Un silence assourdissant.


Je sens et je sais que je suis un étant. Dirais-je que je ‘suis’ un ‘étant’, ou plutôt que je ‘suis’ un ‘étant-là’ ? Sur ce sujet, difficile d’ignorer l’expression de Heidegger, le Da-sein, qui met délibérément l’accent sur le là.

La langue allemande impose ici sa forme. On ne peut dire sein-da, comme en français être-là. En allemand, le da précède le verbe sein, il s’y accole comme un préfixe et le détermine à sa manière. Ce -là est un philosophique, lourd de sens. Il est censé incarner le monde dans lequel l’étant est, et peut-être même qu’il est chargé d’évoquer aussi l’instant, toujours , l’instant indissociable de l’étant-là, l’instant qui est le moment singulier du déploiement, toujours répété, toujours à l’œuvre, de l’être-là dans le temps.

Que je sois étant ou étant-là, l’idée d’étant implique qu’il y a déjà de l’être. Grammaticalement, l’étant est un participe présent du verbe être. Je pourrais même dire qu’il n’est qu’un participe présent de être.

L’étant, participe (grammatical) de être, donne envie de penser qu’il en participe aussi philosophiquement. C’est d’ailleurs une fort ancienne idée philosophique, platonicienne, que cette idée de participation.

C’est l’intuition que s’il y a des étants, c’est qu’il y a nécessairement de l’être, qui leur préexiste.

Il y a de l’être, – et cet être (substantif) se laisse quelque peu saisir par le verbe être. Par le biais de ce verbe, l’être peut se conjuguer grammaticalement de toutes sortes de façons.

Sois’ ! Je ‘suis’. Ils ‘seront’. Nous ‘fûmes’. Elle a ‘été’. Tu ‘serais’, ou tu ‘seras‘. Ou encore, à l’impératif passé : ‘Aie été’.

Toutes ces formes grammaticales ouvrent aussi des perspectives philosophiques, qui n’ont peut-être pas la même portée que celles associées à l’‘étant’, mais qui n’en sont pas moins dignes de considération.

Autrement dit, l’étant (qu’il soit ou pas ) n’est que l’une des modalités (grammaticales) du verbe être, et sans doute aussi n’est-il donc que l’une des modalités philosophiques de l’être.

Comme toutes les formes grammaticales qui en découlent, l’étant s’appuie originairement sur l’être qui est son paradigme.

De l’être, participent tous les étants qui ont en commun le fait d’être.

Mais qu’est-ce que l’être ? Une substance ? Une nature ?

L’être est ce dont on peut dire qu’il est, quelle que doit la modalité qui le fait paraître, qui le fait exister comme tel ou tel autre étant.

De là l’idée qu’il y a plusieurs variétés d’étants, qui ont en commun le fait d’être.

Allons plus loin : y a-t-il aussi plusieurs manières d’être ?

Cette question a son importance, si l’on tient à entrer dans les mystères les plus profonds de l’être, et notamment les mystères de ce que pourrait être (en théorie) l’‘être divin’.

Par exemple, peut-on dire du Dieu, ou de tout autre ‘être divin’, qu’il est un étant ? A l’évidence, non. Ce serait alors le rendre inférieur en dignité à l’être (abstrait) dont il tiendrait son ‘étance’.

Alors, peut-on dire qu’il est l’être ? Non plus. Ce serait là encore le réduire a priori, philosophiquement, en l’incarnant dans un ‘verbe’, — le verbe être, aussi noble soit-il.

Considérons un Dieu dans toute sa puissance, dans tout son mystère. Tout cela peut-il se résumer en un verbe, fût-ce le verbe être ?

Comment ne pas imaginer la possibilité (théorique) d’autres modalités de la présence divine que celles de l’être ?

La célèbre auto-définition de ‘l’Être divin’, révélée à Moïse, אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה , ‘éhyéh asher éhyéh’ (Gen 3,14) défie la traduction. La forme verbale éhyeh est la première personne de l’inaccompli du verbe hayah, être. On doit donc la traduire par « je serai » plutôt que par « je suis ».

D’ailleurs, ce verbe hayah a d’autres acceptions, plus fluentes que ‘être’, comme ‘devenir’, ‘naître’, ‘arriver’.

On pourrait donc traduire Ex 3,14, avec autant de justification : ‘Je deviendrai ce que (ou qui) je deviendrai’.

Mais, dira-t-on, ce futur devenir qui reste encore à advenir, sera encore de l’être. En un sens oui. Mais ce futur être, répliquera-t-on, sera lui-même à son tour en devenir, en puissance. Et c’est là l’essence du mystère, qui ne cesse de s’approfondir, à mesure qu’il semble se révéler.

On voit que l’affaire ne se résoudra pas avec des mots, fussent-ils aussi chargés de sens que être, – ou הָיָה.

Le verbe être se conjugue, mais l’idée d’être n’est peut-être uniquement que notre façon bien humaine de verbaliser et de comprendre un mystère dont nous ne percevons que quelques fragments, et dont les idées d’essence ou d’existence approchent faiblement.

Bien des jeux de mots peuvent tenter de pointer vers ce qui reste encore à découvrir. Heidegger, par exemple, a proposé le mot ek-sistenz, qui tente d’exprimer une modalité d’être ‘hors-de’, d’être en ek-stase (hinaus-stehen).

Ce sont des tentatives louables, bien entendu. Mais l’on ne peut s’en contenter. Le mystère, sans doute, est bien plus profondément caché, celé, scellé, que ce que peuvent en révéler les mots humains, ou les idées que ces derniers véhiculent.

Mais puisque je m’exprime ici avec des mots, et des idées, comment surmonter cette contradiction? On ne la surmontera pas. On approfondira l’intuition de la profondeur de l’abîme, en faisant varier les angles d’approche, en utilisant d’autres ressources, plus indirectes, plus poïétiques (du grec poïein, faire), comme celles du ‘jeu’, – par exemple en mettant du jeu entre les mots, ou dans les mots… Autrement dit, en tentant par tous les moyens de faire émerger de la différence.

Un commentateur de Heidegger a écrit : « L’homme opère la différence ontologique en dégageant l’être de l’étant (τὸ ὄν), comme son fondement (λόγος). Autrement dit, dans l’homme, l’être devient manifeste. Il est le lieu où l’être surgit dans le monde et par conséquent le là de l’être, ou l’être-là (Da-sein). »i

On trouve ici l’idée que dans le mot même d’ontologie s’introduit une dif-férence entre l’ôn et le logos. Une dif-férence, c’est-à-dire que le poids du sens porte (fero) différemment sur ce qu’est l’être et ce qui le fonde.

On rappelle que le mot ontologie vient du latin scolastique ontologia, lui-même composé à l’aide d’onto-, tiré du grec ancien ὤν (ônontos) « étant, ce qui est » et de -logia, tiré du grec ancien λόγος (logos) « discourstraité ».

On voit que le logos ne devrait pas être ici compris, étymologiquement, comme un ‘fondement’ (de l’être), mais seulement comme un ‘discours’ sur ‘l’étant’.

Il s’agit de reformuler ou de clarifier la pensée de Heidegger, qui intrique et imbrique la question de l’être et celle de son ‘fondement’.

Cette intrication ou imbrication est-elle justifiée ?

Elle pourrait l’être, si l’on pouvait être assuré de la réalité d’un tel fondement.

Mais elle paraît être moins justifiée, si l’on considère qu’il s’agit là, chez Heidegger, d’une pétition de principe, qui considère « l’être comme fondement de l’étant, ou comme le fondement de la manifesteté de l’étant ».ii

Le néologisme manifesteté (dont il faut s’efforcer de comprendre la nuance par rapport à un mot comme manifestation) est sans doute nécessaire pour traduire l’idée heideggerienne, si fortement liée aux ressources de la langue allemande, du fait (pour l’étant) d’être en soi le manifeste de l’être …

L’idée centrale de Heidegger est que la métaphysique traditionnelle a pu penser ‘à partir de l’être’, mais qu’elle n’a jamais réussi à ‘penser l’être comme fondement’. Et lui, Heidegger, va relever le gant. Il va penser « l’être comme fondement qui jette, par lequel l’homme est au monde comme être-là. »iii

Un « fondement qui jette », l’idée est originale. Ou bien pas du tout, si l’on considère qu’elle n’est qu’une façon de décrire avec des mots un peu drus n’importe quelle naissance. Naître, c’est toujours, d’une certain façon, être ‘jeté’ au monde.

Mais l’intention philosophique de Heidegger est plus générale que celle de viser cet instant d’exode, de ‘sortie hors’, et elle mérite attention. L’homme et l’être semble être faits l’un pour l’autre, ou même l’un par l’autre. « L’homme est ‘par l’être et pour l’être’ ; la communication de l’être lui donne ek-sistence et in-sistence, lui vaut émergence vers l’être et inscription dans l’être (…) L’être est un projet de l’homme, mais un projet qui remonte au jet de l’être, donc un ‘projet jeté’ (ein geworfener Entwurf). »iv

On pourrait traduire Entwurf simplement par ‘ébauche’, mais manquerait alors la dynamique du jet, du projet, et de la projection.

Ce qui importe c’est que l’homme serve l’être dans son ‘projet’, tout autant que l’être lui sert de ‘fondement’. Et que les deux soient liés.

Ce qui importe c’est de voir que l’homme et l’être sont inséparables l’un de l’autre.

Une formule de Heidegger l’exprime ainsi : « L’homme est l’être sont dévolus l’un à l’autre. »

Cette double ‘dévolution’ (Übereignung) implique une réciprocité, et donc un besoin mutuel.

« L’être a ‘besoin’ de l’homme, ce qui exclut la soi-disant ‘subsistance’ de l’être. L’être, en tant que fondement, est si relatif à l’homme qu’il n’en est jamais séparé, ni ne subsiste comme absolu en soi. »v

Si l’être ne peut être séparé de l’homme, il ne peut donc pas être posé comme absolu, et on ne peut l’isoler, ou le définir en tant que tel, indépendamment de l’homme. L’être et l’homme s’interpellent l’un l’autre. Plus exactement, l’être et l’homme sont liés par le langage. Le fondement du langage est l’interpellation de l’être (An-spruch des Seins) ou encore son ‘adresse’ (Zu-spruch) vis-à-vis de l’homme, et l’homme se doit d’apporter réponse ou correspondance à cette interpellation, à cette adresse. Ce faisant, l’homme et l’être se réunissent.

« Pour autant que cette correspondance ait lieu, l’être qui fonde et l’homme fondé y sont un, ce qui ‘n’hominise pas l’être’ mais accueille l’homme dans l’être. »vi

L’être est lui-même compris comme un abîme, un abîme sans fond, in-fondé.

Mais comment ce qui est ‘sans fond’, ce qui est abyssal, peut-il fonder quoi que ce soit ?

A vrai dire, le fondement dont il s’agit ici n’est que relatif. L’être ne fonde que ce qui est manifeste en l’homme, c’est-à-dire son étant. Il ne fonde que la manifestation de son étant. Mais cette manifestation est-elle la ‘réalité’ elle-même, la réalité finale ?

« L’être fonde, au sens de rendre manifeste, ou est le fondement de la manifesteté de l’homme et de tous les étants ; quant à savoir s’il est aussi le fondement de leur réalité, cela demeure une question ouverte, ou est passé sous silence. »vii

On doit interpréter ce silence comme l’indice d’un problème encore plus profond.

L’être est immanent à l’homme, et non séparable de celui-ci. Mais il possède aussi une dose de transcendance, puisqu’il fonde son apparence, sa manifestation.

S’il y a une réalité, à ce stade, c’est une réalité composée d’immanence et de transcendance. Mais la nature profonde de cette composition reste un mystère.

« Dès l’instant où nous regardons vers l’être, la transcendance est déjà devenue immanence, et il n’y a pas d’être complètement séparé de l’homme. Quant à savoir si la transcendance, en vertu de sa nature la plus intime, est toujours déjà et nécessairement retombée en immanence, voilà qui est écrit sous d’autres cieux. »viii

Qui peut rêver comprendre la nature la plus intime de la transcendance ?

Sur ce sujet, Heidegger se tait. Il ne prend pas position. Il rejette expressément l’athéisme, mais il veut aussi dépasser le théisme de la métaphysique traditionnelle, le métaphysique de la causa sui.

Il lie l’homme et l’être par le langage, et par l’immanence. Mais pour ce qui est de la transcendance de l’être, il n’y a guère que le silence qui vaille à son sujet, apparemment.

« On ne peut dire si finalement Heidegger va comprendre Dieu comme un fondement, car dans la situation actuelle il juge préférable de faire silence de pensée sur Dieu. »ix

Heidegger fait silence. Un silence assourdissant.

iJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.50

iiJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.50

iiiJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.51

ivJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.51-52

vJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.52

viJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.55

viiJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.55

viiiJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.56

ixJohannes B. Lotz. Martin Heidegger et Thomas d’Aquin. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétan. PUF, Paris, 1988, p.59

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