
La formulation « je pense, je suis », fameuse depuis Descartes, n’est pas sans paraître un peu infatuée, avec cette emphase appuyée sur le moi. Mais surtout, elle ne laisse pas d’afficher d’emblée son erreur fondamentale, la fausseté de sa conception, sa faute originelle, qui gît tout entière, précisément, dans l’affirmation outrée de ce je.
Comment quiconque prétend réellement philosopher, quiconque affirme chercher à connaître le vrai, peut-il ainsi s’ériger d’emblée en un je? Un seul et unique je? Comment se fonder sur ce je, à l’exclusion a priori de tout ce qui n’est pas ce je-là? Le monde n’est-il pas, à l’évidence, infiniment multiple, formidablement noué, tout entier entrelacé, vibrant de myriades de tu, d’ils, de nous et d’on?
Qui est donc ce je, qui se répète, et se redouble, ce je qui se pense seul à être je?
Quel est ce je qui ose limiter, borner, confiner la pensée dans un arrogant « je pense »?
Ce je qui se donne pour cartésien, est-il en réalité le sien, comme il est le vôtre, le leur, ou le mien?
Si oui, alors pourquoi n’est-il pas vous, pourquoi n’êtes-vous pas moi, pourquoi n’êtes vous pas pensant ma pensée même?
Si non, alors pourquoi ce mot je, cette fausse monnaie de la substance pensante, cet ego qui se prend pour une absolue identité, alors qu’elle n’est qu’une inanité relative dans une absolue variété?
La pensée, en soi, n’est pas la pensée d’un je singulier. Si par hasard elle l’était, elle serait alors comme une goutte singulière de rosée, ce matin-là sur ce pétale-ci, condamnée par avance à s’évaporer aux premiers rayons du soleil.
La pensée, la pensée effective de quelque je que ce soit, la raison pensante de ce « je pense », si elle a quelque chance de survivre à l’ardeur des soleils à venir, de perdurer dans les générations, n’est pas la pensée de Descartes, ou de Platon. Elle vient de plus loin, et son voyage est sans fin, ce qui ne veut pas dire sans but, sans cap.
La pensée n’est jamais seulement la pensée d’un je. Elle n’est pas non plus la pensée d’un nous.
Un groupe ou une foule ne « pensent » pas, un soviet ne « pense » pas: ils s’exécutent, ils se mettent au pas, ils s’agrègent en un ciment, ils font masse, et s’agglomèrent en rangs devant un Kremlin, où règne provisoirement quelque entité totalitaire, qui fait nombre, mais non sens.
Le nous est une totalité volatile, nimbée de vide, une essence friable, une inanité assemblée par oukaze; elle est un nous inane, aligné à coups de knout.
La pensée n’est pas ma pensée, la pensée n’est pas notre pensée.
La pensée n’est pas dans les êtres, la pensée n’est pas l’être.
Alors qu’est-elle? Où est-elle? D’où vient-elle? Où va-t-elle?
Excellentes questions. « On » peut répondre à ces quatre questions par un quadruple: « Elle n’est pas je« .
Peut-être vaudrait-il mieux remplacer le mot je par le mot tout.
Une formule, meilleure que la cartésienne, plus vraie, serait: « Tout pense, donc tout est ».
La pensée n’est pas un instrument, un outil. Elle ne se convoque ni ne se décrète. Elle n’est pas quelque chose que l’on a. Ou que l’on est.
C’est bien plutôt la pensée qui nous a, ou qui nous est.
C’est elle qui est nous, c’est elle qui est tous les je, et qui est tout.
La pensée n’est pas non plus l’Un. A l’évidence, la pensée est multiplement myriades, elle est infiniment multipliée et multipliable, tout comme elle est aussi divisible, exponentielle, et irrationnelle.
La pensée n’est pas Dieu donc, non plus.
Elle est peut-être en lui, mais elle est aussi en dehors de lui.
Alors qu’est-elle?
La pensée est ce qui se pense elle-même. Elle est ce qui s’engendre d’elle-même, mais non pas toute seule, comme par parthénogenèse: elle a besoin de la participation active de myriades de je, de tu, de nous, de vous, d’ils et d’on.
Et elle a besoin d’autres formes encore, d’autres sujets, dont nos grammaires n’ont aucune idée.
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