puissant pourra jaillir, dans une liberté nouvelle.

Ce feu neuf, ce souffle frais, mettront en lumière dans la conscience, tout ce que la mythologie recélait sous ses cendres tièdes, et les phénix nouveaux qui demandaient à naître.

La conscience n’est donc jamais seulement dans un état « originel ».

Elle ne cesse de se constituer elle-même comme son propre avenir, quelle que soit la durée de sa maturation.

L’essence originelle de la conscience de l’homme est de paraître, dans une certaine mesure, être à ses yeux maîtresse de soi. Elle semble se posséder, régner sans partage sur le for intérieur. Elle n’est pas seulement ce « for », elle est à la fois le for intérieur (A) et la conscience (B) qu’elle a de cet A.

La conscience est ce B qui a cet A en soi, comme une sorte de matière propre, ouverte en puissance à toutes sortes de possibles, et en particulier aux possibilités intrinsèques d’être-autre, de n’être-pas-seulement-A, mais d’être-B -considérant-A, ou même non-A, ou tout ce qui pourrait encore être autre qu’A ou non-A, et qu’on pourrait appeler C , X ou Z.

Il serait même possible de filer ici la métaphore du genre, pour faire image.

La conscience B du for intérieur A pourrait être comparée à la conscience détachée de l’étant masculin, alors que la conscience de pouvoir-être-autre (C, X ou Z) pourrait être comparée à cette intuition et cette puissance proprement féminines de désirer, de concevoir et de porter en soi a priori un être-autre, pendant un temps appréciable, avant de lui donner enfin une vie propre.

L’étant masculin de la conscience (la conscience B qui se dit consciente de A) et la conscience féminine du pouvoir-être-autre (la possibilité féminine de concevoir et de porter en soi un être-autre) sont ici artificiellement distingués, pour les besoins de l’analyse, et de notre exposé.

Mais on doit savoir que le masculin et le féminin ne sont pas seulement séparés, ou séparables, mais qu’ils sont également unis dans la conscience. La conscience est fondamentalement d’une nature androgyne.ii

Dans la mythologie, il y a des points d’inflexion, des moments clés, des césures. Par exemple, l’apparition subite du personnage de Perséphone obligera Zeus lui-même à sortir de son Olympe et à forger un compromis entre Déméter, la mère éplorée, et le Dieu ravisseur, « l’avare Hadès ».

D’un autre point de vue, non mythologique, Perséphone est le symbole de l’âme séduite par la senteur des narcisses, le ciel souriant et la mer immense, gonflée d’écumes.

L‘Hymne homérique à Déméter en donne cette image :

« Je chanterai d’abord Déméter à la belle chevelure, déesse vénérable, et sa fille légère à la course, jadis enlevée par Hadès. Zeus, roi de la foudre, la lui accorda lorsque, loin de sa mère au glaive d’or, déesse des jaunes moissons, jouant avec les jeunes filles de l’Océan, vêtues de flottantes tuniques, elle cherchait des fleurs dans une molle prairie et cueillait la rose, le safran, les douces violettes, l’iris, l’hyacinthe et le narcisse. Par les conseils de Zeus, pour séduire cette aimable vierge, la terre, favorable à l’avare Hadès, fit naître le narcisse, cette plante charmante qu’admirent également les hommes et les immortels : de sa racine s’élèvent cent fleurs ; le vaste ciel, la terre féconde et les flots de la mer sourient à ses doux parfums. La Déesse enchantée arrache de ses deux mains ce précieux ornement ; aussitôt la terre s’entrouvre dans le champ nysien, et le fils de Cronos, le roi Hadès, s’élance porté par ses chevaux immortels. Le Dieu saisit la jeune vierge malgré ses gémissements et l’enlève dans un char étincelant d’or. Cependant elle pousse de grands cris en implorant son père, Zeus, le premier et le plus puissant des Dieux : aucun immortel, aucun homme, aucune de ses compagnes n’entendit sa voix. »

Selon l’interprétation, franchement métaphysique, que Simone Weil donne du mythe de Perséphone, « la beauté est le piège le plus fréquent dont se sert Dieu pour ouvrir l’âme au souffle d’en-haut. »iii

Mais comment expliquer le silence universel qui répondit aux appels de détresse de la vierge violée, enlevée ?

Il est des « chutes » dont on ne revient pas, car elles sont de celles qui élèvent et unissent l’âme au « Dieu vivant » lui-même, et qui l’y lient pour toujours.

« Le parfum du narcisse faisait sourire le ciel tout entier là-haut, et la terre entière, et tout le gonflement de la mer. À peine la pauvre jeune fille eut-elle tendu la main qu’elle fut prise au piège. Elle était tombée aux mains du Dieu vivant. Quand elle en sortit, elle avait mangé le grain de grenade qui la liait pour toujours. Elle n’était plus vierge. Elle était l’épouse de Dieu »iv.

Le monde souterrain où Perséphone a été entraînée symbolise la souffrance et la douleur de l’expiation d’une faute incompréhensible. Le grain de grenade est la semence de la vie de l’âme et la promesse de ses futures métamorphoses, selon quelque grâce invisible.

Pour Schelling, Perséphone représente la puissance de la conscience originelle . Elle est la pure conscience, la conscience vierge, mais ravie, posée nue dans la Divinité, celée en lieu sûr. Elle est aussi la conscience sur laquelle se pose et se repose Dieu, la conscience qui le fonde dans l’infra-monde des Enfers. Elle incarne l’intérieur souterrain, le for intime de la divinité, son creux, sa crypte antique, au-dessus de laquelle les cathédrales exultent, et les moissons germent.

Elle est la conscience envoyée au monde des morts, qui s’y retire, qui s’y cache, qui s’y fonde et qui s’y marie au Dieu de l’Enfer, Hadès, le frère taciturne de Zeus.

Avec l’apparition de la vierge et pure Perséphone dans les Enfers, le grand récit de la mythologie prend soudain conscience de toutes les pulsions obscures encore de l’homme, de ses désirs inassouvis, de ses craintes inavouées.

Le poète qui a chanté les amours du Dieu de la mort et de la pure Perséphone a pris conscience que la mythologie qu’il inventait pouvait faire taire les terreurs et transporter les esprits.

Ce qui dominait en effet auparavant dans la conscience pré-mythologique, c’était le règne du Dieu unique, jaloux, exclusif, et qui, pour rester seul à être unique, refusait la divinité à toutes les autres puissances.

Toutes ces puissances, comme la Sagesse, ou l’Intelligence, par exemple, ou les autres Sefirot, ne sont pas le vrai Dieu, puisque seul le Dieu unique est le vrai Dieu. Mais, cependant, elles ne sont pas « rien », et elles ne sont pas non plus absolument « non-Dieu », puisqu’elles sont admises en sa présence, ou puisqu’elles sont sa Présence même, sa Chekhina. On peut concevoir, comme le fit la Cabale juive, que ces puissances sont posées en lui ou autour de lui comme divines.

Réduites à leur essence la plus profonde, on peut identifier trois puissances élémentaires, originaires, quasi-séfirotiques: la puissance du Fondement (la Matière), la puissance du Déchirement (l’Aspiration), la puissance de la suture (l’Esprit).

Le Dieu unique, uni-total, n’est donc pas seul, il est accompagné de sa propre Présence, mais aussi, bien avant que le monde fut créé, de la Sagesse, et de l’Esprit ou de l’Intelligence.

Ces puissances-là, et d’autres encore peut-être, habitent depuis des millénaires la conscience des hommes, non pas d’un coup et d’emblée, mais progressivement, successivement, comme autant d’avatars ou d’apparitions du Dieu unique.

Ce qui domine à présent dans la conscience qui émerge aujourd’hui, ce n’est pas le Dieu Pan, que les Grecs conçurent à leur heure, ce Dieu qui n’exclut rien, qui englobe tout, et qui est Tout, qui est en essence le vrai πᾶν, philosophique et cosmologique.

La conscience n’est encore consciente que d’un πᾶν partiel, un πᾶν de circonstances, un πᾶν divin, en un sens, mais encore un πᾶν exclusif, non-inclusif, qui est loin de contenir en lui tout ce qui n’est pas divin, et moins encore tout ce qui est anti-divin.

Dans l’exclusivité absolue du premier Dieu des origines, il n’y a pas beaucoup de place pour l’Autre, pour de la vie vraiment autre, et moins encore pour une absolue liberté d’être, qui ne serait pas tissée de la substance même de l’origine.

Le Dieu des origines ne peut rester unique et seul dans l’origine. Il ne peut pas demeurer davantage unique et seul dans la conscience ou dans la nature. Tout comme il doit s’abandonner au surpassement dès la première création du Monde, il doit s’abandonner aussi dans la conscience qui en émerge, quelles qu’en soient les formes.

La question est alors de savoir ce que veut dire pour le Dieu: s’abandonner au surpassement.

Avant d’être effectivement surpassé, le Dieu doit avoir été mis en puissance d’être l’objet de son possible surpassement. Il doit avoir été rendu surpassable par quelque puissance supérieure, celée en lui, et ne demandant qu’à s’élever dans sa conscience.

Quelle est cette puissance ?

La vie de l’humanité avant l’Histoire, avant le Mythe, était une vie instable, fugace, vagabonde, nomade, éphémère.

L’homme alors était en quête du large, de l’illimité, du désert, de la mer et des étoiles. Le vide en lui était son séjour naturel. Étranger à soi-même, toujours, il ignorait d’où il venait et où il allait. Il était un migrant, un ḥeber sur la terre et dans sa propre conscience, apatride comme l’étoile errante, sans toit ni loi. Sans pôle.

Dès son premier mouvement en elle-même, la conscience a connu la nécessité de l’éternel mouvement, du transport, de l’errance, de la traversée.

La mythologie que la conscience a, historiquement, commencé d’inventer, s’est fondée non sur le proche, mais sur ce qu’il y a de plus éloigné, de plus intangible, le Ciel.

Dans le Ciel immense, nocturne ou diurne, l’évolution se déroule selon des lois déterminées.

Pour la conscience, elle-même agitée d’une mobilité constante, d’une inquiétude de tous les instants, le mouvement apparemment régulier des étoiles, faisait contraste aux mouvements très irréguliers des planètes ou à la chute aléatoire des météores.

Comment ne pas voir alors dans la conscience, cette double puissance de mouvement, selon la règle, ou bien s’en passant ?

Ce double mouvement, c’est la puissance qui habite le Dieu Un lui-même.

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iCf. Plutarque. Œuvres morales. « Du Démon de Socrate »

ii Cf. F.-W. Schelling. Philosophie de la mythologie. Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Jérôme Millon. Grenoble. 2018, Leçon IX, p.104 : « La conscience est nature en quelque sorte androgyne. » Schelling avait donc, plus d’un siècle avant C.-G. Jung, préfiguré la double nature de la conscience, comme animus et comme anima

iiiSimone Weil, Attente de Dieu, Fayard, 1977, p. 152-153

ivSimone Weil, Attente de Dieu, Fayard, 1977, p. 152-153.

Le grand Pan est mort


« Le Dieu Pan »

Face à la sagesse originaire, immémoriale, éternelle, du Dieu un et suprême, la question se pose : que représente la conscience humaine ? Quel est son poids relatif ? S’est-elle un jour effondrée, par sa propre ‘faute’, et cette chute sans cesse ressassée est-elle la conséquence irréfléchie, imprévue, de quelque illusion originaire sur elle-même, une incapacité à connaître initialement son rang, sa nature et ses moyens?

Ou cette supposée ‘faute’ est-elle au contraire l’indication qu’une vie première, inchoative, initialement plongée dans une nuit profonde, habite les tréfonds de l’homme, mais gagne peu à peu une sorte de hauteur, d’où elle peut commencer à s’observer elle-même, d’un peu plus haut qu’elle-même, ne serait-ce que de ce point de vue auquel elle ne cesse de tenter de se hausser pour entr’apercevoir l’horizon ?

Dans la mythologie grecque, la figure d’Héraklès (nom qui signifie ‘la gloire d’Héra’, sans doute parce que l’épouse de Zeus finit par se réconcilier avec lui après l’avoir longtemps poursuivi de sa vindicte), fils de Zeus et de la mortelle Alcmène, pourrait être interprétée comme une métaphore de la conscience luttant contre les puissances des ténèbres, et s’efforçant par tous les moyens de monter vers la lumière supérieure. Les différents monstres qu’Héraklès combattit et vainquit représentent toutes les sortes de puissances négatives qui menacent la liberté humaine, dont la mort elle-même.

Du point de vue anthropologique, Héraklès est donc un prototype du Sauveur de l’humanité. Du point de vue de la mythologie grecque, il est un précurseur de Dionysos et, si on extrapole à l’univers sémitique, du Messie Jésus. A la différence de celui-ci, mais à la semblance de celui-là, Héraklès souffrit d’une « maladie sacrée » (morbus sacer, ἱερὰ νόσος) qui désignait chez les anciens l’épilepsie, expression qui pouvait aussi désigner l’expérience d’états extatiques de la conscience.

Sa mort fut paroxystique, et pourrait être qualifiée de « passion » (en quelque sorte crypto-christique). Ce moment ultime fut aussi celui de sa « transfiguration », pour reprendre le mot (Verklärten) que Schiller emploie dans son poème Das Ideal und das Leben.

Schiller y décrit comment Héraklès « se jeta vivant, pour délivrer ses amis, dans la barque du nautonier des morts. Tous les fléaux, tous les fardeaux de la terre, la ruse de l’implacable déesse les accumule sur les épaules dociles de l’objet de sa haine, jusqu’à ce que sa course s’achève… »i

Le sacrifice du Héros préparait l’envol du Dieu, mais devait d’abord s’achever dans les flammes de l’holocauste volontaire.

« … le Dieu, dépouillé du terrestre,
Se sépare, embrasé, de l’Homme
Et boit l’air léger de l’éther.
Heureux de cet envol nouveau et inhabituel,
Il s’élance vers le haut, tandis que de la vie terrestre
Le rêve pesant sombre, et sombre, et sombre.
Les harmonies de l’Olympe accueillent
Le Transfiguré dans le palais Kronien,
Et la Divinité aux joues de rose
Lui tend la coupe en souriant. »ii

Héraklès se jette dans les flammes, il doit consumer totalement dans le feu tout ce qui est Homme en lui, pour enfin se transfigurer en Dieu. « Ce qui en lui est divin », τὸ ἐν αὐτῷ θεῖον, doit être purifié par le feu et sortir de la fournaise, comme l’or du creuset.

Par son sacrifice et sa mort, Héraklès fut divinisé. C’est le seul et unique fils de Zeus à avoir connu un tel destin, parmi tous les fils que Zeus engendra avec des mères mortelles.

Sa figure peut s’interpréter comme étant le symbole originaire d’un Dieu se sacrifiant pour libérer et sauver l’Homme.

La conscience humaine, on l’a dit, ne cesse de lutter contre des puissances ténébreuses, dont elle veut se libérer. Mais elle ne peut s’en affranchir que si elle renonce à tout ce qu’elle a été, pour enfin oser se surpasser. Héraklès montre la voie. Le sacrifice ultime est aussi la voie de la libération, l’accomplissement du surpassement, suivi de la « transfiguration ».

La conscience peut s’inspirer d’Héraklès comme modèle. Elle peut aussi s’inspirer du destin analogue d’une autre figure mythologique, Dionysos.

Dionysos, dans la mythologie grecque, apparut plus tard qu’Héraklès. Il était comme lui, fils de Zeus et d’une mortelle, Sémélé. Il connut lui aussi la folie divine, et le supplice (le démembrement et la dévoration par les Titans). Il fut cependant reconnu d’emblée comme Dieu sans avoir subi l’épreuve du feu, du fait sans doute de sa gestation dans la cuisse de Zeus, après la mort tragique de sa mère (dans le feu divin). Il n’eut pas à subir l’épreuve du feu, car, dès sa conception, c’est sa mère mortelle, Sémélé, qui avait été embrasée par la vision de la gloire de Zeus, jusqu’à sa consumation finale. Dionysos apparut aussi comme un Dieu extatique, dément, se plaçant hors de tous les canons habituels de la divinité (dont Apollon, par contraste notable, figurait la tranquille apogée). S’il ne brûla pas, il jeta cependant au feu ses propres enfants et ceux de son frère Iphiklès.

La conscience humaine ne cesse de se confronter à ses mythes, de quelques cultures qu’ils viennent et à leurs lointaines conséquences. Elle devra faire face au fait que l’un de ses ‘sauveurs’, Héraklès, a dû être consumé par les flammes, et qu’un autre, Dionysos, a failli être consumé dans le ventre de sa mère, et qu’il a été effectivement dépecé par les Titans. Quels destins tragiques pour des Dieux sauveurs ! La conscience humaine est en droit de s’interroger. Les Dieux ne se révèlent-ils pas ainsi en quelque sorte effectivement quoique passagèrement « mortels », même si dans cette « mort » subie, réelle ou symbolique, ils trouvent la voie de leur transfiguration.

Une question plus large, plus terrible, pouvait alors hanter la conscience humaine, bien avant que Nietzsche l’ait popularisée plus de deux millénaires plus tard, celle de la mort des Dieux.

Dans le Prométhée enchaîné, Eschyle (525-456 av. J.-C.) visa le Dieu suprême lui-même. Il fait prédire à Prométhée le déclin et l’obsolescence du grand Zeus même.

« Révère, prie, flatte le puissant du jour. Pour moi, Zeus me soucie moins que rien. Qu’il agisse, qu’il commande à son gré pendant ce court laps de temps ; il ne commandera pas longtemps aux Dieux. »iii

Et le Prométhée d’Eschyle affirme aussi l’humiliation à venir de Zeus.

« J’affirme que Zeus, si orgueilleux qu’il soit, sera humble un jour, vu le mariage auquel il s’apprête, mariage qui le jettera à bas du pouvoir et du trône et le fera disparaître du monde. Il verra alors s’accomplir de tout point la malédiction que lança contre lui son père Kronos, le jour où il tomba de son trône antique. »iv

Cette idée particulièrement subversive fut fameusement mise en scène par Plutarque avec l’annonce de la mort du grand Pan dans son traité De defectu oraculorum (« Pourquoi les oracles ont cessé ») :

« Comme ils étaient vers le soir auprès des îles Echinades , le vent tomba tout à coup , et le navire fut porté par les flots auprès des îles de Paxas . Tous les voyageurs étaient bien éveillés , et plusieurs même passaient le temps à boire, lorsque tout à coup on entendit une voix qui venait du côté des îles , et qui appelait Thamus avec tant de force, que tout le monde en fut surpris. Ce Thamus était un pilote égyptien que très peu d’entre les passagers connaissaient de nom. Il se laissa appeler deux fois sans répondre ; à la troisième, il répondit . Alors celui qui l’appelait , renforçant sa voix, lui dit : « Lorsque tu seras à la hauteur de Palodès , annonce que le grand Pan est mort . » Épitherse nous racontait que tous les voyageurs, effrayés, délibérèrent s’il fallait obéir à cet ordre , ou ne pas l’exécuter. Thamus déclara que si le vent soufflait lorsqu’il serait à la hauteur indiquée, il passerait sans rien dire ; mais que si le calme les retenait, il s’acquitterait de l’ordre qu’il avait reçu . Quand le vaisseau fut auprès de Palodès, le vent tomba, et le calme le surprit de nouveau . Alors Thamus monta sur la poupe du vaisseau , et le visage tourné vers la terre, il cria, comme il l’avait entendu, que le grand Pan était mort. A peine eut-il prononcé ces mots, qu’on entendit des gémissements comme de plusieurs personnes surprises et affligées. »v

Une malédiction transcendantale semble poursuivre les Dieux autant et même davantage que les hommes. Mais il faut se persuader que c’est cette malédiction même qui permet de fonder les royaumes divins et d’y inviter les humains.

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iF. Schiller, Poésies, « L’Idéal et la Vie » (Das Ideal und das Leben). Trad. Ad. Régnier. Hachette, Paris, 1859, p.298-299

ii«Schiller conclut ainsi Das Ideal und das Leben :

Bis der Gott, des Irdischen entkleidet,

Flammend sich vom Menschen scheidet

Und des Äthers leichte Lüfte trinkt.

Froh des neuen, ungewohnten Schwebens,

Fließt er aufwärts, und des Erdenlebens

Schweres Traumbild sinkt und sinkt und sinkt.

Des Olympus Harmonien empfangen

Den Verklärten in Kronions Saal,

Und die Göttin mit den Rosenwangen

Reicht ihm lächelnd den Pokal. »

Traduction Ad. Régnier, Hachette, Paris, 1859, p.298-299, adaptée et modifiée par mes soins.

iiiEschyle. Prométhée enchaîné. v. 938-943. Traduction du grec par Émile Chambry

ivEschyle. Prométhée enchaîné. v. 900-905. Traduction du grec par Émile Chambry

vPlutarque. Pourquoi les oracles ont cessé. Ch. 17. Traduction du grec par Ricard. Oeuvres morales de Plutarque. Tome II, Paris, 1844, p.313

De l’E de Delphes


« Plutarque »

Au temps de sa splendeur, on trouvait à Delphes dans le Temple d’Apollon, des objets votifs qui avaient la forme de la lettre grecque ε, epsilon. Ils étaient en bois ou en bronze, et Livia, la femme de l’empereur César Auguste avait même, quant à elle, fait don aux prêtres d’un ε en or.

Un ε majuscule était aussi gravé sur le frontispice du temple, dans le pronaos, étant ainsi offert au regard de tous les pèlerins. Cet epsilon majuscule, qui avait la même forme que notre E, était accompagné, selon d’autres témoignages, d’une deuxième lettre, un I, le iota majuscule de l’alphabet grec.

Quel était donc le sens de cet E ou de ce couple de lettres, EI (epsilon-iota)?

Plutarque (46-125) a consacré à cette question un texte alerte et profond, De l’E de Delphesi. Il offre une mine de notations piquantes sur la vie intellectuelle dans la Grèce d’alors, et il se conclut, comme on va voir dans un instant, par une idée ouvrant une géniale perspective de réflexion, — dont les théologies des monothéismes actuels feraient bien de s’inspirer…

Plutarque, était né à Chéronée, tout près de Delphes. Pendant sa longue vie, dix empereurs se succédèrent à la tête de l’Empire romain, de Néron à Hadrien. Il décida de revenir dans sa ville natale pour y passer les dernières décennies de son âge, années qu’il mit à profit pour compléter son œuvre littéraire et philosophique. Mais il devint aussi prêtre au temple de Delphes, ce qui donne une portée spéciale à son témoignage sur les questions des rites delphiques et leur interprétation.

Il se plaignait d’ailleurs amèrement de la décadence des pratiques religieuses à Delphes . Il les attribuait entre autres à la dépopulation qui affectait la région. Il a écrit deux autres textes sur la manière dont les oracles, à son époque, gagnaient en clarté ce qu’ils perdaient en profondeur, comment leur expression classique sous forme d’hexamètres était de moins en moins utilisée, et même comment ils commençaient d’être de moins en moins recherchés…ii

Mais revenons à la question de l’E.

Plutarque en propose diverses explications sous la forme d’un dialogue entre plusieurs de ses amis et lui-même. La discussion commence par quelques considérations sur l’ε, considéré comme symbole du nombre 5, en tant que cinquième lettre de l’alphabet, et continue par quelques extrapolations néo-pythagoriciennes et néo-platoniciennes. Ces premières opinions sont vite écartées, comme étant somme toute peu convaincantes, de l’avis des plus savants du groupe.

Une thèse plus substantielle est alors proposée par un prêtre, Nicandre, selon lequel E devait se comprendre comme l’initiale du mot EI (en minuscules εἰ), c’est-à-dire la conjonction de subordination si, en français, qui exprime comme on sait la supposition, l’hypothèse, la suggestion, le souhait, le désir ou le vœu. La conjonction εἰ ou si revenait en effet toujours dans les demandes adressées à l’oracle par les pèlerins :

« Elle est, selon l’opinion commune des Delphiens (et le prêtre Nicandre lui-même qui était présent, le confirma), un terme de formule dont on se sert pour consulter le dieu. ‘C’est, dit-il, le premier mot de toutes les questions qu’on fait à l’oracle, à qui l’un vient demander s’il remportera la victoire; l’autre, s’il se remariera; un troisième, s’il fera bien de s’embarquer ; celui-ci, s’il doit s’appliquer à l’agriculture ; celui-là, s’il doit voyager. Le sage Apollon reçoit toutes ces demandes, en dépit des dialecticiens, qui prétendent que cette conjonction Si, et la proposition qui la suit, ne présentent aucun sens. Nous interrogeons Apollon comme prophète ; tout le monde l’invoque comme dieu. Sous ces deux rapports, le mot Ei (Si), n’annonce pas moins un désir qu’une question.’ »iii

Une discussion animée s’ensuivit alors, pour peser les mérites de cette interprétation. Théon affirma : « La plupart des oracles d’Apollon prouvent combien ce dieu est versé dans la dialectique. Il sait également proposer des énigmes, et les expliquer. (…) Ce dieu donc, en prononçant des réponses ambiguës, recommande par là l’étude de la dialectique, comme nécessaire à ceux qui voudront bien saisir le sens de ses oracles. Or, dans la dialectique, la conjonction Si a la plus grande force, puisqu’elle sert à énoncer un raisonnement dont l’esprit humain est seul capable. Il est vrai que les brutes ont certaines connaissances des choses ; mais la nature n’a donné qu’à l’homme seul la faculté de réfléchir et de tirer une conséquence. »iv

De cela ressortait l’importance du raisonnement pour atteindre la vérité. Or c’est par l’usage de la conjonction Si que l’on fait des hypothèses, et que l’on peut mener à bien un raisonnement dialectique. Il était donc approprié, selon Théon, de consacrer la conjonction Si au Dieu Apollon, maître de toute divination, parce que maître du passé, du présent et de l’avenir., et donc de la « vérité »..

« Puisque donc la vérité est l’objet de la philosophie, que le moyen de connaître la vérité est la démonstration, et que toute démonstration a pour principe la connexité des propositions, les premiers sages n’ont-ils pas eu raison de consacrer au Dieu, qui aime le plus la vérité, le terme qui renferme et explique cette liaison? Apollon est devin ; et l’art de la divination a pour objet de prédire l’avenir d’après le présent et le passé. »v

L’argumentation de Théon était assez habile, du moins dans le contexte de la Grèce d’alors, mettant au plus haut le respect pour l’art de la dialectique. Elle fut cependant reçue avec quelque ironie par l’Athénien Eustrophe qui renvoya la balle à Plutarque, lequel revint brièvement sur les propriétés mathématiques du nombre 5 tel qu’interprété par les Pythagoriciens. De là il passa à une idée plus philosophique, celle du changement de « la cause toujours subsistante, qui produit le monde, et qui, par le monde se perfectionne elle-même », et il s’appuya à ce propos sur quelques sentences d’Héraclite.

« Mais alors quel rapport avec Apollon, le Dieu qui ne change pas ? », se demanda enfin, rhétoriquement, Plutarque.

« Maintenant, si quelqu’un me demande quel rapport tout cela peut avoir avec Apollon, je répondrai que ce dieu n’est pas le seul à qui on puisse l’appliquer, et que cela convient également à Bacchus, qui n’a pas moins de droit qu’Apollon sur l’oracle de Delphes. J’ai entendu des théologiens prononcer dans leurs discours, ou chanter dans leurs vers, que Dieu, incorruptible et éternel de sa nature, subit, par la loi d’une destinée et d’une raison nécessaires, différentes transformations. »vi

On apprend par là que Bacchus, c’est-à-dire Dionysos, n’avait pas moins qu’Apollon droit de cité à Delphes, et surtout on en déduit qu’en réalité, dans l’esprit de Plutarque et de ses contemporains les mieux initiés, Apollon, le Dieu immobile, incorruptible, éternel et Dionysos, le Dieu du changement et de la métamorphose étaient en réalité des symboles du même et unique principe divin.

Ce principe divin, d’essence unique, était appelé de divers noms qui en traduisaient les multiples manifestations :

« Tantôt il change tout en feu et assimile entre elles toutes les substances ; tantôt il prend toutes sortes de formes avec des affections contraires et un assujettissement à des habitudes différentes ; et voilà ce qui constitue ce que nous appelons communément le monde. Les philosophes, qui voulaient cacher au vulgaire cette doctrine, ont appelé le changement du principe universel en feu, APOLLON, pour exprimer son unité, et PHÉBUS, pour marquer la parfaite pureté de sa lumière ; sa transformation en air, en eau et en terre ; ses changements en astres, en plantes et en animaux; les affections, les vicissitudes qu’il éprouve et qui le distribuent dans les différents êtres, comme en autant de membres séparés ; ils les. désignent sous les noms énigmatiques de DIONYSIUS, de ZAGREUS, de NYCTÉLIUS, d’ISODAÈTOS; son altération et sa dissolution dans les corps, sa mort et son retour à la vie, ont aussi des noms analogues à ces différentes révolutions. »vii

Une courte explication étymologique sera peut-être utile. Le nom d’Apollon exprime l’unité, car ce mot, selon Plutarque, se décompose en α – πολλός (‘non-multiple’). Phébus, en grec Φοίϐος, signifie ‘clair, brillant’ et par extension ‘pur’. Le nom de Dionysos signifie ‘fils de Dieu’ (selon Chantraine) ou, selon d’autres, ‘deux fois né’.

Le nom de Zagréus, fils de Zeus et de Perséphone, signifie ‘qui prend tout’. En effet Zagréus est assimilé à Bacchus, dont Diodore de Sicileviii parle, et qui est lui-même assimilé à Pluton (ou Hadès), qui ‘s’empare de toutes les âmes’.

Nyctelius signifie nocturne, parce que les fêtes ou les orgies dionysiaques se célébraient la nuit, et s’appelaient nyctelies. Isodaétos vient de deux mots grecs, ἴσος, pair, égal, et de δαϊέω, diviser, distribuer. Il peut vouloir signifier que le principe universel, l’âme du monde, se distribuait également à tous les êtres.

Après ces savants développements, ce fut enfin au tour d’Ammonius, le plus respecté du groupe, de donner son opinion.

« Pour moi, je pense que cette lettre E ne désigne ni un nombre, ni un ordre, ni une conjonction, ni quelque partie du discours, mais qu’elle est en soi une dénomination parfaite de ce Dieu, dont elle nous fait connaître, par cette énonciation, la puissance et les qualités. En effet, lorsque nous approchons du sanctuaire, le Dieu nous adresse ces mots : CONNAIS-TOI TOI-MÊMEix, ce qui est un véritable salut. Et nous lui répondons par ce monosyllabe : Eï, TU ES, c’est-à-dire que nous attribuons à lui seul la propriété véritable, unique et incommunicable, d’exister par lui-même. »x

Ammonius interprétait donc les lettres EI comme se lisant (avec une autre accentuation) ‘εἶ’ , ce qui signifie « tu es » en grec.

Il est impossible pour nous de ne pas immédiatement comparer ce nom du Dieu, un et suprême, εἶ, ‘Eï’, « TU ES », au nom que YHVH prononça devant Moïse : אֶהְיֶה , ‘Ehyeh’, « JE SUIS »xi.

Il y a cependant une différence radicale, fondamentale, lourde de prolongements, entre les deux formules…

Quand YHVH dit à Moïse « Je suis » (ou plutôt « Je serai » si l’on tient compte du fait que la forme ehyeh est à l’inaccompli en hébreu), il laisse entendre que seul lui « est », et que son interlocuteur, Moïse, en quelque sorte « n’est pas », ainsi que le reste des hommes. La parole ontologique vient d’en-haut et est adressée sans réplique possible à l’en-bas.

En revanche, dans la formule grecque, la parole ontologique, « TU ES », monte de l’en-bas vers l’en-haut. Certes, cette parole reconnaît que l’être appartient en propre au Dieu, mais en même temps elle se constitue comme une forme de dialogue, comme une interpellation du non-être à l’être. La fondamentale dissymétrie de l’être et du ne pas être est en quelque sorte moindre dans le cas grec, puisqu’au moins l’homme face au Dieu lui adresse la parole. Il prouve par là qu’il possède une certaine forme d’existence, puisqu’il est capable de reconnaître l’essence absolue de l’Être divin, et qu’il est aussi capable d’engager un dialogue avec lui.

Ammonius ajoute pour sa part une autre formule encore : « IL EST ».

« Dieu est donc nécessairement, et son existence est hors du temps. Il est immuable dans son éternité. Il ne connaît pas la succession des temps : il n’y a en lui ni temps antérieur, ni temps postérieur, ni rien de récent. Seul IL EST ; son existence est l’éternité, et par la raison qu’IL EST, il est véritablement. On ne peut pas dire de lui qu’il a été, qu’il sera, qu’il a eu un commencement et qu’il aura une fin. Voilà sous quelle dénomination il faut reconnaître et adorer cet Être suprême, à moins que nous n’adoptions cette formule de quelques anciens : TU ES UN.

Il n’y a pas plusieurs dieux, il n’y en a qu’un seul ; et ce Dieu n’est pas comme chacun de nous un composé et un assemblage de mille et mille passions différentes, tel qu’une assemblée nombreuse d’hommes de toute espèce. Ce qui EST par essence ne peut être qu’un ; et ce qui est un, ne peut pas ne point exister. S’il y avait plusieurs dieux, l’existence en serait différente, et cette diversité produirait ce qui n’a pas une véritable existence. Ainsi les trois noms qu’on a donnés à ce Dieu lui conviennent parfaitement : celui à Apollon, parce qu’il exclut la multiplicité ; celui d’Iéius, parce qu’il est seul et unique; enfin, celui de Phébus, par lequel les anciens exprimaient tout ce qui est chaste et pur. »xii

La formule hébraïque, Ehyeh acher ehyeh, « Je serai qui je serai », définit par ses moyens propres l’idée d’un être ‘un’ qui est aussi, en puissance, capable de devenir ‘autre’ qu’il n’est, puisque le verbe employé par YHVH est précisément à l’inaccompli.

La formule grecque, Eï, plus brève, contient aussi l’idée d’une altérité en puissance dans la divinité. Mais cette altérité n’est pas, comme dans la formule hébraïque, celée dans la forme grammaticale de ehyeh. En l’altérité de la divinité se déduit implicitement de la forme dialogique de l’interpellation.

Dire ‘TU ES’ implique qu’il y a un ‘moi’, une ‘conscience’, qui est capable de s’adresser au Dieu suprême, d’en reconnaître l’essence, et partant, de chercher en retour à connaître sa propre essence.

C’est pourquoi la maxime « Connais-toi toi-même » et l’affirmation « Tu es », sont gravées ensemble sur le frontispice de Delphes. Elles instaurent toutes deux un rapport éminemment dialectique, non contradictoire et puissamment heuristique…

Si ‘Eï !’ invite à reconnaître à la Divinité son essence d’être, la maxime ‘γνῶθι σαυτόν’, qui s’adresse à l’Homme, laisse clairement entendre que le secret de son propre être reste à connaître, et que connaître est peut-être, en soi, l’essence de son être…

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iEn grec : « ΠΕΡΙ ΤΟΥ ΕΙ ΤΟΥ ΕΝ ΔΕΛΦΟΙΣ » Cf. Plutarque : oeuvres morales (remacle.org)

iiDe Pythiae oraculis (« Pourquoi la Pythie ne rend plus ses oracles en vers ») et De defectu oraculorum. (« Pourquoi les oracles ont cessé ») Cf. https://archive.org/details/moralia03plut/page/26/mode/2up?view=theater et http://data.perseus.org/catalog/urn:cts:greekLit:tlg0007.tlg092.perseus-eng2

iiiPlutarque. De l’E de Delphes, 386 c-d. Traduit du grec par Ricard. In Œuvres morales de Plutarque, Tome II, Paris, 1844, p.231

ivPlutarque. De l’E de Delphes, 386 e-f. Traduit du grec par Ricard. In Œuvres morales de Plutarque, Tome II, Paris, 1844, p.232-233

vPlutarque. De l’E de Delphes, 387 a-b. Traduit du grec par Ricard. In Œuvres morales de Plutarque, Tome II, Paris, 1844, p.233

viPlutarque. De l’E de Delphes, 388 e-f. Traduit du grec par Ricard. In Œuvres morales de Plutarque, Tome II, Paris, 1844, p.237

viiPlutarque. De l’E de Delphes, 388 e-389 a. Traduit du grec par Ricard. In Œuvres morales de Plutarque, Tome II, Paris, 1844, p.237-238

viiiDiodore de Sicile, Histoire universelle, Livre III, 36

ixCette formule platonicienne, ‘γνῶθι σαυτόν’, était aussi gravée sur le frontispice de Delphes.

xὉ μὲν γὰρ θεὸς ἕκαστον ἡμῶν νταῦθα προσιόντα οἷον ἀσπαζόμενος προσαγορεύει τὸ ‘γνῶθι σαυτόν,’’ ὃ δὴ τοῦ χαῖρε οὐδὲν μεῖόν ἐστιν. Ἡμεῖς δὲ πάλιν ἀμειβόμενοι τὸν θεὸν ‘εἶ’ φαμέν, ὡς ἀληθῆ καὶ ἀψευδῆ καὶ μόνην μόνῳ προσήκουσαν τὴν τοῦ εἶναι προσαγόρευσιν ἀποδιδόντες.’ Plutarque. De l’E de Delphes, 391 f. Traduit du grec par Ricard. In Œuvres morales de Plutarque, Tome II, Paris, 1844, p.244-245

xiEx 3,14

xiiPlutarque. De l’E de Delphes, 393 a-c. Traduit du grec par Ricard. In Œuvres morales de Plutarque, Tome II, Paris, 1844, p.247

Le Messie dépecé


« Un Titan dépèce Dionysos »

Le temps, comme Kronos ses enfants, nous dévorera un jour entièrement, peut-être. Kronos, qui castra son père, le Ciel, symbolise la matière absorbant l’esprit, l’avalant pour ne pas être elle-même dominée par lui. Kronos c’est la chimie matérielle, mécanique, de la survie aveugle, contre l’esprit alchimique de la sur-vie, des semailles et des saisons à venir. Kronos, premier Dieu formel, muet, replié, réprime en lui la multiplicité naissant sans cesse. Il ne veut de Dieu que lui-même et son engeance l’encombre. Mais le véritable, l’unique propulseur de l’être est seul celui qui le multiplie et le partage, non celui qui le soustrait ou le divise. Kronos, malgré son nom n’est pas le Dieu du temps, mais celui qui le refuse. Il est plutôt, comme jadis l’abîme, le nouvel avatar du Chaos inchoatif. Il engloutit illico tout ce qui sort de lui, car il veut rester seul avec soi. Kronos est le premier des dieux à se vouloir unique, mais il fut vaincu par son fils, un certain Zeus, qui mena la guerre nécessaire à cette fin. Zeus fut moins exclusif, mais plus intelligent, plus sage. Et il engendra lui-même d’une mortelle (Sémélé) le Dieu libérateur, Dionysos, « fils de Zeus ».

La conscience mythologique n’est pas, aujourd’hui encore, dépassée, parce qu’elle se montre comme une conscience en constant surpassement et nous étonne par ses audaces. Dès l’origine, elle refusa le modèle anthropomorphique, dont elle vit la faiblesse et la limite. Plus ancienne que toutes les histoires, la conscience mythologique fut tour à tour fascinée par le ciel, les météores ou les feux qui ne se consument pas eux-mêmes, qu’ils soient solaires ou buissonneux. Puis elle passa au combat des Dieux, des Titans et des Géants. De toute cette histoire, sortit un jour un Dieu humain et divin, dilacéré, déchiré par les Titans, à la fois double, car doublement né, et aussi unique, car fils de l’Un, et enfin multiple, comme sauveur de l’infinie multitude.

Selon les savants anciens, comme Diodore de Sicile, on a même pu dire qu’il était triplei. Schelling estime que fut enseignée dans les Mystères la triade dionysienne, dont les trois noms sont Zagreus, Seigneur du monde invisible, Backhos (ou Bacchus), Seigneur de l’extase et de la libération, et Iacchos, dont les Mystères portent la révélationii.

Avec le recul que l’Histoire nous donne, on ne peut bien sûr s’empêcher de voir l’incroyable analogie entre le destin de Dionysos et celui du Messie de Nazareth, en particulier leur partage de la souffrance, et l’expérience du déchirement, qui se révèle source paradoxale de la communion universelle. Plutarque écrit : « La souffrance [de Dionysos] liée à sa métamorphose en air, en eau, et en pierre, puis en plantes et en animaux, bref la souffrance liée à sa métamorphose dans la multiplicité variée des êtres naturels, cette souffrance est représentée comme une sorte de déchirement (διασπασμός , diaspasmos, et διαμελισμός, diamelismos), et on nomme le Dieu auquel cela arrive Dionysos ou Zagreus ou Nykteleios ou Isodaitès. »iii

A travers ses noms divers, Dionysos représente pour la conscience le fait que ce qui est divin en elle naît, souffre et s’engendre sans cesse.

Bien après Ouranos et Kronos, ces Dieux tour à tour uniques, suprêmes et jaloux du Ciel et du Temps, après Zeus même, ce Dieu suprême, sage et courtisé de l’Olympe, vint Dionysos, Seigneur et créateur de la vie vraiment humaine, Dieu martyr dépecé, libérateur (Lysios) de l’humanité.

Est-ce que Dionysos représente un progrès évident de la conscience ?

On ne peut nier que par-delà les millénaires, la conscience, prise d’abord comme en étau sous la loi du Dieu un, suprême et jaloux, mais aussi aspirée et attirée par le souffle du Dieu spirituel, libérateur et sauveur, apparaît comme inquiète, troublée, indécise. Elle ne sait si elle doit aller de l’avant ou rester fidèle à ses racines. Elle ne veut pas quitter l’être qui « est », mais elle veut aussi entrer dans l’être qui « devient ». Elle ne sait plus que croire, prise entre la loi et l’extase.

Elle reste comme pétrifiée par le doute. En témoigne le cri d’Isaïe, devant le malheur inavouable du Messie, ce Messie des Juifs, humilié, blessé et silencieux, qui se révèle non pas dans la gloire, mais qui est aux yeux de tous « méprisé, repoussé des hommes, homme de douleurs ».iv

Qu’attend la conscience pour se libérer d’elle-même et se dépasser encore ?

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iDiodore de Sicile dit : « Certains enseignent qu’il n’y a qu’un Dionysos, d’autres qu’il y en a trois. » (III, 62)

iiCf. F.W.J. Schelling. Philosophie de la mythologie. Trad. Alain Pernet. Ed. Millon, Grenoble, 2018, Leçon 21, p.336, p.344

iiiPlutarque. De Ei Apud Delphos, ch.9. Cité par F.W.J. Schelling. Philosophie de la mythologie. Trad. Alain Pernet. Ed. Millon, Grenoble, 2018, Leçon 21, p.342

ivIs. 53,3

Glaise un jour, braise toujours


« La galaxie Andromède: elle absorbera la Voie Lactée dans 4,5 milliards d’années… »

La conscience humaine, tout au long de l’histoire qu’elle se donne à elle-même, semble avoir à peu près le même niveau d’élévation que celui qu’elle attribue aux Dieux qu’elle n’a cessé d’élire à son usage. J’emploie le mot « élire » à dessein. Il y a des peuples « élus » par le Dieu, mais il y a plus de peuples encore qui « élisent » le Dieu dont ils s’estiment capables de supporter le joug ou d’honorer le rang. Le Dieu vu comme supérieur ou suprême, à un moment de l’histoire de la conscience, le restera-t-il longtemps? La conscience ne cesse-t-elle pas d’engendrer autant de nouveaux Dieux que requiert sa course vers l’avant ?

La conscience est toujours aveugle à ce dont elle ne peut pas encore être consciente, et pour cause. Comment ne le serait-elle pas vis-à-vis d’aspirations impensables, jamais encore révélées, de désirs nouveaux, jamais déjà surgis ?

Le Dieu supérieur, suprême, élève la conscience au niveau dont il est supposé le maître et seigneur, mais il ne peut ensuite empêcher celle-ci de considérer tout le chemin qu’elle a parcouru depuis son origine, et de questionner tout ce qui l’attend encore, elle, conscience bien vivante, au-delà de la mort à venir, au-delà des civilisations périssables, au-delà de la fin des mondes.

La conscience sans cesse cherche à surpasser son principe actuel, puisque le principe actuel ne peut répondre aux questions qui le dépassent entièrement, mais qui hantent la conscience.

Dans l’obscurité de sa cécité certaine, elle cherche sans cesse à faire émerger quelque principe nouveau, une lumière nouvelle, encore étrangère, incompréhensible, et pourtant confusément palpitante dans les limbes. Car la conscience est divine, en quelque sorte, et quelque divinité qu’elle se donne, si elle ne fournit plus de réponses aux questions qu’elle se pose, doit laisser la place à quelque divinité nouvelle, qui ne reniera pas ce qu’il y avait de meilleur dans l’ancienne, mais la transcendera cependant dans son concept même.

La conscience a pour essence de chercher à se surpasser encore et toujours, et si les chemins qu’elle suit d’aventure aboutissent à l’impasse, à l’immobilité, à la mort, alors elle les dépasse.

La divinité en elle veut la vie. Et si la mort du Dieu suprême est nécessaire pour que naisse un Dieu neuf, pascal et printanier, un lui aussi mais plus suprême encore, la conscience relève le défi, si absolu soit-il. Elle sait qu’elle peut toujours se poser comme étant hors d’elle-même, hors de soi, qu’elle peut se penser comme étant déjà en quelque sorte surpassée par l’extériorité de son désir, l’altérité de son angoisse, la nouveauté de son abîme, la courbe de sa liberté. La conscience veut se libérer du Dieu passager qui ne tient plus sa promesse, qui n’honore plus son alliance, et elle aspire à une autre nature, une autre aventure.

Elle ne veut plus être seulement la glaise molle, la matière docile de la forme dure dont le Dieu antérieur l’a dotée à l’origine. La conscience nouvellement éclose ne veut plus être seulement la matière de sa seule volonté. Elle ne veut plus être la matière d’une conscience ancienne, la matière de sa forme première.

Elle cherche une autre forme. Et quelle autre forme peut-elle espérer sinon celle que, pour elle, l’esprit recèle en lui ? Elle suit, inspirée, l’esprit qui agit en elle, l’esprit qui est sans formes parce qu’il a toutes les formes en puissance.

En face du Dieu unique, réel et jaloux, la conscience décide de se faire spirituelle, c’est-à-dire sans forme, comme l’esprit lui aussi est sans forme. Elle veut se libérer de sa glaise adamique, de la forme à elle imposée, et cherche une nouvelle forme pour une glaise nouvelle, et une nouvelle glaise pour une aspiration nouvelle (une nouvelle tonnelle pour un vin nouveau, et un esprit neuf dans un corps neuf).

Ayant décidé de se faire autre qu’elle n’est, tout en étant encore ce qu’elle a toujours été, la conscience a donc en elle maintenant un esprit double, une essence double. Cette duplicité dynamique est nécessaire, transitoire. Elle assure le passage, et tout fleuve est double, ayant deux rives.

La conscience ancienne a maintenant cette spiritualité nouvelle qui l’appelle, et lui fait signe. C’est celle d’un Dieu Autre, étranger en lui-même et à lui-même, supérieur au Dieu unique et jaloux par l’esprit qui n’a pas telle forme, mais qui a toutes les formes, toutes les puissances. La conscience porte encore le poids de la spiritualité ancienne, moins spirituelle, mais plus glaiseuse, par laquelle le Dieu suprême, unique et jaloux des temps premiers lui a donné la vie, la seule vie, celle qui transcende toutes les formes.

Tout cela, il va sans dire, ne va pas sans combat. Pourquoi l’esprit résiste-t-il à lui-même ? Pourquoi toute évolution, quoique nécessaire, hésite-t-elle au seuil de son avenir ? Il y a une réponse à cette interrogation toujours répétée, jamais satisfaite, c’est que tout, toujours, partout, en toute occasion, est tissé dans la conscience du fil de la plus absolue liberté. La conscience se résiste à elle-même parce qu’elle est intégralement, essentiellement libre. Entre l’ancien et le nouveau, elle reste absolument libre de balancer, de réfléchir, le temps qu’il faudra, avant de prendre éventuellement sa décision, dans un sens ou dans un autre. C’est pourquoi l’histoire hésite et balbutie sans cesse, car la liberté sourd par tous les pores de sa très fine peau. La conscience est abandonnée à sa liberté. Et sait-elle toujours en user ?

La route est si longue qu’il n’est même pas question d’en entrevoir les premiers virages, les épingles, ni bien sûr les méandres subséquents, les lointaines étapes. La conscience parcourt désormais en puissance l’univers entier, et a vocation à connaître tous les degrés d’une échelle qui n’a ni commencement ni fin.

Mais chacun des humbles barreaux de cette échelle infinie demande pour être gravi un effort spécial, à chaque fois renouvelé. La résistance à la montée est gravitationnelle, et la tension vers le haut doit être guidée par l’œil, la main et la volonté. La conscience n’aime pas toujours l’effort. Elle préférerait peut-être rester accrochée dans le vide plutôt que d’en aspirer le vent tournoyant.

Le Dieu suprême, unique et jaloux, s’habille d’une splendeur première. Son vêtement est plus brillant que l’or de tous les mondes, et ce vêtement qu’il a revêtu pour se manifester c’est l’esprit.

Mais l’esprit est plus libre que l’or et la lumière. Et s’il habille l’apparence des dieux, il n’est pas lui-même enveloppable. Le feu vêt, mais il est lui-même nu. Ces métaphores conviennent à ceux qui s’en satisfont. Il reste que le feu est une bien faible métaphore, à vrai dire, de l’esprit véritable. Et le Dieu qui se vêt de son esprit pour éblouir la première conscience des hommes a peut-être déjà oublié que son esprit brûle plus qu’il n’éclaire.

Du feu comme du Dieu, il vaut mieux ne pas se faire d’icônes ni d’images, on y récolte vite braises et cendres. Mais à propos de l’esprit, la question de son image, de son icône, ne vient même pas à l’esprit… ou serait-ce seulement la colombe ? Comment même se le représenter, puisque c’est lui en nous qui nous fait nous représenter ce que nous nous représentons.

Il n’est pas facile à la conscience de passer de la brûlure du feu, ou de la lumière de l’éclat, à l’idée du Dieu un, suprême. Moins facile encore, il faut le croire, est-il pour la conscience de surpasser ce dépassement déjà inouï, dont Moïse même ne domina pas le pourquoi, et d’imaginer du Dieu l’Autre.

A tout le moins cela requiert de la part de la conscience une dislocation (un changement de lieu), un dérangement (un franchissement du rang), un surpassement (un passage au-delà de toutes les mers, au-delà de tous les rouges, au-delà de tous les Dieux).

La conscience habite le corps. Or le corps est déjà, à tout moment, belle leçon, une myriade de dépassements. La matière en lui jaillit par effusions quantiques et continues. Tout le corps est constamment comme une gigantesque somme de microscopiques victoires sur le passé. L’intériorité du corps est constellée de plus d’étoiles que toutes les galaxies n’en contiennent. Cette intériorité essentielle, minuscule et galactique, est la première spiritualité qui fut échue à tout vivant, humain ou non-humain. La première idée qui vient à l’esprit quand on considère ces myriades rythmiques, c’est que leur musique silencieuse dénote aussi déjà un esprit de groupe, elle se joue par un orchestre latent mais synchrone, une unité océanique mais pacifique. En chacune des gouttes du corps, en chacune de ses étincelles, en chacune de ses fluctuations (quantiques), règne une solidarité provisoire, faite d’attractions et d’expansions. Chaque point irréductible du corps est encore à la fois objet et sujet, attirant et attiré, centripète et centrifuge, au fond sédentaire mais aussi nomade, en exil, en exode. Ce grand corps en mouvement ne cesse de se déchirer en tous ses points pour se recoudre, se tisser aussitôt par le miracle des forces.

Mais en lui l’esprit c’est l’indéchirable même. L’esprit ne s’exile pas, il ne nomadise pas. Il est l’exil même. Il souffle dans tous les vents à la fois. Il habite tous les déserts, toutes les mers, tous les mondes, tous les univers. Où ne peut-il être ?

La conscience, comment pourrait-elle se contenter d’idoles de bois mort, ou de pierres tombées du ciel, quand tout, dans le corps qu’elle anime, vibrionne d’une vie multipliée, et monte en pulsations souples vers le ciel des désirs ? Le corps est plus conscient de lui-même que le chaos vague et vide qui présida aux commencements du monde. Il est conscient du bourgeonnement incessant de ses attractions et de ses déploiements. De cette proto-conscience du corps, la conscience primale émerge initialement, vierge et pure, comme jadis Aphrodite, de l’écume océanique. Elle sort ruisselante et nue de l’infini marin, pour habiter la terre. Elle est sortie d’elle-même au moment de fouler le sable chaud, quittant l’onde amère. Elle a su supprimer son unité ancienne, suprême et jalouse, originelle et confuse, créatrice et chaotique, en se donnant une direction nouvelle. Elle a expiré l’eau fœtale pour inspirer l’air astral, elle a renoncé à son être de chair, à son identité de sang, pour joindre son être à l’esprit. Expiration, inspiration. Toujours l’esprit va et vient, souffle et inspire.

Quelques éclairs de cette puissance unique et suprême, qu’on appelle l’esprit, ont troué la nuit obscure de l’être endormi dans sa conscience passée. Dans sa dormition, il a peut-être rêvé de nouvelles aubes. Mais ce qui est sûr, nous le savons par nous-mêmes, c’est que toujours vient un jour le réveil, dans un grand matin d’aurore.

Il faut ici bien distinguer la première apparition de la conscience à elle-même, cette révélation initiale, et la reconnaissance continuelle de la vie cachée, de la vie au travail, de la conscience comme telle.

Longtemps, la conscience resta enfouie en son propre fond. Elle fut longtemps à elle-même incompréhensible, inconnaissable. Elle ne sut pas qu’elle était, qui elle était, ni quel était son nom. Elle sut peut-être vaguement qu’elle était une sorte de principe de mouvement et de désir. Une volonté sans sujet clair, et sans objet assigné. Elle ne pouvait se connaître sans avoir jamais produit son effet, sur le monde et sur elle-même. La conscience est plus ancienne que ses propres jours, car elle n’eut longtemps que sa nuit profonde, rarement trouée d’éclats, d’éclairs ou de rêves. Elle se tissa pendant sa nuit, attendant sans le savoir, non la fin de la lice, mais le commencement de l’aube. Et son histoire ne s’arrête pas là, mais doit continuer pendant bien d’autres nuits encore, qu’elle ne soupçonne pas, et des millions de jours neufs comme des soleils d’hiver.

Le monde est ainsi fait qu’il est criblé de myriades de consciences éparses. Ces miettes de consciences erratiques ne font pas encore société. Et le monde humain court à sa perte, peut-être, s’il n’est pas en mesure de faire advenir une unité supérieure, plus idéale que ses rêves réels et courts.

Il faut faire descendre sur cette terre misérable, sèche et brutale, tous les dieux des cieux probables et improbables. Il faut les joindre à la troupe bariolée des hommes de toutes nations et de toutes conditions, pour que le grand théâtre de la vie frappe ses trois coups, celui du savoir raisonnable, de la sagesse discriminante et de l’intuition ineffable.

Ce qu’il y a de plus grand dans la conscience la plus petite, la plus modeste, c’est qu’elle sait bien que toutes les questions qu’elle se pose ne trouveront pas de réponses, ni dans la raison ni dans l’histoire. Ce qu’il y a de plus grand en elle, c’est qu’elle sait déjà que l’infini passé dont elle est issue est bien moindre que l’infini avenir dont elle est le germe.

De la conscience des stégosaures


« Stégosaurus »

La conscience est le véritable théâtre du monde, et les dieux s’y pressent. N’être pas reconnus par elle, et notamment par la pensée des hommes, signe leur mort, non leur mort absolue, mais du moins leur mort relative, leur éviction hors de la conscience, leur exclusion. Le premier Dieu d’ailleurs fut aussi farouchement exclusif lui-même, car il ne voulut certes pas être exclu de la conscience des hommes.

« Ce premier Dieu exclusif, que nous pouvons nommer Ouranos, ne veut naturellement pas se laisser évincer de la conscience, du centre, mais il résiste à la succession ; il est le Dieu an-historique selon sa nature, le Dieu qui refuse de [s’engager] dans le temps, qui ne devient historique qu’une fois posé en tant que passé. »i

Le premier Dieu est « jaloux »ii, car il veut être seul reconnu, mais il veut aussi être aimé. C’est pourquoi, bien que restant fondamentalement exclusif, il a pu progressivement se laisser être dépassé puis surpassé par un Dieu moins exclusif, plus spirituel, plus aimant. Ce Dieu du dépassement serait toujours lui, le Dieu unique, sans être tout à fait lui, le Dieu exclusif. Peut-être ce que le Dieu désire vraiment reste-t-il en fait caché derrière son exclusion de tout Autre que lui ? Ce qu’il désire reste caché dans son Être, dans son apparente primauté. Il se rend potentiellement surpassable par l’Autre qu’il conçoit en lui en puissance (puisqu’il se veut a priori exclusif c’est qu’il sait pouvoir être lui-même exclu), sans être surpassé pour autant en son être. Car il peut être l’un et l’autre à la fois. Son Être (divin) participe à l’Autre, et l’Autre participe à son Être.

Cette question de l’interpénétration profonde de l’Être et de l’Autre a été traitée par Platon dans le Sophiste:

« Les genres se mêlent entre eux ; l’Être et l’Autre circulent à travers tous et ces deux genres à travers l’un l’autre ; l’Autre, participant à l’Être, « est », non qu’il soit cependant ce dont il participe, mais autre chose, et, d’autre part, étant autre chose que l’Être, forcément il est en toute certitude non-être. Quant à l’Être, puisqu’à son tour il participe à l’Autre, il doit être autre chose que tous les genres sans exception (…) par suite, milliers de fois sur milliers de fois, l’Être à son tour « n’est pas », et c’est ainsi dès lors que, pour lui, tout le reste, aussi bien pris individuellement que dans son ensemble, un grand nombre de fois « est », un grand nombre de fois « n’est pas ». »iii

De même, le Dieu exclusif, en tant qu’il est exclusif, « n’est pas » tout ce qu’il exclut de lui-même. Tout le reste, tous les autres dieux, mais aussi toute autre chose dans le monde, tout cela donc « n’est pas ».

Or la conscience « est », et elle n’a pas conscience de « n’être pas ». Elle ne peut donc longtemps concevoir un Dieu qui seul prétend « être » au prix du « non-être » de tout ce qu’il n’est pas. Alors commence dans la conscience le lent murissement qui la conduira à considérer que le Dieu premier, celui qui se veut être exclusif, précisément « n’est pas » tout ce qu’il n’est pas, il « n’est pas » tout ce qu’il exclut. Et la conscience considérera que le nouveau Dieu, plus spirituel, plus aimant et non exclusif, ce nouveau Dieu qui en quelque sorte « n’est pas », pourtant « est », par le truchement de la conscience. Il « est » en elle, véritablement, au moins autant qu’elle même.

On voit par là que la conscience est bien au « centre » du jeu, du moins autant que le Dieu qui veut occuper précisément ce centre.

La mythologie nous informe sur ces combats des dieux successifs au sein de la conscience humaine. Hésiode met en scène successivement Chaos, Gaïa, Éros, puis Ouranos, Kronos, Zeus, … dans une allègre profusion. Mais, dans cette litanie de noms, Ouranos fut le premier à avoir eu le désir de rester seul Dieu suprême. Pour éliminer sa descendance, il fit disparaître ses enfants, leur refusant le droit à lui succéder. Cet égoïsme précipita sa chute, et la perte de ses organes sexuels. Castré par Kronos, Ouranos ne put empêcher le cours de l’histoire mythologique de reprendre sa marche en avant.

Ouranos, le premier des Dieux exclusifs, ne put empêcher la conscience de continuer à grandir en elle-même, et à tourner son penser vers l’avenir.

On pourrait être de l’opinion que les premières représentations mythologiques des divinités qui se succèdent chez Hésiode ne sont que des productions aléatoires, involontaires, éphémères, d’une conscience encore un peu inconsciente de sa puissance, et de sa destinée lointaine.

Pourtant, ce qui ressort de ce processus mythologique, c’est l’évidence que la conscience humaine se met « hors d’elle-même » pour tenter d’atteindre ce à quoi elle ne rêve pas encore, pour tenter de concevoir un Dieu qui lui convienne mieux qu’un Dieu « jaloux », mais haï de son épouse, et castré par ses enfants.

Il y eut des peuples, comme les Grecs anciens, dont la conscience se dédoubla, et opposa le Dieu premier, réel, exclusif, Ouranos, et un Dieu second, Kronos, qui fut le Dieu qui castra son père Ouranos, pour libérer la descendance divine, et rendre son cours à l’histoire universelle.

Mais ce second Dieu ne fut pas plus sage que le premier. Kronos, jaloux de sa primauté, se mit pour sa part à dévorer ses propres enfants.iv

Pour enfin avoir un Dieu « sage », au plus haut de l’Olympe, bien au-dessus du ciel d’Ouranos, il fallut qu’un troisième Dieu apparaisse. Ce fut Zeus, engendré de Kronos. Zeus est appelé « sage » par Hésiode, et Homère dit qu’il est « le plus sage » et le plus « intelligent »v.

Il y eut d’autres peuples, comme le peuple hébreu, qui refusèrent absolument toute opposition entre le Dieu exclusif, unique (YHVH) et la multitude des Elohim (mot qui signifie littéralement « dieux » et qui est grammaticalement un pluriel en hébreu). Ces « dieux » ou « seigneurs » étaient conçus comme le servant dans ses armées célestes (tsabaoth). Cette multitude armée et divine se confondit bientôt avec le Dieu un, et Elohim devint l’un des noms propres et prononçables du Dieu unique, YHVH, nom quant à lui ineffable.

Il y eut des peuples, comme les Perses, qui refusèrent la rupture entre le Dieu réel, unique, et le Dieu spirituel, non moins unique, et qui les reconnurent comme identiques, tout en refoulant l’opposition fondamentale du réel et du spirituel sous la forme de deux principes. Dans le zoroastrisme (ou mazdéisme), Ahura Mazda, littéralement le « Seigneur Sage » est cet Esprit suprême, sous l’égide duquel s’oppose deux principes, Spenta Mainyu (l’Esprit Saint) et Angra Mainyu (le Mauvais Esprit). Le dualisme zoroastrien représente le combat du principe mauvais et du principe bon, pour faire triompher le second, sous l’égide suprême d’Ahura Mazda.

La « conscience perse » ne conçut pas l’indépendance du Dieu réel, elle s’opposa à la séparation du Dieu réel (solitaire, unique et jaloux) et du Dieu idéal (libérateur, sage, et juste).

Cependant la fin des mythologies était inscrite dans l’histoire. Avec le déclin de l’Empire romain, et la naissance du christianisme, toutes les représentations mythologiques de la Grèce et de Rome, disparurent comme neige au soleil, dans la conscience des hommes, tout comme avaient disparu en leur temps les représentations mythologiques de l’Égypte ancienne, ou, plus à l’Est, les représentations mythologiques du Véda ou de l’Avesta.

On peut faire l’hypothèse que le processus même de ce que l’on pourrait appeler la « divinisation » progressive de la conscience de l’humanité continua sous une autre forme, dans cette nouvelle ère, pour le meilleur comme pour le pire.

Le christianisme spiritualisa la notion hébraïque du Dieu « un » en lui substituant une interprétation plus large, à la fois une et trinitaire, et ceci sans contradiction. C’était une représentation « une » parce qu’il s’agissait toujours du même Dieu, qui est « un » par essence, et c ‘était une représentation « trine », parce que c’est ainsi qu’il se manifestait aux hommes dans cette nouvelle conception. Il s’incarnait pour un temps dans l’histoire réelle (par le truchement de Jésus, son « Fils ») et il s’incarnait aussi dans l’esprit des hommes (par l’effusion du « saint Esprit »).

Cette notion trinitaire n’était formellement pas si nouvelle. Elle avait toujours été présente de façon immanente dans les textes mêmes de la Bible hébraïque, et elle avait été fameusement symbolisée par la visite de YHVH, prenant la forme de « trois hommes », lors de sa visite à Abraham, au chêne de Mambré. D’autres indices de son intrinsèque trinité avaient été donnés subliminalement dans la Bible hébraïque par les diverses occurrences de son Nom, prenant une triple forme, ainsi : « YHVH Elohenou YHVH » (Dt 6,4)i, « Ehyeh Asher Ehyeh » (Ex 3,14), ou « Kadosh Kadosh Kadosh », triple attribut de YHVH  (Is 6,3).

Parmi les ‘triplets’ de noms divins dont le Dieu unique se sert pour se nommer Lui-même, il y a l’étrange expression, « Moi, Moi, Lui », d’abord rapportée par Moïse (Dt 32,39), puis reprise plusieurs fois par Isaïe (Is 43,10 ; Is 43,25 ; Is 51,12 ; Is 52,6).

En hébreu:  אֲנִי אֲנִי הוּא ani ani hu’, « Moi Moi Lui ».vi

Faisons maintenant une expérience de pensée, pour conclure cet article (qui ne fait que reprendre certains éléments devant alimenter la rédaction de mon prochain ouvrage sur l’aventure de la conscience). Plaçons nous dans six millénaires (si le climat nous est clément), ou même, soyons fous, dans six cent mille millénaires. Que sera devenue la religion des hommes alors ? Trouvera-t-on sur terre des synagogues ou des églises ? Ou bien des temples au Dieu inconnu ?

Ne convient-il pas plutôt de faire l’hypothèse que la conscience humaine aura atteint des formes de sagesse ou de maturité absolument inconcevables pour notre conscience actuelle. Ne serons-nous pas considérés par nos fort lointains descendants comme des stégosaures ou des mosasaures, à l’intelligence fort peu développée et à la sagesse quasi inexistante?

Faisons ici le pari que, oui, la conscience humaine a une vocation abyssale à se développer infiniment, à atteindre les étoiles, et à les dépasser.

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i F.W.J. Schelling. Philosophie de la mythologie. Trad. Alain Pernet. Ed. Millon, Grenoble, 2018, Leçon 11, p.139

ii אֵל קַנָּא El qanna’ : « Dieu jaloux ». Cf. «  Car YHVH, son nom est ‘Jaloux’, Il est un Dieu jaloux! » (Ex 34, 14). Voir aussi, pour un commentaire, mon Blog, Métaphysique du Dieu « Jaloux  | «Metaxu. Le blog de Philippe Quéau

iiiPlaton. Le Sophiste. 259a-b

ivHésiode, dans la Théogonie, raconte la naissance du « sage Zeus », et comment il parvint à la suprématie olympienne en détrônant son père, le cruel Kronos, qui voulait garder pour lui le pouvoir suprême parmi les Immortels : « Et Rhéia, domptée par Kronos, enfanta une illustre race : Istiè, Dèmètèr, Hèrè aux sandales dorées, et le puissant Aidès qui habite sous terre et dont le cœur est inexorable, et le retentissant Poseidaôn, et le sage Zeus, père des Dieux et des hommes, dont le tonnerre ébranle la terre large. Mais le grand Kronos les engloutirait, à mesure que du sein sacré de leur mère ils tombaient sur ses genoux. Et il faisait ainsi, afin que nul, parmi les illustres Ouranides, ne possédât jamais le pouvoir suprême entre les Immortels. Il avait appris, en effet, de Gaia et d’Ouranos étoilé qu’il était destiné à être dompté par son propre fils, par les desseins du grand Zeus, malgré sa force. Et c’est pourquoi, non sans habileté, il méditait ses ruses et dévorait ses enfants. Et Rhéia était accablée d’une grande douleur. »

v Hésiode, dans la Théogonie, dit à propos du « sage Zeus » qu’il rassembla tous les autres Dieux immortels dans l’Ouranos pour leur rendre leur rang et leurs honneurs, en toute justice: « Le foudroyant Olympien appela tous les Dieux immortels dans le large Ouranos, leur disant qu’aucun des Dieux qui combattrait avec lui contre les Titans ne serait privé de récompenses, mais qu’il garderait les honneurs qu’il possédait déjà parmi les Dieux immortels. Et il dit que ceux qui de Kronos n’avaient eu ni honneurs ni récompenses recevraient ces honneurs et ces récompenses selon la justice. » Homère quant à lui, ne cesse de chanter dans l’Iliade et l’Odyssée l’intelligence, la sagesse et la ruse de Zeus.

viUne analyse de ce nom est proposée dans mon Blog Le Dieu « Moi Moi Lui » | Metaxu. Le blog de Philippe Quéau

La bave du serpent et la poussière de l’homme


L’histoire, si connue, du serpent dans le jardin d’Éden ne se limite pas à la scène d’Eve devant le fruit défendu. Il y eut auparavant une autre scène, moins connue, expliquant pourquoi le serpent devint jaloux de l’homme, comment il conçut un plan pour le perdre, et le châtiment qu’il reçut en retour.

Moins connue encore est la conséquence immanente de ce châtiment qui affecta dès lors, on peut le conjecturer, une partie de l’essence même de l’homme, à savoir sa matière première elle-même, son humus, sa poussière, pour l’éternité.

Ceci est affirmé pour une part, et pour une autre part suggéré, dans les commentaires (tosephtha) du Rabbi Nathan de Babylone, au chapitre 1 du « Traité des Pères » (Pirqé Aboth), dans le Talmud.

Tout d’abord, le Talmud laisse clairement entendre qu’Adam au jardin d’Éden n’avait pas spécialement envie de manger des fruits, défendus ou noni. Il faisait déjà bombance de bonne chère, en compagnie des anges…

« Rabbi Jehudah ben Bathyra dit : « Adam était assis dans le jardin d’Éden et les anges lui servaient de la viande rôtie et du vin frais ». Lorsque le serpent vit cela et observa cet honneur, il devint jaloux. »ii

Les talmudistes cherchèrent à entrer dans la conscience du serpent.

« Quelles étaient les pensées du méchant serpent à ce moment-là ? « Je tuerai Adam et j’épouserai sa femme, et je serai roi du monde entier, je me promènerai me tenant debout et je ferai des banquets sur les meilleures terres. » Alors le Saint, béni soit-Il, lui dit : « Tu as pensé à tuer Adam et à épouser sa femme, c’est pourquoi je mettrai l’inimitié (entre toi et la femme) ; tu as pensé à être roi du monde, c’est pourquoi tu seras maudit parmi tous les animaux ; tu as pensé à marcher debout, c’est pourquoi tu iras sur ton ventre ; tu as pensé à faire un festin sur le meilleur de la terre, c’est pourquoi tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. » »iii

Et quelques lignes plus loin, le commentaire talmudique change de sujet, en faisant un curieux coq-à-l’âne :

« Comment Adam a-t-il été créé ? La première heure, sa poussière a été ramassée, la deuxième, sa forme a été créée, la troisième, il devint un corps, la quatrième, ses membres furent ajoutés, la cinquième, les orifices furent développés, la sixième l’âme fut mise en lui, la septième il se dressa sur ses pieds, la huitième Eve fut accouplée avec lui, la neuvième il fut amené dans le jardin d’Éden, la dixième un commandement lui fut donné, la onzième il pécha, la douzième il fut chassé et s’en alla . »

Ce mot poussière, עָפָר, ‘afar. est aussi employé en Gen 2,7 :

 וַיִּיצֶר יְהוָה אֱלֹהִים אֶת-הָאָדָם, עָפָר מִן-הָאֲדָמָה

« Et YHVH Elohim façonna l’homme (ha-adam), poussière (‘afar) de la terre (ha-adamah). »

Si les types bibliques représentent, comme il se pourrait, des archétypes immortels, et non des mythes transitoires, il faut en bonne logique cartésienne penser que toute la poussière du monde a été ou sera avalée par le Serpent cosmique, terrassé par la malédiction.

Le hic, c’est que toute cette poussière avalée, mâchonnée et recrachée, sert désormais de matière, de glaise, pour former tous les enfants des hommes passés et à venir, depuis Adam, le premier d’entre eux.

Ergo, la bave du serpent, le fluide de sa langue, coule encore dans nos veines, et la poussière qu’il a dûment avalée tapisse et meuble génération après génération nos chairs et nos os…

Il reste à espérer que notre petite âme vagabonde et câline (notre animula vagula blandula) n’ira pas faire la folie de retourner se fourrer, à notre mort, dans cette poussière baveuse.

Et que, sa leçon d’ici-bas ayant été bien comprise, elle s’envolera derechef, vers d’autres cieux.

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Remerciements: Je voudrais remercier ici, à l’occasion de la publication de cet article, le Professeur Mireille Buydens (ULB) pour son soutien sans faille dans les recherches dont ce Blog rend compte, pour nos discussions stimulantes, et pour son intérêt roboratif et jamais démenti dans l’exploration de nouvelles directions de recherche.

iGen, 3,6 : « La femme jugea que l’arbre était bon comme nourriture, qu’il était attrayant à la vue et précieux pour l’intelligence; elle cueillit de son fruit et en mangea; puis en donna à son époux, et il mangea. »

ii The Babylonian Talmud. ‘Tract Aboth’, section Nezikin. Michnah A. Translated into English by Michael Rodkinson. Vol I (IX). Ed. The Talmud Society, Boston, 1918, p.7 . (Traduit en français par mes soins).

iii The Babylonian Talmud. ‘Tract Aboth’, section Nezikin. Michnah A. Translated into English by Michael Rodkinson. Vol I (IX). Ed. The Talmud Society, Boston, 1918, p.7 . (Traduit en français par mes soins).