Le Premier, le Second, le Troisième … le Quatre… et l’ ℵ∞


— Georg Cantor —

Parmi les quelques principes logiques qui trouvent parfois une application fondamentale en philosophie ou en métaphysique, il y en a un qui me semble particulièrement puissant, et d’une portée extraordinaire.

Il se décrit avec une grande simplicité apparente, paraissant presque naïve, et peut se formuler sèchement, et logiquement, ainsi: « le Premier, le Second, le Troisième ».

On pourrait certes user d’une formule plus jargonnante, verbeuse, mais techniquement équivalente, comme: « Primauté, Secondarité, Tertiarité ».

Ou encore, pour user d’une métaphore agricole: « Prémisses, Moisson, Croissance », ou botanique: « Germination, Fruition, Efflorescence », — dans cet ordre même, au fondement logique, et non temporel.

Rien de plus général, de plus abstrait, de plus fondamental, que cette trinité « logique », ce triple empilement, cette successive augmentation de niveaux conceptuels, se nouant les uns aux autres en un nœud serré, systémique et évolutif.

Le « Premier » se conçoit comme tout ce qui est ou tout ce qui existe indépendamment de quoi que ce soit d’autre.

Le « Second » se conçoit comme tout ce qui est relatif à, ou dépend de quelque chose d’autre.

Le « Troisième » se conçoit comme tout ce par quoi une entité « première » et une entité « seconde » entrent en relation, c’est-à-dire tout ce qui remplit un rôle d’intermédiaire, tout ce qui agit en médiateur.

Illustrons notre dire par quelques exemples choisis, dans les champs de la cosmogonie, de la philosophie, de la psychologie, de la biologie, de l’anthropologie…

L’origine du monde, considérée en elle-même, contient évidemment l’idée « Première ».

La fin du monde, conjecturée dans sa probabilité inévitable, quoique lointaine, se dénote, en conséquence logique, comme étant une idée « Seconde ».

L’ensemble des processus intermédiaires qui se déroulent entre l’origine du monde et la fin de celui-ci se conçoivent (là aussi logiquement) comme des entités « Troisièmes ».

Une philosophie (ou une religion) qui met a priori l’accent sur l’idée de l’Un, est généralement (sans en être toujours consciente) d’essence dualiste.

L’idée de l’Un comme « unique » porte en effet en elle, bien malgré elle, mais inévitablement, une attention exagérée, une fixation obsessionnelle, à l’idée « Seconde », qu’elle s’efforce de nier et de refouler.

Car « l’Un », qui contient l’idée « Première », est nécessairement aussi déjà un « Autre », — l’Autre de la multiplicité qui, quant à elle, n’est certes pas « une ».

L’idée du « Multiple » est donc essentiellement et indirectement liée à l’idée « Première », parce que le divers, le multiple, le varié, sont en soi arbitraires, et que cet arbitraire est la négation même, l’antagoniste logique de l’idée « Seconde ».

Le Multiple fait son alliance avec l’Un, et donc avec l’idée « Première », tout en refoulant en quelque sorte l’idée « Seconde ». C’est-à-dire que le Multiple, en tant qu’il se rapporte à l’Un, renonce à son propre statut, essentiel, ontologique, qui est d’être une entité véritablement « relative », et ontologiquement « Seconde », entrant en relation « conséquente », logiquement et formellement, avec l’idée « Première ».

En psychologie, la Sensation est « Première ». Le Sentiment (le Sens ou la Conscience) est provoqué par la réaction à cette Sensation, et il est donc qualifié de « Second ». La Conception (ou l’Intellection) qui s’en dégage après coup est, quant à elle, « Troisième », en tant qu’elle représente la médiation ou le lien conçu a posteriori entre la Sensation et le Sentiment.

En biologie, l’idée de rencontres ou de copulations arbitraires et hasardeuses en vue de la reproduction est « Première ». L’hérédité qui en découle est « Seconde », et le processus par lequel des caractères accidentellement hérités finissent par se fixer génétiquement et durablement est « Troisième ».

On peut aussi reformuler le principe « le Premier, le Second, le Troisième » en termes plus anthropologiques:

Le Hasard est « Premier », la Loi est « Seconde », la Coutume (ou l’Habitus) est « Troisième ».

L’Esprit est « Premier », la Matière est « Seconde », l’Évolution est « Troisième ».

Ces diverses illustrations sont empruntées à Charles S. Peirce , qui a fait du principe « First, Second, Third » la base de sa propre représentation de l’état général de la connaissance au 19ème sièclei.

Il estimait que de cette conception pouvait émerger une nouvelle métaphysique, qu’il qualifiait de « Philosophie Cosmogonique » (Cosmogonic Philosophy).

Il fit l’hypothèse cosmogonique suivante: au Commencement, — un commencement se situant dans un temps infiniment éloigné de nous –, régnait un « chaos de sensation impersonnelle » (a chaos of unpersonalized feeling), qui « était », sans liens, sans interconnections, sans règles ni régularités, et donc qui n’ « existait » pas en tant qu’ensemble, en tant que « monde ».

Dans ce chaos de sensations, s’entrechoquant en tout arbitraire, est sans doute apparu le germe initial d’une tendance générale, d’une propension à s’orienter dans un certain sens. La multiple fugacité des chocs, des rencontres et des interactions a alors laissé progressivement la place à des formes d’agrégation, d’accrétion, d’habitudes, puis à des régularités et des croissances, d’où ont émergé enfin ce qu’on pourrait appeler des principes généraux d’évolution de l’univers tout entier.

Charles Peirce affirma que ce schéma, dans sa grande généralité, et dans son abstraction, peut rendre compte des principales caractéristiques de l’univers, comme le temps, l’espace, la matière, la gravitation, les forces électromagnétiques, etc. Il invita en conclusion les « étudiants » du futur à reprendre ce schéma interprétatif pour aller plus loin.

Répondant à cette généreuse invite, je soumets à l’attention du lecteur intéressé par ces spéculations à la fois gratuites et fondamentales, le prolongement possible que voici.

Après « le Premier, le Second, le Troisième », pourquoi ne pas considérer le « Quatre » ou le « Quaternion »?

Le Quaternion est d’ailleurs un terme employé par C.G. Jung dans son analyse des rapports entre les archétypes que les nombres naturels représentent et l’inconscient collectif.

Jung avait vu que les nombres naturels avaient une capacité immanente à ordonner le domaine de la psyché et à le relier à celui de la matière. Il avait décrit comment les nombres peuvent servir d’instrument à notre conscience pour rendre conscients de tels ordonnancements et de tels arrangements. Ces idées furent reprises et développées à sa demande par sa disciple, Marie-Louise von Franz. En ce qui concerne le Quatre, ou Quaternion, il fut particulièrement l’objet d’un chapitre de son livre Nombre et Temps, intitulé: « Le Quatre, modèle de totalité du continuum unitaire dans les structures relativement closes de la conscience humaine et du monde corporel. »ii

Dans son étude sur le symbole de la Trinitéiii, Jung avait donné une description des trois premiers degrés de la conscience (humaine):

« Au stade du un, l’être humain vit encore d’une façon inconsciente et dépourvue de critique au sein de son entourage, subissant les choses comme elles sont. Au stade du deux, on voit apparaître une image dualiste du monde et de Dieu, de la vie, de la nature et de soi-même. La condition du trois correspond à l’intelligence intérieure, la réalisation de la conscience, l’unité retrouvée à un niveau supérieur, bref, à la gnose, la connaissance. Toutefois le stade final n’est pas atteint pour autant: une dimension manque à la pensée trinitaire; celle-ci est plate, intellectuelle, et favorise par conséquent un penchant aux affirmations absolues et intolérantes. »iv

Mais pourquoi s’arrêter au trois, si l’on considère que l’aventure de la conscience (dans l’univers) est loin d’être terminée, et ne fait même que commencer?

Il faut envisager sérieusement le passage à une nouvelle étape de la conscience universelle, telle qu’incarnée en l’homme, et même à une nouvelle métaphysique, qui ne serait plus moniste, dualiste ou trinitaire, mais qui s’inscrirait sous les auspices du Quatre.

« L’attitude psychologique et spirituelle correspondant à ce problème du trois et du quatre est décrite par Jung comme le progrès de la conscience passant d’une image du monde seulement pensée à une autre image où l’observateur se sent impliqué en tant que pensant et vivant l’expérience. La pensée franchit ainsi le pas allant de la construction intellectuelle de théories à la ‘réalisation’ spirituelle. »v

Allons plus loin ! Projetons-nous vers le lointain futur de la pensée!

Comment ne pas imaginer qu’ultérieurement, dans un avenir plus apte à un déploiement d’abstractions plus formidables encore, l’on en viendra à étudier le rôle archétypique, mystérieux et insondable de l’infinie suite des autres nombres naturels, dans la constitution progressive, infiniment évolutive de la Conscience cosmique?

On le pressent aussi, il faudrait méditer sur le rôle cosmogonique et métaphysique de nombres irrationnels, tels que π, ou de nombres transcendants comme e, dans la constitution de l’essence même de la conscience, et de son évolution.

On a pu théoriser pendant des millénaires que la Divinité était essentiellement « une », ou encore « trinitaire ».

Pourquoi ne serait-elle pas également, et sans contradiction, π-tique, e-esque, ou mieux encore, ∞-taire?

Ne faudrait-il pas oser même la symboliser par un aleph à l’indice infini, ℵ, pour reprendre la notation de Georg Cantor en matière de nombres transfinis, tout en l’amplifiant jusqu’à un nombre ‘infiniment transfini’, laissant loin derrière lui, on le conçoit, les premiers niveaux d’abstraction (comme le 1, le 2 ou le 3) conquis par l’Humanité dans ses premiers âges ?

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iCharles S. Peirce. Chance, Love and Logic; Philosophical Essays. Harcourt, Brace and Co. New York 1923.

iiMarie-Louise von Franz, Nombre et Temps. Psychologie des profondeurs et physique moderne. Editions La Fontaine de Pierre, 2012. Chapitre VII, pp. 124-143

iiiC.G. Jung. Essais sur la symbolique de l’esprit, pp. 220-221

ivMarie-Louise von Franz, Nombre et Temps. Psychologie des profondeurs et physique moderne. Editions La Fontaine de Pierre, 2012. Chapitre VII, pp. 134-135

vMarie-Louise von Franz, Nombre et Temps. Psychologie des profondeurs et physique moderne. Editions La Fontaine de Pierre, 2012. Chapitre VII, pp. 137