Si
l’on observe qu’il y a des êtres de par le monde, des univers
multiples, des arrière-mondes, et de l’Être même, on peut en
inférer que l’on peut construire dès lors une idée comme celle du
« Tout », un « Tout » qui comprendrait (par le
miracle de la pensée) tous les êtres, tous les mondes et tout
l’Être.
Mais
cela n’épuise pas le mystère.
Avoir
l’intuition de quelque chose comme le « Tout » est un bon
début. Mais il faut aller plus loin: qu’est-ce que le « Tout »,
qu’est-il essentiellement?
Et,
question liée, qu’est-ce que quelque microscopique partie de ce Tout
(ou quelque « étant » relevant de l’infiniment presque rien
face au Cosmos total) pourrait être en mesure de « penser »
ou de « dire » à propos du Tout?
C’est
là le paradoxe de l’être humain, et le défi de l’être pensant. Il
est sans doute ‘presque rien’ vis-à-vis du Tout, mais il n’est pas
rien quand même. Il est presque complètement incapable de concevoir
ce qu’est effectivement le Tout, mais pas totalement. Tension
stimulante.
Ce
sont les philosophes Grecs qui ont été les premiers en Occident à
réfléchir sur la nature ultime du Tout, au moins un millénaire
après leurs prédécesseurs védiques, mais non sans une précision
spécifique et une profondeur réflexive propre.
C’est
d’ailleurs là un des avantages intrinsèques de la langue grecque,
qui permet par sa structure même de forger et de manipuler les
abstractions, par l’effet quasi-miraculeux de l’article défini (τό,
le)
transformant aisément un adjectif, un verbe ou un adverbe en
substantifs, et partant, en ‘substances’, au moins putatives, mais
invitant par là-même à la réflexion.
Ainsi
l’adjectif πᾶς
(au féminin πᾶσα, au
neutre πᾶν)
signifie ‘tout, toute’.
Mais lorsqu’on le fait précéder de l’article défini, il peut
prendre divers sens, nettement ‘philosophiques’.
Ainsi τό
πᾶν
(to
pan)
peut signifier « le
Tout, le tout
ensemble, l’univers » ou « la chose principale, l’important »,
et dans un sens temporel:
« toujours »
(l’éternité?). Au
neutre pluriel (πάντα),
il signifie « tout le possible »,
ou encore « toutes
sortes de choses, toutes les formes ».
Au
neutre singulier, et avec une majuscule, Πᾶν,
il est le nom du dieu Pan.
On
conçoit que ce mot puisse
induire
philosophiquement
une conception
panthéiste ou moniste du monde.
Mais
il faut compter
avec les capacités retorses des penseurs
grecs, en particulier les philosophes néo-platoniciens, qui se sont
efforcés de donner à ce mot le sens de « l’Être universel ».
Ainsi
Plotin, tel que traduit par Émile Bréhier, dit:
« Si
vous êtes capable d’atteindre l’être universel, ou plutôt si vous
êtes ‘en lui’ [ἐν τᾦ παντὶ], vous ne chercherez plus
rien; si vous y renoncez, vous inclinerez ailleurs, vous tomberez, et
vous ne verrez plus sa présence parce que vous regardez ailleurs.
Mais, si vous ne cherchez plus rien, comment éprouverez-vous sa
présence? C’est que vous êtes près de lui et que vous ne vous êtes
pas arrêté à un être particulier; vous ne dites plus de
vous-même: ‘Voilà quel je suis’; vous laissez toute limite pour
devenir l’être universel.
Et
pourtant vous l’étiez dès l’abord; mais comme vous étiez quelque
chose en outre, ce surplus vous amoindrissait; car ce surplus ne
venait pas de l’être, puisqu’on n’ajoute rien à l’être, mais du
non-être.
Par
ce non-être, vous êtes devenus quelqu’un, et vous n’êtes l’être
universel que si vous abandonnez ce non-être. Vous vous agrandissez
donc vous-même en abandonnant le reste, et, grâce à cet abandon
l’être universel est présent.
Tant
que vous êtes avec le reste, il ne se manifeste pas. Il n’est pas
besoin qu’il vienne pour être présent; c’est vous qui êtes parti.
Partir
ce n’est pas le quitter pour aller ailleurs, car il est là; mais,
tout en restant près de lui, vous vous en étiez détourné. C’est
ainsi souvent que les autres dieux n’apparaissent qu’à un seul homme
bien que plusieurs hommes soient présents, – c’est que cet cet homme
seul est capable de les voir. Ces dieux, ‘sous mille aspects divers
parcourent les cités’. Mais c’est vers le dieu suprême que se
tournent les cités, ainsi que le ciel et la terre entière; c’est
près de lui et en lui qu’ils subsistent tout entiers; les êtres
véritables, jusqu’à l’âme et la vie, tiennent de lui leur être,
et ils aboutissent à son unité parce qu’elle est infinie et
inétendue. »i
Qu’on
l’appelle le « Tout », ou l’ « être universel », ou
de quelque autre nom transmis au long des millénaires, l’important
c’est de chercher à l’atteindre, ce « Tout », cet « Être »,
et de désirer entrer « en » lui, d’aller au-delà de toute
limite, et devenir à la fin le Tout, cet être-là.
Tant
qu’on n’a pas réussi à aller au-delà de soi-même, au-delà de ce
‘soi’ qui n’est pas grand chose, tant qu’on n’a pas réussi à
devenir un « être véritable », on reste toujours au fond
dans le non-être.
Mais
comment devenir un « être véritable », et atteindre le
« Dieu suprême », celui que d’innombrables cités jadis
révéraient, celui que le ciel et la terre entière louent?
Tous
ont leur chance. Mais il faut commencer par se mettre en marche.
C’est un long voyage.
Tant
que l’on n’est pas « en » lui, (et le sera-t-on jamais? –
nul ne le sait), il faut sans cesse s’efforcer de s’en approcher,
pour en être toujours plus « près », car c’est seulement
quand on est plus « près » que l’on commence d’être
« véritablement », « entièrement », « absolument »
(πανταχοὖ).
Et
comment s’en approcher?
Plotin
dit que quand on s’ajoute quelque chose (en plus du Tout), quand on
devient « quelqu’un » (par opposition au Tout), alors on
devient ‘moindre’ que le Tout par cette addition même. Il faut donc
retrancher tout ajout, écarter toute négation, enlever de soi tout
ce qui n’est pas seulement le Tout, tout ce qui n’est que partie du
Tout.
Pour
prendre une autre métaphore, il faut « sacrifier » le soi et
ses « parties », si l’on veut approcher de l’idée du « Tout ».
Serait-ce
que le soi encombre, voile, aveugle? Oui, sans doute. A quoi sert
donc le soi ? Pourquoi a-t-on un ‘soi’ s’il s’agit ensuite de s’en
débarrasser?
Le
soi est un vêtement, ou une ‘cosse’, sans doute nécessaire pour
grandir. Mais un jour il faut changer de vêtement quand on a grandi
au-delà du premier âge.
On
ne peut rester petit. C’est Platon qui le dit:
« La
petitesse d’esprit est incompatible avec une âme qui doit tendre
sans cesse à embrasser l’ensemble et l’universalité du divin et de
l’humain (…) Mais l’âme à laquelle appartiennent la grandeur de
la pensée et la contemplation de la totalité du temps et de l’être,
crois-tu qu’elle fasse grand cas de la vie humaine? Un tel homme ne
regardera donc pas la mort comme une chose à craindre. »ii
Mais
si l’âme individuelle doit grandir, ne pas rester petite, qu’en
est-il du Tout lui-même? Doit-il grandir aussi? Ou sa taille de
« Tout » est-elle optimale? Pérenne? Ou encore: s’il
s’ajoute de l’être se diminue-t-il par cette addition même?
Cette
question n’est pas rhétorique. Le Véda l’a posée formellement, en
évoquant l’auto-sacrifice du Dieu suprême.
Que
se passe-t-il lorsque le Tout, que le Véda appelle le Dieu suprême,
le Seigneur des créatures, décide de se « sacrifier »
Lui-même, avant même (et peut-être afin) que quelque création
n’advienne ?
Le
Ṛg Veda décrit
en
effet le
Sacrifice du Dieu (devayajña),
ou
l’auto-immolation
du Créateur
(dont
le nom est Prajapāti)
comme
étant la condition de la
Création
même.
C’est
seulement parce que Prajāpati se sacrifie Lui-même
en
oblation qu’il
peut donner à la
Création
son propre Soi.
Par
cet acte unique, le Sacrifice divin devient le « nombril »
de l’univers :
« Cette
enceinte sacrée est le commencement de la terre ; ce sacrifice
est le centre du monde. Ce soma est la semence du
coursier fécond. Ce prêtre est le premier père de la parole. »iii
D’où
le célèbre commentaire :
« Tout
ce qui existe, quel qu’il soit, est fait pour participer au
sacrifice. »iv
Pour
nous qui réfléchissons sur cette tradition plurimillénaire, si
longtemps après, les questions abondent. Tout ce qui existe est-il
donc fait pour participer au Sacrifice, y compris le Tout lui-même?
Mais
si c’est le Tout lui-même qui se « sacrifie », qu’est-ce
qu’il « reste » après que le Tout se soit sacrifié?
Quant
le Tout se sacrifie, il ajoute à son être du non-être, c’est à
dire qu’il ajoute des étants au monde. Il se diminue, mais en se
diminuant il s’augmente. Il s’éloigne de Lui-même, il se vide de
lui-même, il s’absente de lui-même, il n’est plus « présent »
à lui-même, mais il est « présent » (dans les deux sens du
mot) à ses créatures, et à sa Création.
L’on
voit là que l’être du Tout n’est pas de même nature que l’être de
l’étant qui participe au Tout.
Quand
l’étant participe au Tout, tout ajout, tout surplus, l’amoindrit.
Quand
le Tout « ajoute » des étants à l’être, en les créant, il
sacrifie une part de son propre être. On peut le reformuler ainsi:
en ajoutant de l’être créé, il s’ajoute à lui-même du
« non-être ».
Le
Sacrifice crée de l’être en renonçant à l’être.
Un
autre mot pour le dire: le Sacrifice c’est l’amour.
i
Plotin. Ennéades VI, 5, 12, 13-36. Traduction Émile Bréhier. Ed.
Les Belles Lettres, Paris, 1983, p. 212
iiPlaton.
La République. 486 a, cité par Marc Aurèle, Pensées VII,
35. Cf. Pierre Hadot. Exercices spirituels et philosophie
antique. 1987.
iii
RV
I,164,35
ivSB
III,6,2,26
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