De la « transformation mondiale » et de l’échec relatif des OMD


Une « transformation mondiale » affecte l’écosystème entier, et commence d’impacter sérieusement les structures sociales, économiques et politiques de la planète.
C’est un phénomène difficile à saisir dans toutes ses dimensions. Plusieurs types de changement opèrent simultanément, et affectent des domaines éloignés en apparence, mais interdépendants en réalité. La crise économique et financière, l’augmentation rapide de la population, le changement climatique, le pic dans l’usage des énergies fossiles, l’acidification des océans, la pénurie d’eau douce et de terres arables, la diminution de la biodiversité, sont autant de dimensions ou d’indicateurs des changements en cours, et de menaces pour le développement durable.
La complexité des liens entre les diverses dimensions de la « transformation mondiale » induit une imprévisibilité structurelle, et une non-linéarité probable des réactions du « système-monde ». Elle se double de la difficulté à inférer à partir de temps longs de gestation, des temps rapides d’accélération, avec des points critiques, des points de « basculement » (« tipping points »). Il est difficile par nature de conceptualiser a priori la nature de tous les points de basculement potentiels. Mais ils sont déjà à l’œuvre. Par exemple, dans l’océan arctique le réchauffement climatique induit déjà des dégagements gigantesques de méthane, gaz 80 fois plus nocif que le CO² par rapport à l’effet de serre. Des boucles de rétroaction actuellement mal comprises ont le pouvoir de démultiplier en des temps très courts les effets catastrophiques d’un réchauffement graduel.

Une autre difficulté pour les observateurs vient de la dispersion et de la fragmentation des causes, des opérateurs, des décideurs, des intérêts en jeu, de l’hétérogénéité des approches entreprises, des niveaux de pouvoir mobilisés, et de l’opacité des décisions effectivement prises au-delà des effets d’annonce (un bon cas d’école est l’échec effectif des négociations sur le changement climatique 20 ans après la Conférence de Rio).
D’un autre côté, l’analyse fait apparaître des lignes de force communes (convergence, complexité, interdépendance), souligne la permanence de grands débats sociétaux (comme la question de la définition de l’intérêt général). Elle fait surgir aussi des questions conceptuelles entièrement neuves et radicales sur la vie et la non-vie, la nature et l’artificiel, le rôle de « l’anthropocène », et de l’humanité, sujet et objet de son propre destin.

Cette nouvelle forme de complexité systémique relie effectivement des domaines aussi divers que le changement climatique, les nanotechnologies, la biologie de synthèse, mais aussi l’évolution de la propriété intellectuelle, la régulation des échanges mondiaux, la gouvernance et la fiscalité (équité, évasion, dumping), la régulation de l’usage des biens publics mondiaux  et la participation concrète des citoyens à la construction du futur.

La « grande transformation » : projet politique et impératif éthique.

La profondeur des changements prévisibles et leur caractère mondialisé font prévoir un bouleversement considérable, à relatif court terme. C’est pourquoi on doit s’efforcer de penser et de conceptualiser cette « transformation mondiale », puis de soumettre les divers modes de réaction politiques et sociétaux à des processus d’approbation démocratique selon toutes les formes de représentation mobilisables.
La « grande transformation » n’implique pas seulement un nouveau projet politique ou social : elle apparaît comme un « impératif éthique », et l’élaboration d’un « contrat social mondial » c’est-à-dire d’un « grand récit » (« master narrative »), prenant en compte l’exigence des transformations politiques et sociales à l’échelle planétaire et orientant l’attention, l’énergie et l’action des citoyens et des politiques à l’échelle mondiale. Il s’agit d’assurer au mieux le passage vers une société mondiale « post-fossile », qui reste à définir.

Impact global des technologies « convergentes ».

Dans le même temps apparaissent de nouveaux domaines et objets techniques, au sein d’ambitieux programmes de recherche (sur les nanotechnologies, les biotechnologies, la biologie de synthèse, ou la géo-ingénierie) qui semblent pouvoir apporter des solutions à hauteur des défis globaux.  D’où des raisons pour un nouvel optimisme. L’influence politique et sociale des technosciences augmente d’autant plus qu’elles « convergent ». La convergence des nano-, bio-, info-technologies, et des technologies cognitives (NBIC), favorise aussi, malheureusement, un déferlement de promesses hasardeuses, d’exagérations médiatiques et d’initiatives guidées par la perspective de profits rapides et de nouvelles tentatives d’appropriations globales des biens communs (« global commons »).

Les solutions techniques que les technosciences font miroiter peuvent être ciblées, spécifiques (par exemple le piégeage du CO² afin d’atténuer l’effet de serre, la désalinisation pour lutter contre l’appauvrissement des ressources en eau douce, le développement de bactéries capables de produire de l’énergie propre, de traiter les eaux usées ou les terrains contaminés…). Ce ciblage technique n’est pas néanmoins exempt d’hubris : leur utilisation à large échelle (géo-ingénierie) provoque de graves inquiétudes.
Elles peuvent être aussi présentées comme des utopies générales, avec une crédibilité appuyée par des soutiens politiques conséquents de la part de grands opérateurs nationaux ou régionaux. Ainsi les nanotechnologies ou la biologie de synthèse portent de nombreux espoirs. Elles permettront, pour certains, de viser une « transformation de la civilisation ».
Cependant, les techno-sciences sont devenues elles aussi une source de risques. Elles pourraient même faire davantage partie du problème que de la solution.

Les difficultés de la « gouvernance mondiale ».

A la complexité systémique et programmatique s’ajoute le fait que de nombreuses implications des questions émergentes sont non seulement difficiles à prédire mais « fondamentalement inconnaissables » (fundamentally unknowable).
Pour y faire face des formes de gouvernance intergouvernementale ont été mises en place, mais semblent s’affaiblir dans le contexte de « crise » économique globale, qui vient compliquer la donne. A titre d’exemple, la Convention des Nations unies pour la Biodiversité a pu provoquer en 2010 l’établissement d’un moratorium sur toutes les formes de géo-ingénierie. Mais, dans un autre sens, l’échec relatif de la réunion de Doha en décembre 2012 (COP18 et CMP18) montre la difficulté de renforcer l’esprit du protocole de Kyoto, 20 ans après l’adoption de la CCNUCC (UNFCCC). On observe la cacophonie des parties prenantes et leur confusion quant aux niveaux d’intervention requis et à la façon de hiérarchiser les approches économiques politiques, éthiques, juridiques, sociales, environnementales, sanitaires et sécuritaires.
D’un côté, de grands acteurs politiques et économiques sont absents de programmes comme le protocole de Kyoto (Etats-Unis, Chine, et maintenant Canada) et nient la crédibilité des organes des Nations unies. De l’autre, des pays font preuve de volontarisme et demandent une révision de la Charte des Nations unies afin de renforcer l’approche multilatérale pour prendre en compte le défi mondial du développement durable.

C’est dans ce contexte complexe et mouvant qu’il faudrait traiter en priorité  l’axe « science-politique-société » (SPS), en réfléchissant sur l’intégration des approches éthiques, juridiques et sociétales, à travers un traitement politique (gouvernance, participation, consultation), et prospectif (aspects culturels et philosophiques, épistémologie politique, régimes épistémiques, régimes culturels, « master narratives ») touchant de façon transversale les processus de transformation mondiale.

Au-delà de la veille stratégique et de la réflexion normative, il s’agit de formuler une stratégie de l’éducation au développement durable, à la pensée systémique, collaborative et critique, et d’encourager l’accès universel aux connaissances pour faciliter la « transformation mondiale ».
Il faudrait promouvoir spécialement l’importance stratégique des « biens communs mondiaux », et le rôle spécial que le système des Nations unies peut jouer pour leur protection et leur défense dans des domaines comme l’accès à l’eau douce, les océans, le patrimoine génétique, la biodiversité, le domaine public des informations et des connaissances, la diversité culturelle.
Les « biens communs mondiaux » font aussi partie des axes clés dans les politiques intégrées des « sociétés de la connaissance ».
Il s’agit surtout d’éviter le risque d’éparpillement et de « balkanisation » qui résulterait de la simple juxtaposition d’approches sectorielles ad hoc.

Une éthique, une philosophie et une anthropologie culturelle des « transformations mondiales ».

Il faut promouvoir à l’échelle mondiale une anthropologie culturelle, une sociologie et une éthique des « transformations mondiales ». Les approches éthiques sectorielles (éthique des sciences et des technologies, bioéthique, nano-éthique, éthique de l’eau douce, éthique du changement climatique, éthique de l’environnement, éthique du développement, info-éthique) ne suffisent pas à rendre compte de la complexité globale des enjeux. Il faut envisager d’aborder le problème de la transformation mondiale de manière plus systémique, en traitant de façon synoptique les dimensions politiques, sociales, techniques, économiques, environnementales (qu’il reviendrait à une « éthique des transformations mondiales » de formuler et d’articuler en tant que complément d’un projet de société).
Cela inclut une analyse éthique et philosophique de l’évolution des « sociétés de la connaissance », en tant qu’elles sont confrontées aux défis de la « transformation mondiale », ainsi qu’une analyse politique des avantages et inconvénients de la convergence épistémique induites par les nano-bio-info technologies. (L’« épistémologie politique » a pour tâche d’étudier l’impact politique des régimes épistémiques prévalant dans une société donnée. Elle équivaut à une philosophie politique des sociétés de la connaissance. Elle fait une analyse éthique de leur convergence ou de leur divergence possible avec les régimes classiques des sciences naturelles, humaines et sociales.)

L’approche éthique doit de plus affronter les défis propres à la mondialisation des questions. Au-delà de valeurs éthiques essentielles (dignité, liberté, égalité, solidarité, justice, droits humains) qui sont en général reconnues, il faut harmoniser les approches éthiques développées dans des contextes culturels ou nationaux très divers, ainsi que les méthodologies employées pour les rendre effectives, synthétisant la variété des approches en une « méta-éthique ».

Inversement, il faut aussi traiter le problème des territoires « sans éthique ». Sans même parler d’Etats faillis, ou de zones de non-droit, on peut se préoccuper de l’existence de zones de « dumping » éthique, social ou fiscal.

Enfin, la réflexion sur une éthique de la transformation mondiale ne peut échapper à la question de la finalité que l’humanité doit donner à son propre développement. En témoignent les diverses formes que pourrait prendre une telle éthique: anthropocentrique, bio-centrique, ou éco-centrique, qui représentent autant de « grands récits » différents.
La réflexion éthique doit aborder le problème philosophique de la condition humaine face à son développement irréfléchi, « impensé », et peut-être « impensable ». H. Arendt avait prédit que toutes nos « connaissances » et notre « know how » pourraient faire de nous des « créatures privées de pensée ».
“If it should turn out to be true that knowledge (in the modern sense of know-how) and thought have parted company for good, then we would indeed become the helpless slaves, not so much of our machines as of our know-how, thoughtless creatures at the mercy of every gadget which is technically possible, no matter how murderous it is.”

Ainsi les nano-biotechnologies imposent presque subrepticement un nouveau « régime épistémique », qui suscite des questions cruciales sur la nature et l’artificiel, la vie et la non-vie, « l’augmentation » de la nature humaine (« l’homme v. 2.0 »). Ces questions qui sont loin d’être simplement techniques, doivent sans doute recevoir une attention beaucoup plus large que celle de comités d’éthique ad hoc.

Surtout, il faudrait compléter la réflexion éthique sur les nouveaux régimes cognitifs par une philosophie politique de la mondialisation.
La planétarisation des enjeux de gouvernance implique une refondation du politique, de la démocratie, à travers un dialogue science-politique-société complètement renouvelé et renforcé. Les menaces sur la survie même de l’humanité impliquent que toutes les valeurs éthiques sont elles-mêmes directement menacées. Tout comme la vérité est la première victime en cas de guerre, l’éthique serait la première victime d’une panique planétaire.
Le « principe de précaution » devrait s’appliquer à prévenir par l’information, l’éducation, la participation du public ce risque de panique planétaire (sociale, économique ou boursière) avec ce qui pourrait être perçu comme les premiers prodromes de la catastrophe.

Veille systémique, réflexion transdisciplinaire et implication des populations.

Un suivi permanent, interdisciplinaire, des menaces globales doit associer les ressources des sciences de la nature et des sciences humaines, et faire participer tous les niveaux des sociétés développées et en développement (particulièrement les jeunes et les femmes). Un immense effort, permanent, de réflexion et d’analyse doit affronter toutes les dimensions du changement social, économique, scientifique et technique qu’elles induisent. Un tel suivi, « en temps réel », avec une diffusion mondiale des acquis ou des échecs, serait une première dans l’histoire de l’humanité. Ce processus de « veille » pourrait adopter le prisme d’une approche éthique des « transformations mondiales », avec une attention particulière à la structuration des « sociétés de la connaissance » en tant qu’elles jouent un rôle dans ces processus de transformation mondiale (culture de la participation citoyenne, transparence démocratique, éducation à la pensée systémique et à la pensée critique, accès ouvert aux savoirs collectifs et au domaine public de la connaissance et des données).

Positions éminentes, biens communs mondiaux et « contrat social mondial ».

Il est urgent d’identifier les secteurs stratégiques d’intervention et de « positionnement éminent ». Par exemple, les « Global Commons » (la res communis mondiale), le patrimoine mondial de l’humanité en tant que “domaine public” (régi par les autorités étatiques) ou bien en tant que “domaine mondial” régi par des formes émergentes de gouvernance mondiale, le patrimoine intergénérationnel font partie de ces lieux de positionnement stratégique pour une action éthique à caractère mondial.
Les « Global Commons » ont diverses formes (par exemple l’espace extra-atmosphérique, la « zone » maritime de haute mer, ou les “Nano Commons”). Il faut se saisir de ce défi posé aux politiques publiques du 21ème siècle, et s’attacher à définir les principes éthiques d’une lutte contre la « tragédie des communs » (“Tragedy of the Commons”).
Ceci pourrait inclure une réflexion approfondie sur les nouveaux paradigmes de la propriété intellectuelle, ainsi que les pays de l’OCDE commencent à la réclamer, notamment dans le domaine des nanotechnologies et de la biologie de synthèse. Les concepts de « propriété collective » des brevets et des données, de « domaine public » à protéger et à renforcer, de développement des exceptions légales (« fair use ») dans un contexte de crise climatique et environnementale aigüe, ainsi que la généralisation des idées d’accès ouvert et de sources ouvertes (« open source ») déjà testées dans le contexte de la société de l’information (ex : BioBrick Public Agreement et MIT Registry) pourraient être des pistes de recherche-action.

La réflexion prospective pourrait s’étendre à l’éthique de la fiscalité des « commons », que l’on pourrait appliquer aux fins d’une redistribution équitable. Le principe d’une telle fiscalité mondiale a déjà reçu un commencement de mise en œuvre avec l’idée de taxer les opérations financières (Taxe Tobin) ou de taxer les voyages aériens, puisque ceux-ci contribuent pour une bonne part à la diffusion des gaz à effet de serre.
On pourrait significativement étendre ces dispositifs à la taxation de l’usage de la haute mer par les bateaux cargos, qui contribuent indubitablement à la mise en danger de la faune et de la flore marine.
A l’ère de la dématérialisation de l’économie, les idées d’une taxe numérique sur les biens échangés électroniquement par le biais des grands opérateurs mondiaux ou l’idée d’une taxe sur les données personnelles sur les  opérateurs qui les accumulent à des fins lucratives (« personal data-mining ») commencent à apparaître. Il s’agit d’adapter les fiscalités nationales, régionales ou mondiales à la nouvelle « économie de la multitude », qui se développe dans le « virtuel », afin de rendre plus transparents (notamment du point de vue fiscal) les liens entre les territoires réels et les espaces virtuels, ces derniers ne devant pas être voués à devenir autant de zones supplémentaires de dumping social et fiscal.
Ces aspects sont d’autant plus cruciaux que les perspectives d’atteinte à la vie privée du fait des nanotechnologies (« Nanoscale information gathering systems ») sont particulièrement préoccupantes. L’une des manières de limiter l’impact probable de la déferlante des nanotechnologies en matière d’invasion de la vie privée est de réguler toutes les formes de bases de données personnelles accumulées à des fins privatives.
Un autre aspect de la manière dont une réflexion éthique sur des formes de fiscalité mondiale pourrait se met en place serait de s’attaquer à l’analyse des subsides et aides publiques consacrées aux producteurs et consommateurs d’énergie fossile, ou aux opérateurs impliqués dans la surpêche. Les montants en cause se comptent par plusieurs centaines de milliards de dollars des USA. Une alliance des « agents de changements » dans la société civile, dans les acteurs de l’économie « verte » et dans les communautés scientifiques, pourrait gagner à être soutenue politiquement par les Nations unies ou l’OCDE, afin de tenter d’éliminer les barrières fiscales qui, sous couvert de répondre aux besoins stratégiques en énergie ou d’encadrer l’accès aux ressources halieutiques, entravent en réalité le progrès des « grandes transformations » nécessaires, en encourageant des pratiques  manifestement à contre courant total des nécessités du développement durable.
Le concept de « Transformation Mondiale » pourrait incarner la nécessité de consultations élargies, en vue d’établir un Contrat social mondial, sur fond d’une nouvelle ère des Lumières, mondiales et post-fossiles.

خَيْر Une manière inouïe en Occident


En arabe, le mot خَيْر , (Khaïr), bien, bon, a la même racine que le mot خِيار  (Khiyara), choix, liberté. Cette même racine forme aussi le verbe خَارَ   (Khara) qui veut dire : obtenir quelque chose de bon, mais aussi : préférer, donner la préférence à l’un sur l’autre, choisir quelque chose.

Cette grande proximité sémantique entre le bon et le libre me paraît riche.

Elle pourrait servir d’argument dans le fameux débat sur le libre arbitre.

Notons qu’on ne la trouve ni en grec, ni en latin, ni en français, ni en anglais, ni en russe.

Le grec, par exemple, est très sensible au rapport  entre le bien, le bon et la beauté extérieure : c’est le kalos kagathos. Il n’y a pas de place pour la liberté dans ce bien-là.

En latin, le bonum, et en français, le bien, ne connotent nullement la liberté.

Le russe dispose de deux mots, dobro et blago, qui se traduisent par le bien et le bon. Ces deux mots sont caractéristiques de l’opposition entre la langue haute (le vieux slave, ou slavon) et la langue basse (le russe). Le dobro est russe. Le blago est slavon.

Le blago est une grâce, un don de Dieu. Il appartient au monde « haut ».  Le dobro relève de l’action humaine. Il peut s’acquérir par la volonté et le devoir. Il appartient au monde « bas ».

Le dobro a donc un rapport avec la volonté et la liberté. Mais pas le blago.

Au demeurant, les notions de liberté et de volonté se traduisent en russe par des mots complètement différents : svoboda et volia.

En anglais, le good  et le right occupent la scène. Le good c’est le bon, et le right c’est le  bien et le juste. C’est une nuance significative. L’utilitarisme et le nominalisme anglais se reconnaissent immédiatement à l’idée « intraduisible en français »[1] de priority of the right over the good, qui revient à affirmer la priorité du juste, c’est-à-dire la priorité des droits individuels, par rapport au bien général. Le monde « haut » est ici inversé par rapport à la vision russe… Le monde « haut » est celui de l’individu affirmant sa primauté, sa volonté et son droit sur tout idéal « commun » ou « général ».

Il me plaît de rêver au mot خَيْر, qui lie le bon et le libre d’une manière tout-à-fait inouïe en Occident.


[1] Selon l’article « Right, just, good » du Vocabulaire européen des philosophies, 2004.

L’homme est un jardin


L’idée de jardin est tout entière dans cette contradiction : c’est un clos ouvert. En témoigne le « Haha ! ». Un certain William Kent inventa la clôture des jardins par des fossés – et non par des murs. Le promeneur parvenu aux limites du jardin, découvrait alors un vaste paysage, non fermé aux regards, et heureusement surpris par cette perspective, se disait : « Haha ! ». La nature tout entière se liait virtuellement au jardin privé.

Le jardin possède une forte affinité avec le virtuel, à un triple titre. Il est le lieu de trois mystères, de trois puissances – la croissance, la fertilisation, la métamorphose. Ou, pour faire image, le germen, le pollen, et l’Eden.

Au germen, nous associerons le concept de simulation. Au pollen, nous lierons l’idée de navigation. A l’Eden, nous attacherons la notion d’interaction.

Le germen.

La caractéristique essentielle des systèmes de production numérique d’images possède une certaine analogie avec la nature des jardins. Il faut considérer la possibilité de générer (d’engendrer) des images grâce à quelques lignes de code comme une sorte de jardinage « par le langage». Le programme informatique fonctionne comme une sorte d’ADN symbolique. On peut faire pousser des images dans son ordinateur, qui devient ainsi une serre artificielle, prête à toutes les manipulations génétiques.

Il ne s’agit pas simplement de simuler la synthèse des plantes, mais leurs interactions, leurs croisements chromosomiques, leurs archéologies, leurs divagations imaginaires, leurs reconstructions putatives, leurs lois physiques poussées jusqu’à leur dernière logique, leurs dynamiques millénaires, leurs greffes et leurs mutations.

Le jardin virtuel est un jardin fait d’images et de langages. On y considère la nature comme un roman et les espèces y sont des phrases, proustiennes ou rimbaldiennes. Cette métaphore est bien double. On simule le végétal par le digital, d’un côté. On considère le nombre comme une nature, de l’autre. Double fécondation.

Pollens.

Les jardins naviguent aux quatre coins de la Terre. Ils sont comme des nefs, bien encloses. Ceints de murs, les jardins de tous les temps aspirent à l’intimité. Mais quels effluves! Leurs vents sont leurs voyages. Les pollens dérivent et fécondent la terre entière. Le jardin voyage par l’eau et par le vent. Ils sont arrosés d’ailleurs. L’eau vient les nourrir depuis des terres lointaines. Les vents et les insectes sont des messagers sans frontières. Errance des graines, des boutures, des parfums. Le jardin concentre, il élabore des sucs et des odeurs. Le jardin diffuse et distribue. C’est une métaphore convaincante du Web. Le Web est une sorte de jardin moderne. On cultive son blog comme jadis son potager ou un parterre de fleurs. Java est une sorte de légume, plutôt remuant, qu’il convient de bien arroser.

Chaque herbe, chaque fleur de son territoire est désormais reliée à la carte du monde. La correspondance entre le microcosme et le macrocosme n’est plus un simple délire romantique, elle devient un phénomène physique, électromagnétique. Les balises GPS de positionnement par satellites permettent d’affecter d’une relation arbitraire tout morceau de territoire à tout autre morceau de territoire.

Eden.

Les jardins interagissent en permanence avec la nature, et passagèrement avec nous. A Byzance, on aimait mettre des automates dans les jardins. C’étaient des figures de bois animées par des courants d’eau. Au Japon, l’eau s’allie au bambou pour ponctuer le temps de coups secs. Madame de Staël rapporte que « souvent au milieu des superbes jardins des princes allemands, l’on place des harpes éoliennes près des grottes entourées de fleurs, afin que le vent transporte dans les airs des sons et des parfums tout ensemble. »

Mais le jardin interagit aussi avec l’homme. Nous savons que lorsque l’on caresse une plante ou que l’on presse délicatement une feuille, ou un pétale, un potentiel électrique s’établit, qu’il est aisé de repérer et d’utiliser, pour alimenter des machineries ou des images, des simulateurs ou des écrans…

Maintenant que nous savons cela, les jardins d’Eden, leurs délices, semblent presque impossibles. Comment jouir au milieu de ces plantes hystériques. Comment cueillir les roses de la vie, quand on les entend protester de toute la force de leurs potentiels électriques?

Nous sommes un peu des jardins nous-mêmes, et nous sommes aussi notre propre jardinier. Nous germons, nous poussons, et nous semons nos pollens de par le monde. Nous sommes à la fois pomme et Eden, et la main, la dent et le serpent.

L’homme est une sorte de plante, que tout touche et que tout effleure. Il s’enfonce dans la terre comme une radicule avide. Il s’élance vers le ciel, il boit le soleil. Mais c’est une plante particulière : c’est une plante qui se plante elle-même, une plante qui se bouture et qui devient jardin. L’homme se contient lui-même, et il contient ce qui semble le contenir. Il est bien plus vaste que ses désirs, et que sa vision.

L’homme est aussi une sorte de pollen. Il erre. Il ne sait pas vraiment où il va, et quand il parvient aux frontières extrêmes de son jardin, c’est-à-dire de sa vie, il découvre qu’il n’y a pas de haies, pas de clôtures, et que le regard peut s’emparer du monde, et il  peut se dire avec étonnement : « Haha ! »

La révolution sera morale


La révolution sera morale ou elle ne sera pas. (Charles Péguy)

La mondialisation (la compression planétaire, la circulation mondiale des biens et des signes) fait proliférer les abstractions économiques et sociales et les idéologies (comme le concept de “marché libre” ou celui de “bien commun”) – avec des conséquences très réelles. La res publica mondiale reste sans contenu  politique tangible. Les notions d’“intérêt mondial” et de “bien mondial” sont difficiles à définir et à défendre, en absence de forme effective de gouvernance mondiale.

Par ailleurs, la mondialisation s’appuie et bénéficie de l’explosion des techniques de manipulation de l’abstraction. Quoi de plus abstrait que le virtuel? Nouvel alphabet, le virtuel s’est imposé comme un outil efficace. Le virtuel offre de nouveaux systèmes d’écriture abstraits, mêlant le visible et l’intelligible, combinant image et langage (images de synthèse, simulation numérique) ou superposant le monde réel et le monde virtuel (réalité virtuelle, réalité augmentée).

La virtualisation et la mondialisation, en convergeant, se renforcent l’une l’autre, et mélangent intimement jusqu’à les confondre ces deux formes très différentes d’abstraction : l’abstraction de l’argent et des nombres, d’une part. L’abstraction des idées et des essences, d’autre part. Une abstraction quantitative, comptable, et l’autre, qualitative, immatérielle.

Cette confusion est source d’amalgames et de brouillages, aux conséquences sociales et politiques.

L’abstraction n’est pas en soi un phénomène nouveau, ni d’ailleurs le désenchantement et les rejets qu’elle suscite. Ce qui est nouveau, c’est l’empire qu’elle a pris sur les esprits, son extension universelle, et la faiblesse de la riposte.

Ce qui est nouveau c’est que l’abstraction est devenue le fonds commun de notre « civilisation-monde ».

Nous avons besoin de définir les conditions de possibilité politique et éthique de cette “civilisation-monde”. Comment en réguler l’émergence? Pour quelles fins, pour quel projet mondial? La « compression planétaire » des peuples du monde conduit progressivement et inévitablement à la formation de facto d’une communauté mondiale. La culture de l’abstraction en est un signe annonciateur, préfigurant l’émergence d’une “planète des esprits”[1], d’une “noosphère”, capable d’initier une renaissance de l’Humanité.

Trois dates fondatrices caractérisent la Renaissance européenne: 1454, 1492, 1517. Trois noms la ponctuent: Gütenberg, Colomb, Luther. Trois inventions la résument: l’imprimerie, l’Amérique, la Réforme.

Cinq siècles plus tard, nous assistons aujourd’hui à l’invention quasi simultanée d’une nouvelle imprimerie, d’une nouvelle Amérique, et d’une nouvelle Réforme.

La nouvelle imprimerie, c’est le numérique.

La nouvelle Amérique, c’est le cyberespace et le « nouveau monde » de l’abstraction financière et technologique.

La nouvelle Réforme émerge confusément.

Il lui manque encore de traiter les « indulgences » accordées aux paradis fiscaux, et aux monopoles, à l’heure des rendements croissants et des énormes valorisations boursières qu’ils autorisent ; les indulgences dont bénéficient les lobbies et les groupes d’intérêts privés, à l’heure de la crise du bien commun et de la faiblesse de l’intérêt général mondial ; les indulgences du droit à l’égard des forts et des puissants, à l’heure où les fractures s’accroissent, où la  notion même de “justice sociale” est tournée en dérision.

Nous attendons cette Réforme, et la création du sens dont notre civilisation planétaire manque encore.

Il nous faut donner un sens, en effet, à ce phénomène colossal, à cette phase prodigieuse et sans doute décisive de l’évolution humaine, la compression accélérée de la planète.

Le brassage humain, le mélange de l’humanité entière, ne sont pas nouveaux.

Ce qui est nouveau, c’est la rapidité, l’intensité de ce serrage planétaire, la puissance de la mise en contact, l’intensité de la chaleur[2] dégagée par la friction des peuples.

Cette compression ne provoque pas seulement une sensation (provisoire) d’étouffement. C’est aussi un facteur déclencheur de complexification, de convergence, d’unification.

La compression planétaire facilite la montée de l’angoisse, la peur de sombrer dans la masse informe, de disparaître dans la laideur et l’uniformité. Mais elle produit aussi un sentiment d’exaltation, pour ceux qui ressentent dans toutes leurs fibres qu’ils participent à la poussée, à la montée de l’Histoire.

Moment-clé, où l’on pourrait prophétiser l’amorce d’une convergence des esprits, et même le réticent début d’une lente convergence des religions.

La notion teilhardienne de “compression planétaire” ne recouvre pas le concept de “mondialisation”. La mondialisation est d’essence spatiale, elle est faite d’expansion territoriale: il suffit d’évoquer les diverses formes de mondialisation que furent les impérialismes, les colonialismes et aujourd’hui la conquête des marchés et des réseaux.

La compression planétaire, porteuse de “convergence”, implique quant à elle une élévation de “température psychique”, et par là contribue à la genèse de la noosphère, au sein de la biosphère. Il s’agit bien d’une mondialisation, mais d’essence psychique, et même spirituelle.

La conscience individuelle progresse aussi par « compression psychique ». Toute conscience peut avoir ardeur à croître ou au contraire renoncer à croître. Elle peut résister plus ou moins à son propre désenchantement, à une sorte de nausée ontologique, un ennui de soi. C’est la conscience qui peut décider de prendre “goût” au Monde, ou au contraire peut se laisser étouffer par lui. Lorsque, à certains moments de l’évolution, la tension de conscience croît dangereusement, ce sont cette foi, cette ardeur, ce goût de vivre et de grandir, qui font presque toute la différence.

La compression psychique est avant tout un phénomène social et même mondial. On ne peut converger seul. On ne peut converger qu’avec de l’autre, avec les autres. Nous sommes confrontés à la perspective de nous unifier avec le monde des autres. Il vaudrait mieux que ce soit de bon gré, et que cette unification ne nous uniformise pas, par abstraction, par homogénéisation et par réduction au plus petit commun dénominateur,

La mondialisation actuelle, qui est d’ordre économique et technologique, favorise une unification abstraite, numérique et numéraire, unidimensionnelle. La mondialisation culturelle, politique ou éthique, qui se fait encore attendre, devrait favoriser en revanche une unité de convergence, une idée de sens.

Il y a toujours un retard de l’esprit sur l’événement. Mais aujourd’hui l’esprit est particulièrement en retard, parce que les événements se précipitent. La mondialisation de la planète des esprits est en retard sur la mondialisation des nombres et des procédures.

Mais la compression de la couche pensante commence à produire des effets.

La “noosphère” annoncée par Teilhard il y a plus d’un demi-siècle commence à prendre des formes tangibles.

La Noosphère est, au sein de la Biosphère, l’évènement majeur de la Planète Terre. La Noosphère est le nom donné par Teilhard de Chardin à l’« enveloppe de substance pensante » qui commence à planer au-dessus du monde. C’est une « sphère de consciences arc-boutées », une « immense machine à penser », le siège d’un « organisme pan-terrestre », muni d’un système propre de connexions et d’échanges internes, et d’un « réseau serré de liaisons planétaires ».

La Noosphère se comprime et se compénètre organiquement, d’où une tension croissante, que nous ressentons tous.

La montée psychique de la Noosphère se traduit aussi, plus positivement, comme le diagnostique Teilhard, par l’apparition d’une « mémoire collective » de l’humanité, par le développement d’un « réseau nerveux » enveloppant la Terre, et par l’émergence d’une « vision commune. »

Des exemples? Comment nier que des notions comme le “patrimoine commun de l’humanité” n’ont pas aujourd’hui acquis droit de cité mondial? Comment ne pas voir qu’Internet est une préfiguration convaincante des grands réseaux nerveux dont nous aurons de plus en plus besoin pour gérer la planète? Comment ne pas comprendre que nous savons désormais tous, plus ou moins consciemment, que la vie du monde ne peut plus être laissée au hasard, qu’il nous faut une “vision commune”? Il nous faut prendre conscience collectivement de notre destin collectif, de notre destin de convergence.

Qu’est-ce que le “fait” de la noogénèse  — s’il était reconnu comme absolument certain — entraînerait comme conséquences politiques et philosophiques?

D’abord, cela signifierait que l’humanité n’est plus cette « abstraction » que les nominalistes (Occam, Hobbes, Bentham, Mill, Hayek, Nozick) traitaient de « fiction » et de « chimère ». L’humanité “saurait” enfin qu’elle est un “Tout”, qu’elle est une oeuvre à accomplir, une passion à entretenir. Elle possèderait enfin, au-dessus du “push” économique, le “pull” d’une puissance psychique, d’une vision rassurante. Ensuite, cela signifierait l’avènement de l’autre. L’autre reconnu comme notre richesse. La “montée de l’autre” reconnue comme montée du sens.

Au moment où mondialisation, abstraction, virtualisation, représentent autant de dangers pour la notion même d’altérité, la place laissée à “l’autre” en tant qu’autre (l’hors-norme, l’impensé, l’imprévisible, mais aussi le plus défavorisé, le moins armé, le plus faible) est le meilleur indicateur de la santé de la civilisation-monde. C’est aussi la source ultime de son sens.

L’Autre constitue notre bien commun mondial le plus précieux.


[1] Cf. Philippe Quéau. La planète des esprits. Pour une politique du cyberespace. Ed. Odile Jacob. Nov. 2000

[2] Selon l’expression de Teilhard de Chardin, l’humanité est comme un “gaz qui se comprime” et qui “s’échauffe”.

La fourmi de Langton et le concept d’émergence


Je suis tombé grâce au site « en un combat douteux » sur un très intéressant article. La fourmi de Langton est un petit automate doté de propriétés émergentes absolument phénoménales. Allez donc voir sur le site ce qui se passe… Mais je résume: au début la fourmi a un comportement assez calme, dit « symétrique ». En gros, elle tourne en rond, de ci de là, comme une fourmi obsessionnelle qui aurait perdu sa fourmilière. Puis intervient une phase dite « chaotique », où la fourmi semble perdre la tête. Elle s’affole, la pauvre. Elle se met à dévorer les cases noires et les cases blanches dans une sorte d’hystérie compulsive. Puis soudain, de façon totalement inattendue  et parfaitement imprévisible, elle part en flèche, tout droit vers l’infini.

Hum. Est-ce une métaphore? Tout juste Dr Watson! Mais le plus frappant de cette petite simulation, est qu’on peut montrer que dans toutes les configurations initiales, on retrouve les mêmes trois phases.

Toutes les fourmis finissent par aller dare-dare vers l’infini.

Qu’est-ce que l’ « intérêt mondial » ?


Pour les éveillés il y a un monde un et commun, mais pour ceux qui dorment chacun s’en retourne vers le sien propre. (Héraclite)

L’idée de bien commun, fort ancienne, est aujourd’hui de plus en plus décriée. La pensée néo-libérale ne conçoit que les biens privés, dont la somme totale équivaudrait spontanément à l’intérêt de la société. Au moment où la planète Terre se rétrécit et se réchauffe, on ne saisit pas bien, cependant, comment des milliards de biens privés, pourraient par l’action d’une « main invisible » se coaliser, pour orienter le monde dans des choix stratégiques à long terme.

Je propose de revenir à cette antique question du bien commun, et d’examiner si l’idée d’un bien commun à l’échelle mondiale serait utile à l’élaboration de politiques d’intérêt mondial.

 

L’idée de « bien » a fait l’objet de beaux développements dans la philosophie de l’antiquité, qu’elle soit occidentale ou non. Pour Platon, l’âme peut saisir « la nature du Bien, qu’on a de la peine à voir, mais qui, une fois vue, apparaît au raisonnement comme étant en définitive la cause universelle de toute rectitude et de toute beauté . » [1] Il ajoute «  qu’il faut l’avoir vue si l’on veut agir sagement, soit dans la vie privée, soit dans la vie publique. »

 

A Rome, le nom même de république, res publica, porte aux nues l’idée de bien commun, et la vertu (virtus) du citoyen est de le défendre jusqu’à la mort.

Quand Brutus projette de tuer César, c’est pour cet idéal. Shakespeare lui fait dire :

« Ai-je donc sujet de le haïr? Pour moi, non, mais pour le bien public. »[2]

Si quelque chose touche au bien commun, alors Brutus dit : « Mettez l’honneur dans un œil, la mort dans l’autre, je les regarderai du même regard ». [3] De Platon à St Thomas d’Aquin, le « bien commun » est une image du bien en soi, une image de la Divinité elle-même, et saint Paul indique dans son Epître aux Corinthiens : « A chacun la manifestation de l’Esprit est donnée en vue du bien commun. »[4]

Leibniz précise la mesure de cet idéal. « Je crois que le renoncement total à soi-même n’est autre chose que de préférer le bien commun, ou, ce qui est la même chose, la gloire de Dieu à son intérêt particulier. Ce renoncement ne demande pas un repos mais une activité. »[5]

Par là, on voit que l’idéal du  bien commun n’est pas sans rapport avec l’idéal de la charité chrétienne, fondé sur le renoncement à son intérêt propre, et la prise en compte prioritaire du besoin des plus faibles, des plus démunis.

 

C’est avec les Lumières que l’idée d’ « intérêt général » laïcise en quelque sorte la notion de bien commun. L’intérêt général se définit comme l’expression d’une volonté générale supérieure aux intérêts particuliers. C’est la loi qui l’incarne, et le définit.

J’ai parlé un jour dans une réunion au Sénat de la difficulté de définir l’intérêt général à des parlementaires, ils m’ont répondu avec une once de suffisance : « Mais c’est nous l’intérêt général ! ».

Admettons. Il reste cependant à définir comment faire émerger l’intérêt général à l’échelle mondiale. Dans le système actuel, ne peuvent en effet émerger que des intérêts généraux locaux ou nationaux, et plus rarement régionaux.  Mais comme il n’y a ni élections mondiales, ni parlement mondial, il n’y a donc pas aujourd’hui d’ « intérêt mondial » dûment repérable sur les radars politiques.

En théorie, il suffirait d’appliquer la méthode des Lumières, et notamment le processus démocratique, pour parvenir à formuler une « volonté mondiale », supérieure aux intérêts nationaux, qui s’incarnerait dans des « lois mondiales ».

On s’aperçoit vite que formuler le problème en ces termes gêne terriblement les puissances régionales qui ont beaucoup à perdre au cas où une telle volonté mondiale, démocratiquement exprimée, venait à limiter leurs pouvoirs, freiner leur prééminence, et instaurer un contrôle de l’opinion mondiale sur les enjeux planétaires.

 

C’est sans doute la raison pour laquelle, s’exprime aujourd’hui avec force un tout autre courant de pensée, néo-nominaliste, s’appuyant lui aussi d’ailleurs sur une ancienne tradition. Les nominalistes (dont les penseurs modernes sont Occam, Hobbes, Bentham, Locke) nient simplement, brutalement, l’idée même de bien commun ou d’intérêt général. Pour eux, il n’y a que les intérêts particuliers, et l’intérêt général est ravalé au rang de fiction ou de chimère.

 

Ces deux traditions antagonistes,  l’une reconnaissant et magnifiant le concept de bien commun, l’autre niant son existence même, se fondent en réalité sur deux systèmes de valeur et de pensée divergeant radicalement.

Le fossé entre ceux qui croient au bien commun et ceux qui n’y croient pas, traverse les religions et les époques, et se ramène en fin de compte à une différence fondamentale de conception quant à la destinée de l’homme.

 

La définition du bien commun ou la question de son existence même renvoient en fait à un choix de valeurs, basées sur des intuitions premières, entre lesquelles il semble difficile de se décider rationnellement.

Le débat de Luther et d’Erasme, le premier niant avec férocité toute liberté à l’homme, enfermé dans son « serf arbitre », et tentant de ridiculiser l’humanisme d’Erasme, en est un exemple. Cet ancien (et célèbre) débat témoigne du lien profond, dans l’Europe de la Réforme et des Lumières, entre intuition métaphysique et lointaines conséquences politiques, juridiques, sociétales.

De même, il paraît impossible de trancher rationnellement entre les intuitions premières d’un Hobbes (la peur de la mort) ou d’un Rousseau (la liberté mise au-dessus de la vie elle-même).

On pourrait en rester à ces apories. Mais aujourd’hui, situation nouvelle, la prolifération de questions essentielles pour la survie du système limité, fragile et fermé, que représente la planète Terre, nous invite à poser la question du bien commun, sous un autre angle. L’humanité tout entière est de plus en plus confrontée à des problèmes d’une nature intrinsèquement mondialisée. L’idée d’un « bien mondial » est-elle utile pour théoriser des actions d’envergure mondiale?

Autrement dit, entre les défenseurs et les pourfendeurs du bien commun, et au-delà de leur fossé idéologique, n’y a-t-il pas un moyen de trancher par l’observation de la réalité. Le bien mondial, bien que difficile à saisir, n’est-il pas plus aisé à voir à la lumière des défis flagrants de la mondialisation ?

Confrontés à la dérive possible du vaisseau Terre, ne devons-nous pas convenir de la nécessité d’une forme de gouvernance mondiale – impliquant par là même la définition de critères de légitimité intellectuelle et morale, c’est-à-dire la capacité à articuler rationnellement la nature de l’intérêt mondial ?

 

Pour les penseurs classiques, tenants du bien commun, le bien de l’individu est d’un statut ontologiquement inférieur au bien commun, lequel, on l’a dit, représente littéralement l’essence du divin.

Assez logiquement, l’une des conséquences les plus importantes de la notion de bien commun ou d’intérêt général est donc de limiter, au nom des finalités supérieures qu’elle représente, les droits de l’individu, comme le droit de propriété et la liberté d’entreprendre.

A l’évidence, les ennemis de l’intérêt général qui mettent l’individu au-dessus de tout, n’en ont que plus d’incitation à en nier radicalement l’existence.

Les nominalistes, qui fourbissent les arguments philosophiques des opposants les plus acharnés au bien commun, mettent en cause les concepts mêmes de « bien » ou de « commun », qu’ils considèrent comme des « fictions », des « chimères ».

A cette aune, le « bien commun » leur paraît être une double chimère.

 

Pour eux, l’individu est la seule réalité, réelle, et non verbale, et la seule mesure du « bien ». La pensée libérale contemporaine, utilitariste et néo-nominaliste, fait plus de place aux intérêts de l’individu qu’à ceux de la société. Pour elle l’action d’une main invisible permet d’approcher le meilleur des mondes possibles, par la liberté qui est laissée à chacun.

Cette main invisible est ce que Hayek appelle un « ordre abstrait » . Cet ordre abstrait, c’est grosso modo la libre concurrence : « la concurrence est ce qui oblige les gens à agir rationnellement pour pouvoir subsister ».

Pour Hayek, l’intérêt général c’est de respecter cette abstraction froide, aveugle, et de s’appuyer sur « ces forces supra-personnelles et auto-organisatrices » qui créent les ordres spontanés.

Cet ordre abstrait n’est pas basé sur des concepts ou des lois, il n’est pas verbalisable et encore moins objet de débats, mais il est en quelque sorte immanent, biologiquement inscrit dans nos gènes, ou dans la coutume. 

Il importe de souligner que, pour Hayek, « l’abstraction n’est pas un produit de l’esprit, mais plutôt ce dont est constitué l’esprit ». Les règles immanentes, qui doivent ainsi gouverner la « Société ouverte », sont en effet beaucoup plus générales et abstraites que tout ce que le langage est actuellement capable d’exprimer ».

La pensée libérale laisse à la concurrence le soin d’arbitrer entre les conflits d’intérêts. Elle n’a guère de moyens de traiter les questions de stratégie à long terme. Elle ne se préoccupe pas du fait que le laisser-faire privilégie l’intérêt des quelques puissants sur celui de la multitude des faibles.

Quant aux marxistes, ils ne sont pas moins nominalistes que les libéraux. La critique marxiste montre comment prévaut l’intérêt des classes sociales qui ont conquis le pouvoir. Mais elle a bien du mal à formuler positivement l’intérêt commun, ou l’intérêt mondial.

L’impossibilité apparente de définir aujourd’hui le bien commun et la crise de la notion même d’intérêt général sont en réalité la dernière incarnation d’un débat pluriséculaire.

Ce débat porte le nom de « querelle des universaux », entre les nominalistes et les réalistes.

Il est crucial de revenir sur les fondements et les intuitions originelles des deux parties. C’est dans la sphère religieuse qu’on peut le mieux les retrouver et les lire, à mon avis. Le dominicain Thomas d’Aquin et le franciscain Guillaume d’Occam en sont les premiers hérauts, annonçant le schisme de la Réforme, où l’on verra s’affronter deux conceptions diamétralement opposées de la nature du bien et du mal, de la liberté et de la grâce.

 

Rappelons que pour Luther et Calvin, Dieu est à jamais au-delà et en dehors de notre capacité de compréhension et de raison. Sa justice n’est pas la nôtre. Il a par exemple choisi ses élus en dehors de tout mérite rationnel.

En invalidant la raison, la justice et toute notion rationnelle du bien, Calvin supporte un nominalisme radical, ontologique, qui se traduit par :

–       un refus de la raison (elle est tentatrice, et en ceci diabolique)

–       un refus de la notion de bien commun (il n’y a que des grâces privées)

 

A l’inverse, le message humaniste et universaliste du catholicisme (exprimé philosophiquement par Thomas d’Aquin, le « docteur commun » de l’Eglise), se base sur :

–  l’idée que la foi et la raison sont compatibles

–  l’idée que Dieu est le bien commun par essence, et que le bien commun est plus divin que le bien privé.

 

Pour Thomas, le bien « commun » est voulu par Dieu, et en est une image.

Pour Calvin, la grâce de Dieu est irrationnelle et ne touche que quelques « élus ». Le « commun » est assimilable au péché.

Ces deux philosophies sont, à l’évidence, incompatibles et opposées.

Le débat actuel sur l’intérêt général, s’ancre encore, à notre avis, sur cette coupure apparemment irréconciliable.

Alors qu’elles avaient tenté de laïciser ce débat, les Lumières elles-mêmes sont aujourd’hui menacées en leurs idéaux, réfutés par les thèses néo-libérales. En reconnaissant la violence et la radicalité de l’attaque néo-libérale, il importe de mettre en lumière les bases foncièrement anti-rationnelles de leur déni.

 

La philosophie thomiste permettait de penser un « monde commun » dont les plus hautes valeurs sont la perception rationnelle de l’intérêt général et sa réalisation concrète, effective, sur terre. Mais la philosophie calviniste, dans son pessimisme, nie l’idée de perception rationnelle du « bien », et par la cruauté intrinsèque du choix électif, nie l’idée du « commun ». Elle exige par conséquent, pour mater les « déchus », un Léviathan pour maintenir l’ordre nécessaire. Hobbes l’a bien théorisé.

 

Dans un monde en voie de rétrécissement et d’interdépendance, les théories politiques inspirées par les valeurs du calvinisme hobbesien, par l’exclusion de toute idée de communauté mondiale, sont porteuses à terme de grands dangers. La guerre de tous contre tous, à l’échelle mondiale, déjà évoquée par Hobbes, pourrait se transformer en une « guerre civile mondiale » – contre laquelle le seul recours serait un Léviathan mondial, et tyrannique.

 

En témoignent les tenants du choc des civilisations.

Un éditorialiste résumait ainsi son interprétation de la coupure entre « eux » et « nous »: « Nous n’avons pas seulement des idées différentes, nous avons une relation différente aux idées. » Tout se passerait alors comme si l’homo sapiens sapiens n’avait atteint un certain niveau de mutation rationnel et sapiential dans certaines parties du monde, et pas dans d’autres.

Quelles sont les faiblesses et contradictions du modèle Calvino-Hobbesien ?

Il est foncièrement individualiste et élitiste, donc anti-majoritaire et anti-démocratique. Il est séparatiste (avec toutes sortes d’exclusions, de ghettos, et de lignes de coupures globales dans le style de Carl  Schmitt).

Par son nominalisme, il favorise seulement des valeurs matérielles, individualistes, des discours pragmatiques, utilitaristes, mercantiles. Il ne supporte pas la « lumière crue » de l’opinion publique. Il doit tromper et désinformer sur les valeurs qu’il défend en réalité, pour survivre sans susciter la révolte du sens commun.

 

Notre planète mondialisée, sillonnée de réseaux denses et en court-circuit médiatique permanent, peut-elle fonder son avenir sur une philosophie politique de ce genre ?

Peut-on penser que nous allons vers une civilisation universelle, avec l’émergence d’un système juridique et politique « mondial » (et non pas « international » mot, rappelons-le, inventé par Bentham, nominaliste extrême) ?

Si l’on arrive à définir les conditions d’un modèle mondial de bonne gouvernance à l’échelle mondiale, même dans des domaines spécifiques, le Bien Mondial s’en trouvera renforcé. N’oublions pas qu’émerge aussi une communauté mondiale (et une opinion mondiale), pour laquelle il faut faire l’effort de définir rationnellement des critères objectifs du Bien Mondial.

Par exemple,  nul ne peut nier qu’il existe des « biens publics mondiaux » (l’eau, la paix, l’éducation, le climat, les orbites géostationnaires, la propriété intellectuelle « tombée dans le domaine public », les ressources minérales du fond des mers, la Lune, la norme HTML, etc.…)

Il semble évident que les biens publics mondiaux ne doivent pas être laissés libres au pillage privatif, mais qu’ils doivent être bien gérés, dans l’intérêt mondial.

La proximité formelle et le renforcement réciproque entre l’existence de biens publics mondiaux et le concept de Bien Mondial est un encouragement à définir rationnellement ce dernier.

 

Pour déterminer si une politique économique ou sociale va dans le sens du Bien Mondial, il faut savoir si elle permet de répondre à des questions comme:

-Milite-t-elle en faveur de la paix mondiale par son « soft power » (contre l’alternative de la guerre du « hard power ») ?

-Renforce-t-elle la cohésion mondiale et la solidarité inter-générationnelle ?

-Assure-t-elle le développement à long terme du monde et de son éco-système ?

-Permet-t-elle l’interdépendance des sociétés, leurs échanges économiques et spirituels ?

-Favorise-t-elle la création et l’accès au savoir par l’ensemble des peuples du monde ?

-Encourage-t-elle la reconnaissance de principes éthiques de portée mondiale ?

-Protège les biens publics mondiaux ?

-Est-elle compatible avec le principe de différence de John Rawls, qui préconise de défendre en priorité l’intérêt des plus défavorisés ?

 


[1] La République VII, 516-517

[2] Shakespeare, Jules César, acte 2 sc 1

[3] Ibid. Acte 1 sc. 2

[4] 1ère épître aux Corinthiens Ch. 12, 7

[5] Leibniz . Lettre à Morele. 29 sept. 1698

La fin du temps du mépris


Au 19ème siècle, tout le monde méprisait tout le monde. Les bourgeois se méprisaient entre eux et ils méprisaient le peuple et celui-ci le leur rendait bien. Relisez Stendhal  (Le Rouge et le Noir) et Tolstoï (Guerre et paix) – et bien d’autres — pour vous en convaincre. Pour la commodité du lecteur, j’ai placé en fin de cet article un florilège assez complet des innombrables formes de mépris dans le fameux roman stendhalien. Je n’ai pas eu le temps de le faire pour Guerre et Paix, mais la matière y encore plus abondante.

Il s’agissait alors de mépriser ou d’être méprisé. Mépriser c’était Être. Être méprisé, c’était Ne Pas Être.

Mais aujourd’hui, le mépris n’est plus politiquement correct, paraît-il. Plus exactement le mépris se cache désormais sous des couches fort épaisses de discours hypocrites. La démocratie a peut-être rendu le  mépris  plus inactuel dans le discours courant.  La « perte des valeurs » a aussi sans doute contribué à saper les bases au nom desquelles on pouvait jadis mépriser avec bonne conscience. Car le mépris doit se baser sur une conception de la vie, du monde et des fins dernières. Il faut savoir clairement ou confusément au nom de quoi on s’arroge le privilège de mépriser. Mais l’homme massifié peut-il encore trouver des raisons de mépriser les autres, qui lui ressemblent tant? Qui aujourd’hui et au nom de quoi peut sincèrement mépriser les autres ?

De plus le mépris tue. Et la démocratie n’aime pas cela. La phrase de Julien devant ses juges, alors qu’il risque d’avoir la tête tranchée (ce qui sera d’ailleurs sa fin), est presque incompréhensible dans le contexte contemporain. « Messieurs les jurés, L’horreur du mépris, que je croyais pouvoir braver au moment de la mort, me fait prendre la parole. » Imaginez tel homme politique corrompu jusqu’à la moelle, devant ses pairs à l’Assemblé nationale. Qui peut mépriser qui dans ce contexte?

Le mépris est une décision de négation ontologique de l’être même de « l’autre », cet autre méprisé : mépriser, c’est  » tenir pour rien « . Mais il ne peut s’appliquer en fait qu’à ce qui n’est jamais « rien », en fait… Pour cette raison, on peut dire que le mépris est une position intrinsèquement fausse, mais éminemment arrogante.

Le mépris consiste à séparer (en parfaite bonne conscience) ce qui semble mériter d’appartenir à la sphère de l’être et ce qui doit être rejeté dans les ténèbres terminales, extérieures ou intérieures.  Le mépris acquiert ainsi une dimension proprement métaphysique. Cela signifie que la subjectivité méprisante s’entend toujours en juge exclusif de l’âme, de la sienne propre et de celle des autres. Descartes enseigne ainsi que  » la passion du mépris est une inclination qu’a l’âme à considérer la bassesse ou petitesse de ce qu’elle méprise « . On pourrait en déduire que le méprisant est peut-être le plus méprisable par ce regard porté sur cette bassesse supposée.

A ce stade du raisonnement, je voudrais changer d’angle. Dans ce début d’un siècle post-moderne, qui est aussi le début de l’ère de globale et mondiale de « l’anthropocène », le mépris et toutes les attitudes politiques qui lui sont liées ne sont plus acceptables. Il ne s’agit pas seulement de bons sentiments. Mais surtout, le mépris des x pour les y ou des y pour les x ou les z n’est plus à la dimension du problème. L’urgence, la gravité et l’ampleur des défis post-modernes transcendent une catégorie aussi « moderne » (philosophiquement) que celle du mépris. Je dis que le mépris est une catégorie « moderne » pour la raison suivante. J’appelle « moderne » ce qui relève de la via moderna, c’est-à-dire de ce qui s’inscrit dans le grand mouvement nominaliste qui caractérise la modernité occidentale depuis mille ans. Mille ans de nominalisme, mille ans de modernité, mille ans de mépris ontologique des uns pour les autres. Mais tout a une fin. Le nominalisme ne peut plus empêcher l’incroyable découverte: il y a quelque chose comme de l’universel, du planétaire, du « commun ». Et ce « commun » est devenu justement ce qui est le plus « noble ». Mais on ne le découvre qu’au moment même ou cet universel, ce planétaire, ce « commun » sont menacés de disparition. Une disparition non pas rhétorique (comme les nominalistes se plaisaient à le faire), mais bien réelle, vitale, animale.

En conclusion, l’avenir du monde post-moderne est nécessairement lié à la fin du mépris.

A titre documentaire j’ai placé ici une série de citations tirée de:

Stendhal  (Le Rouge et le Noir)

Objet des mépris de tous à la maison, il haïssait ses frères et son père; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il était toujours battu.

Méprisé de tout le monde, comme un être faible, Julien avait adoré ce vieux chirurgien-major

il se dit: Il y aurait de la lâcheté à moi de ne pas exécuter une action qui peut m’être utile, et diminuer le mépris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier à peine arraché à la scie.

La jalousie de ces ouvriers grossiers avait été tellement provoquée par le bel habit noir, par l’air extrêmement propre de leur frère, par le mépris sincère qu’il avait pour eux, qu’ils l’avaient battu au point de le laisser évanoui et tout sanglant.

La position morale où il avait été toute sa vie se renouvelait chez M. le maire de Verrières. Là, comme à la scierie de son père, il méprisait profondément les gens avec qui il vivait, et en était haï.

Il se méprisait horriblement. Si par malheur il se forçait à parler, il lui arrivait de dire les choses les plus ridicules.

—Prenez garde, mon enfant, à ce qui se passe dans votre cœur, dit le curé fronçant le sourcil; je vous félicite de votre vocation, si c’est à elle seule que vous devez le mépris d’une fortune plus que suffisante.

—Monsieur Julien, de grâce modérez-vous, songez que nous avons tous des moments d’humeur, dit rapidement Mme Derville. Julien la regarda froidement avec des yeux où se peignait le plus souverain mépris.

Entre ces deux femmes dont un trouble extrême couvrait les joues de rougeur et d’embarras, la pâleur hautaine, l’air sombre et décidé de Julien formait un étrange contraste. Il méprisait ces femmes et tous les sentiments tendres.

Les caresses du plus jeune qu’il aimait beaucoup calmèrent un peu sa cuisante douleur. Celui-là ne me méprise pas encore, pensa Julien. Mais bientôt il se reprocha cette diminution de douleur comme une nouvelle faiblesse.

—Eh bien! monsieur, lui dit-il enfin avec un soupir et de l’air dont il eût appelé le chirurgien pour l’opération la plus douloureuse, j’accède à votre demande. A compter d’après-demain, qui est le premier du mois, je vous donne cinquante francs par mois. Julien eut envie de rire et resta stupéfait: toute sa colère avait disparu. Je ne méprisais pas assez l’animal! se dit-il. Voilà sans doute la plus grande excuse que puisse faire une âme aussi basse.

Julien avait encore dans l’oreille les paroles grossières du matin. Ne serait-ce pas, se dit-il une façon de se moquer de cet être, si comblé de tous les avantages de la fortune, que de prendre possession de la main de sa femme, précisément en sa présence? Oui je le ferai, moi pour qui il a témoigné tant de mépris.

—Mais songes-tu, lui répétait-il, que je t’associe, ou, si tu l’aimes mieux, que je te donne quatre mille francs par an? et tu veux retourner chez ton M. Rênal qui te méprise comme la boue de ses souliers!

Cette femme ne peut plus me mépriser: dans ce cas, se dit-il, je dois être sensible à sa beauté; je me dois à moi-même d’être son amant!

Que connais-je du caractère de cette femme? se dit Julien. Seulement ceci: avant mon voyage, je lui prenais la main, elle la retirait; aujourd’hui je retire ma main, elle la saisit et la serre. Belle occasion de lui rendre tous les mépris qu’elle a eus pour moi.

Mme de Rênal répondit avec une indignation réelle, et nullement exagérée, à l’annonce impertinente que Julien osait lui faire. Il crut voir du mépris dans sa courte réponse.

Lorsqu’on se sépara à minuit, son pessimisme lui fit croire qu’il jouissait du mépris de Mme Derville, et que probablement il n’était guère mieux avec Mme de Rênal.

Julien était fort éloigné de ces pensées. Son amour était encore de l’ambition: c’était de la joie de posséder, lui pauvre être si malheureux et si méprisé, une femme aussi noble et aussi belle.

Les dames se demandaient si c’était du maire tout seul que provenait cette haute inconvenance. En général on rendait justice à son mépris pour le défaut de naissance.

Quel remords! comment tout ceci finira-t-il?… Je m’égare… Enfin tu comprends ta conduite; sois doux, poli, point méprisant avec ces grossiers personnages, je te le demande à genoux: ils vont être les arbitres de notre sort.

C’est à coups de mépris public qu’un mari tue sa femme au XIXe siècle; c’est en lui fermant tous les salons.

A peine arrivé à Verrières, Julien se reprocha son injustice envers Mme de Rênal. Je l’aurais méprisée comme une femmelette, si, par faiblesse, elle avait manqué sa scène avec M. de Rênal!

Tout y était magnifique et neuf, et on lui disait le prix de chaque meuble. Mais Julien y trouvait quelque chose d’ignoble et qui sentait l’argent volé. Jusqu’aux domestiques, tout le monde y avait l’air d’assurer sa contenance contre le mépris.

Le seul sentiment que le regard rapide de Julien put deviner sur cette longue figure dévote fut un mépris profond pour tout ce dont on voudrait lui parler, et qui ne serait pas l’intérêt du ciel.

Il voulut connaître toute l’étendue du mal et, à cet effet, sortit un peu de ce silence hautain et obstiné avec lequel il repoussait ses camarades. Ce fut alors qu’on se vengea de lui. Ses avances furent accueillies par un mépris qui alla jusqu’à la dérision.

Sans cesse Julien trouvait écrites au charbon, sur les murs des corridors, des phrases telles que celle-ci: Qu’est-ce que soixante ans d’épreuves, mis en balance avec une éternité de délices ou une éternité d’huile bouillante en enfer! Il ne les méprisa plus; il comprit qu’il fallait les avoir sans cesse devant les yeux.

Ses camarades y virent un trait odieux de la plus sotte hypocrisie; rien ne lui fit plus d’ennemis. Voyez ce bourgeois, voyez ce dédaigneux, disaient-ils, qui fait semblant de mépriser la meilleure pitance, des saucisses avec de la choucroute! fi, le vilain! l’orgueilleux! le damné!

Après avoir été comme suffoqué dans les premiers temps par le sentiment du mépris, Julien finit par éprouver de la pitié: il était arrivé souvent aux pères de la plupart de ses camarades de rentrer le soir dans l’hiver à leur chaumière, et de n’y trouver ni pain, ni châtaignes, ni pommes de terre.

Je ne vous cacherai pas que le jeune comte de La Mole doit vous mépriser d’abord, parce que vous n’êtes qu’un petit bourgeois. Son aïeul à lui était de la Cour, et eut l’honneur d’avoir la tête tranchée en place de Grève le 26 avril 1574, pour une intrigue politique.  [Julien aura l’honneur d’avoir la tête tranchée pour une intrigue amoureuse.]

—Il me semble, dit Julien en rougissant beaucoup, que je ne devrais pas même répondre à un homme qui me méprise. —Vous n’avez pas idée de ce mépris-là; il ne se montrera que par des compliments exagérés. Si vous étiez un sot, vous pourriez vous y laisser prendre; si vous vouliez faire fortune, vous devriez vous y laisser prendre.

Julien avait déjà surpris à table deux ou trois petits dialogues brefs, entre le marquis et sa femme, cruels pour ceux qui étaient placés auprès d’eux. Ces nobles personnages ne dissimulaient pas le mépris sincère pour tout ce qui n’était pas issu de gens montant dans les carrosses du roi.

Julien portait toujours des petits pistolets, sa main les serrait dans sa poche d’un mouvement convulsif. Cependant il fut sage, et se borna à répéter à son homme de minute en minute: Monsieur votre adresse? je vous méprise. La constance avec laquelle il s’attachait à ces six mots finit par frapper la foule.

—Danton n’était-il pas un boucher? lui dit-elle. —Oui, aux yeux de certaines personnes, lui répondit Julien, avec l’expression du mépris le plus mal déguisé, et l’œil encore enflammé de sa conversation avec Altamira mais malheureusement pour les gens bien nés, il était avocat à Méry-sur-Seine;

[Altamira :] Vous et moi, à ce dîner, nous serons les seuls purs de sang, mais je serai méprisé et presque haï, comme un monstre sanguinaire et jacobin, et vous, méprisé simplement comme homme du peuple intrus dans la bonne compagnie. —Rien de plus vrai, dit Mlle de La Mole. Altamira la regarda étonné; Julien ne daigna pas la regarder.

—Ma foi! dit Julien, qui veut la fin veut les moyens; si, au lieu d’être un atome, j’avais quelque pouvoir, je ferais pendre trois hommes pour sauver la vie à quatre. Ses yeux exprimaient le feu de la conscience et le mépris des vains jugements des hommes; ils rencontrèrent ceux de Mlle de La Mole tout près de lui, et ce mépris, loin de se changer en air gracieux et civil, sembla redoubler.

Elle dansa jusqu’au jour, et enfin se retira horriblement fatiguée. Mais, en voiture, le peu de forces qui lui restait était encore employé à la rendre triste et malheureuse. Elle avait été méprisée par Julien, et ne pouvait le mépriser. Julien était au comble du bonheur, ravi à son insu par la musique, les fleurs, les belles femmes, l’élégance générale, et, plus que tout, par son imagination qui rêvait des distinctions pour lui et la liberté pour tous. —Quel beau bal! dit-il au comte, rien n’y manque. —Il y manque la pensée, répondit Altamira. Et sa physionomie trahissait ce mépris, qui n’en est que plus piquant, parce qu’on voit que la politesse s’impose le devoir de le cacher.

[L’académicien :] —Mlle Mathilde méprise son frère, parce que, comme vous le voyez, il ne songe nullement à toute cette histoire ancienne, et ne prend point le deuil le 30 avril.

Julien était las de se mépriser. Par orgueil, il dit franchement sa pensée. Il rougit beaucoup en parlant de sa pauvreté à une personne aussi riche.

Julien avait compris que se laisser offenser impunément une seule fois par cette fille si hautaine, c’était tout perdre. Si je dois me brouiller, ne vaut-il pas mieux que ce soit de prime abord, en défendant les justes droits de mon orgueil, qu’en repoussant les marques de mépris dont serait bientôt suivi le moindre abandon de ce que je dois à ma dignité personnelle?

Cette jeune fille se moque de moi, pensait Julien. Elle est d’accord avec son frère pour me mystifier. Mais elle a l’air de tellement mépriser le manque d’énergie de ce frère!

[Mathilde :] N’est-ce pas là le rôle que je jouerais si j’aimais le marquis de Croisenois? J’aurais une nouvelle édition du bonheur de mes cousines, que je méprise si complètement.

Mon petit Julien, au contraire, n’aime à agir que seul. Jamais, dans cet être privilégié, la moindre idée de chercher de l’appui et du secours dans les autres! il méprise les autres et c’est pour cela que je ne le méprise pas.

Eh bien, mon père, homme supérieur, et qui portera loin la fortune de notre maison, respecte Julien. Tout le reste le hait, personne ne le méprise, que les dévotes amies de ma mère.

Que de perplexités! Que de nuits passées sans sommeil! Grand Dieu! vais-je me rendre méprisable? Il me méprisera lui-même. Mais il part, il s’éloigne. ALFRED DE MUSSET.

Ici elle osait dire qu’elle aimait. Elle écrivait la première (quel mot terrible!) à un homme placé dans les derniers rangs de la société. Cette circonstance assurait, en cas de découverte, un déshonneur éternel. Laquelle des femmes venant chez sa mère eût osé prendre son parti? Quelle phrase eût-on pu leur donner à répéter pour amortir le coup de l’affreux mépris des salons?

Mais tout cela n’était rien encore, l’angoisse de Mathilde avait d’autres causes. Oubliant l’effet horrible sur la société la tache ineffaçable et toute pleine de mépris, car elle outrageait sa caste, Mathilde allait écrire à un être d’une bien autre nature que les Croisenois, les de Luz, les Caylus.

Quand il fut de retour: Dans quelle folie je vais me jeter! se dit-il avec surprise et terreur. Il avait été un quart d’heure sans regarder en face son action de la nuit prochaine. Mais, si je refuse, je me méprise moi-même dans la suite! Toute la vie, cette action sera un grand sujet de doute pour moi et un tel doute est le plus cuisant des malheurs.

Jamais je ne l’ai vue plus semblable à une reine qui vient de descendre de son trône. Me mépriserait-elle? Il serait digne d’elle de se reprocher ce qu’elle a fait pour moi, à cause seulement de la bassesse de ma naissance.

O combien étaient punis, en cet instant, les mouvements d’orgueil qui avaient porté Julien à se préférer aux Caylus, aux Croisenois! Avec quel malheur intime et senti, il s’exagérait leurs plus petits avantages! Avec quelle bonne foi ardente il se méprisait lui-même!

Son mot si franc, mais si stupide, vint tout changer en un instant;
Mathilde, sûre d’être aimée, le méprisa parfaitement. Elle se promenait avec lui au moment de ce propos maladroit; elle le quitta, et son dernier regard exprimait le plus affreux mépris. Rentrée au salon, de toute la soirée elle ne le regarda plus. Le lendemain ce mépris occupait tout son cœur; il n’était plus question du mouvement qui, pendant huit jours, lui avait fait trouver tant de plaisir à traiter Julien comme l’ami le plus intime, sa vue lui était désagréable. La sensation de Mathilde alla bientôt jusqu’au dégoût; rien ne saurait exprimer l’excès du mépris qu’elle éprouvait en le rencontrant sous ses yeux. Julien n’avait rien compris à tout ce qui s’était passé dans le cœur de Mathilde, mais sa vanité clairvoyante discerna le mépris. Il eut le bon sens de ne paraître devant elle que le plus rarement possible, et jamais ne la regarda.

(Cette page nuira de plus d’une façon au malheureux auteur. Les âmes glacées l’accuseront d’indécence. Il ne fait point l’injure aux jeunes personnes qui brillent dans les salons de Paris, de supposer qu’une seule d’entre elles soit susceptible des mouvements de folie qui dégradent le caractère de Mathilde. Ce personnage est tout à fait d’imagination, et même imaginé bien en dehors des habitudes sociales qui, parmi tous les siècles, assureront un rang si distingué à la civilisation du XIXe siècle. Ce n’est point la prudence qui manque aux jeunes filles qui ont fait l’ornement des bals de cet hiver. Je ne pense pas non plus que l’on puisse les accuser de trop mépriser une brillante fortune, des chevaux, de belles terres et tout ce qui assure une position agréable dans le monde. Loin de ne voir que de l’ennui dans tous ces avantages, ils sont en général l’objet des désirs les plus constants, et, s’il y a passion dans les cours, elle est pour eux.

Plusieurs fois l’idée du suicide s’offrit à lui, cette image état pleine de charmes c’était comme un repos délicieux, c’était le verre d’eau glacée offert au misérable qui, dans le désert, meurt de soif et de chaleur. Ma mort augmentera le mépris qu’elle a pour moi! s’écria-t-il. Quel souvenir je laisserai!

Elle va se fâcher, m’accabler de mépris, qu’importe? Je lui donne un baiser, un dernier baiser, je monte chez moi et je me tue…; mes lèvres toucheront sa joue avant que de mourir!

Dans les caractères hardis et fiers, il n’y a qu’un pas de la colère contre soi-même à l’emportement contre les autres; les transports de fureur sont dans ce cas un plaisir vif. En un instant, Mlle de La Mole arriva au point d’accabler Julien des marques de mépris les plus excessives. Elle avait infiniment d’esprit, et cet esprit triomphait dans l’art de torturer les amours-propres et de leur infliger des blessures cruelles. Pour la première fois de sa vie, Julien se trouvait soumis à l’action d’un esprit supérieur animé contre lui de la haine la plus violente. Loin de songer le moins du monde à se défendre en cet instant, son imagination mobile en vint à se mépriser soi-même. En s’entendant accabler de marques de mépris si cruelles, et calculées avec tant d’esprit pour détruire toute bonne opinion qu’il pouvait avoir de soi, il lui semblait que Mathilde avait raison, et qu’elle n’en disait pas assez.

Le voyage fut rapide et fort triste. A peine Julien avait-il été hors de la vue du marquis qu’il avait oublié et la note secrète et la mission, pour ne songer qu’aux mépris de Mathilde.

Julien jeta un écu au paysan qui les écoutait bouche béante. —Bien! dit le prince, il y a de la grâce, un noble dédain! fort bien! et il mit son cheval au galop. Julien le suivit, rempli d’une admiration stupide. Ah! si j’eusse été ainsi, elle ne m’eût pas préféré Croisenois! Plus sa raison était choquée des ridicules du prince, plus il se méprisait de ne pas les admirer, et s’estimait malheureux de ne pas les avoir. Le dégoût de soi-même ne peut aller plus loin.

A minuit, lorsqu’elle prit le bougeoir de sa mère pour l’accompagner à sa chambre, Mme de La Mole s’arrêta sur l’escalier pour faire un éloge complet de Julien. Mathilde acheva de prendre de l’humeur, elle ne pouvait trouver le sommeil Une idée la calma: ce que je méprise peut encore faire un homme de grand mérite aux yeux de la maréchale.

Ce que je fais est bien hardi, pensa Julien en sortant de l’hôtel de Fervaques, mais tant pis pour Korasoff. Oser écrire à une vertu si célèbre! Je vais en être traité avec le dernier mépris, et rien ne m’amusera davantage. C’est, au fond, la seule comédie à laquelle je puisse être sensible. Oui couvrir de ridicule cet être si odieux, que j’appelle moi, m’amusera. Si je m’en croyais, je commettrais quelque crime pour me distraire.

Mme de Fervaques faisait profession, deux ou trois fois la semaine, du mépris le plus complet pour les écrivains qui, au moyen de ces plats ouvrages, cherchent à corrompre une jeunesse qui n’est, hélas! que trop disposée aux erreurs des sens.

Pendant tout le temps usurpé dans la vie de Julien par l’épisode Fervaques, Mlle de La Mole avait besoin de prendre sur elle pour ne pas songer à lui. Son âme était en proie à de violents combats: quelquefois elle se flattait de mépriser ce jeune homme si triste; mais, malgré elle, sa conversation la captivait. Ce qui l’étonnait surtout, c’était sa fausseté parfaite, il ne disait pas un mot à la maréchale qui ne fût un mensonge, ou du moins un déguisement abominable de sa façon de penser, que Mathilde connaissait si parfaitement sur presque tous les sujets.

J’ai vaincu le désespoir au séminaire, se disait-il: pourtant quelle affreuse perspective j’avais alors! Je faisais ou je manquais ma fortune, dans l’un comme dans l’autre cas, je me voyais obligé de passer toute ma vie en société intime avec ce qu’il y a sous le ciel de plus méprisable et de plus dégoûtant.

Ses bras se raidirent, tant l’effort imposé par la politique était pénible. Je ne dois pas même me permettre de presser contre mon cœur ce corps souple et charmant, ou elle me méprise et me maltraite. Quel affreux caractère! Et en maudissant le caractère de Mathilde, il l’en aimait cent fois plus; il lui semblait avoir dans ses bras une reine. L’impassible froideur de Julien redoubla le malheur d’orgueil qui déchirait l’âme de Mlle de La Mole. Elle était loin d’avoir le sang-froid nécessaire pour chercher à deviner dans ses yeux ce qu’il sentait pour elle en cet instant. Elle ne put se résoudre à le regarder; elle tremblait de rencontrer l’expression du mépris.

—Ainsi, s’écria-t-elle hors d’elle-même, non seulement vous êtes bien avec elle, mais encore vous la méprisez. Vous, un homme de rien, mépriser Mme la maréchale de Fervaques! Ah! pardon, mon ami, ajouta-t-elle en se jetant à ses genoux, méprise-moi si tu veux, mais aime-moi, je ne puis plus vivre privée de ton amour. Et elle tomba tout à fait évanouie. La voilà donc, cette orgueilleuse, à mes pieds! se dit Julien.

—A défaut de tout autre sentiment la reconnaissance suffirait pour m’attacher à la maréchale; elle m’a montré de l’indulgence, elle m’a consolé quand on me méprisait… Je puis ne pas avoir une foi illimitée en de certaines apparences extrêmement flatteuses sans doute, mais peut-être aussi bien peu durables. —Ah! grand Dieu! s’écria Mathilde.

LUI FAIRE PEUR s’écria-t-il tout à coup en jetant le livre au loin. L’ennemi ne m’obéira qu’autant que je lui ferai peur, alors il n’osera me mépriser. Il se promenait dans sa petite chambre ivre de joie. A la vérité, ce bonheur était plus d’orgueil que d’amour.

Dans le temps qu’il se croyait méprisé de Mathilde, Julien était devenu l’un des hommes les mieux mis de Paris. Mais encore avait-il un avantage sur les gens de cette espèce; une fois sa toilette arrangée, il n’y songeait plus.

Non, il n’a pas le génie adroit et cauteleux d’un procureur qui ne perd ni une minute ni une opportunité… Ce n’est point un caractère à la Louis XI. D’un autre côté, je lui vois les maximes les plus antigénéreuses… Je m’y perds… Se répéterait-il ces maximes, pour servir de digue à ses passions? Du reste, une chose surnage: il est impatient du mépris, je le tiens par là. Il n’a pas la religion de la haute naissance, il est vrai, il ne nous respecte pas d’instinct… C’est un tort, mais enfin, l’âme d’un séminariste devrait n’être impatiente que du manque de jouissance et d’argent. Lui, bien différent, ne peut supporter le mépris à aucun prix.

J’ai été offensé d’une manière atroce; j’ai tué, je mérite la mort, mais voilà tout. Je meurs après avoir soldé mon compte envers l’humanité. Je ne laisse aucune obligation non remplie, je ne dois rien à personne; ma mort n’a rien de honteux que l’instrument: cela seul, il est vrai, suffit richement pour ma honte aux yeux des bourgeois de Verrières, mais sous le rapport intellectuel, quoi de plus méprisable! Il me reste un moyen d’être considérable à leurs yeux: c’est de jeter au peuple des pièces d’or en allant au supplice. Ma mémoire, liée à l’idée de l’or, sera resplendissante pour eux.

Jusque-là il s’était senti pénétré d’un mépris sans mélange pour tous les hommes qui assistaient au jugement. L’éloquence plate de l’avocat général augmenta ce sentiment de dégoût. Mais peu à peu la sécheresse d’âme de Julien disparut devant les marques d’intérêt dont il était évidemment l’objet.

«Messieurs les jurés, L’horreur du mépris, que je croyais pouvoir braver au moment de la mort, me fait prendre la parole. Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s’est révolté contré la bassesse de sa fortune. Je ne vous demande aucune grâce continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la mort m’attend: elle sera juste……..

Mais j’ai le cœur facile à toucher; la parole la plus commune, si elle est dite avec un accent vrai, peut attendrir ma voix et même faire couler mes larmes. Que de fois les cœurs secs ne m’ont-ils pas méprisé pour ce défaut! Ils croyaient que je demandais grâce: voilà ce qu’il ne faut pas souffrir.

Où est la vérité? Dans la religion… Oui, ajouta-t-il avec le sourire amer du plus extrême mépris, dans la bouche des Maslon, des Frilair, des Castanède… Peut-être dans le vrai christianisme, dont les prêtres ne seraient pas plus payés que les apôtres ne l’ont été?… Mais saint Paul fut payé par le plaisir de commander, de parler, de faire parler de soi…

—Le pauvre Croisenois, disait-il à Mathilde, a été réellement bien raisonnable et bien honnête homme envers nous; il eût dû me haïr lors de vos imprudences dans le salon de madame votre mère, et me chercher querelle; car la haine qui succède au mépris est ordinairement furieuse…

—Et une veuve qui méprise les grandes passions, répliqua froidement Mathilde;

—Et que me restera-t-il, répondit froidement Julien, si je me méprise moi-même? J’ai été ambitieux, je ne veux point me blâmer; alors, j’ai agi suivant les convenances du temps. Maintenant, je vis au jour le jour.

Les nouvelles « positions éminentes »


Pour comprendre la nature de la mondialisation à une époque donnée, il peut être utile de se référer aux stratégies militaires d’occupation de l’espace global, fort caractéristiques et révélatrices des grandes structurations à l’œuvre.

Pour illustrer ce point, je voudrais parler de la question actuelle des « positions éminentes » pour le contrôle des domaines publics mondiaux.

De tout temps, en matière de stratégie militaire, le contrôle des « positions éminentes » a joué un rôle essentiel. La maitrise des points hauts, ou de l’espace aérien en sont des exemples. De nos jours, il s’agit surtout de s’assurer le contrôle de la « position éminente » suprême : l’espace.

Rappelons qu’il y a environ 1000 satellites actifs actuellement en orbite. La moitié d’entre eux appartiennent aux États-Unis, et ceux-ci sont approximativement pour 50% d’usage civil et pour 50% d’usage militaire. Rappelons aussi que le 21 janvier 1967 un Traité international a banni la nucléarisation de l’espace – mais pas l’usage d’armes conventionnelles dans l’espace. C’est cette réalité que la polémique internationale autour du système de défense anti-missile révèle.

Dans le cadre d’une stratégie globale, que l’on a pu qualifier de « pax americana », l’armée américaine a identifié comme d’importance vitale divers domaines publics à l’échelle globale (« global commons ») : la mer, l’air, l’espace et le cyberespace (sea, air, space, cyberspace).

Elle a aussi défini une doctrine stratégique à leur égard, qu’elle a formulée ainsi: « La domination militaire des domaines publics mondiaux est un facteur clé de la position de puissance globale des États-Unis » (“The “command of the commons” is the key military enabler of the US global power position”).

Le contrôle des domaines publics mondiaux signifie que les États-Unis obtiennent beaucoup plus d’usages et d’avantages de la mer, ou de l’espace que les autres puissances, qu’ils peuvent empêcher leur utilisation par celles-ci, et que ces dernières perdraient tout engagement militaire sur les domaines publics mondiaux si elles cherchaient à en empêcher l’accès aux Etats-Unis. “Command means that the US gets vastly more military use out of the sea, space and air than do others, that it can credibly threaten to deny their use to others, and that others would lose a military contest for the commons if they attempted to deny them to the US.” Barry Posen,  The Military Foundations of US Hegemony, International Security, Summer 2003, pp. 5-46[1].

On trouve aussi formulée une doctrine plus  “politique” des domaines publics mondiaux, traduisant de façon fort intéressante l’admission d’un lien structurel entre les « domaines publics » et le « bien commun » mondial. C’est la doctrine selon laquelle : « La stabilité des domaines  publics mondiaux est en soi un bien commun » (“Stability within the global commons is a public good”).

Tout le monde a en effet un intérêt évident à une « stabilité » des domaines publics. La plupart des pays ont un très grand intérêt à cette stabilité, mais il est aussi vrai que d’autres pays, qui n’en tirent que peu d’avantages directs, restent de par leur degré de développement incapables de tirer tout le parti souhaitable des domaines publics mondiaux.

La puissance dominante, qui en tire des avantages tactiques et stratégiques absolument essentiels, estime en conséquence qu’il lui revient le rôle d’assurer la protection ou la garantie de cette stabilité. La question plus générale de savoir si cette stabilité est mieux garantie sous leur égide, plutôt que, par exemple, par un autre mécanisme, par exemple multilatéral, reste ouverte.

Mais ce qui m’intéresse surtout ici c’est le concept stratégique de « position éminente », dans le contexte plus large des sociétés de la connaissance.

La  notion concrète de « position éminente » varie à l’évidence suivant les milieux où l’on opère. La volonté de « domination » (« command ») qui se traduit d’une certaine manière dans l’espace, comment se traduit-elle donc dans le cyberespace ?

Plus généralement, quelles sont les « positions éminentes » dans la société de l’information et de la connaissance?

On peut avancer par exemple les nœuds de concentration mondiale du trafic Internet, les treize « serveurs racine » du DNS (dotés du système « Carnivore » ou de logiciels d’analyse des données « deep packet inspection »).

Mais il y a aussi le contrôle de l’architecture des réseaux et de ses grandes « autoroutes de l’information » (citons le système d’espionnage Echelon pour les satellites et divers autres systèmes d’espionnage pour les fibres sous-marines). L’architecture logicielle générale, les routeurs (avec les trap-doors), la prééminence dans le domaine des virus et autres chevaux de Troie électroniques, font à l’évidence partie des autres « positions éminentes » dont il s’agit de s’assurer le contrôle. Voir à ce sujet http://www.eff.org/issues/nsa-spying.

Naturellement, si j’ose dire, les « domaines publics » de la société de l’information peuvent être « contestés » par d’autres puissances (« contested commons »). L’espace en fait partie. On cite souvent, à cet égard, le récent tir d’un missile chinois sur l’un de ses propres satellites. Cela a pu être interprété comme un « message » adressé au monde sur la question de l’arsenalisation croissante de l’espace.

Les attaques de cyber guerre (cf l’affaire Google) font partie du même scénario de « contestation des communs ».

Un autre exemple de « communs », à la fois contestés et enchevêtrés (couplant des questions de stratégie militaire globale, et des systèmes clé pour les sociétés d’information): le système GPS, qui se voit concurrencé par le système européen Galileo.

On pourrait utilement chercher d’autres aspects stratégiques du concept de « position éminente » dans le cadre des sociétés de l’information. Ainsi, quel statut donner au renforcement continu de la propriété intellectuelle depuis plusieurs décennies ? (Barrages de brevets, frappes juridiques préemptives). Le non-débat public et démocratique sur l’Accord commercial Anti-Contrefaçon (ACAC ou ACTA en anglais) en fait partie.

Font aussi partie de la stratégie du « contrôle des communs », les questions de la captation privative des capitaux cognitifs (Google), sociaux (Facebook), attentionnels (Twitter), humains (marchandisation des données personnelles, observation et de l’exploitation des « intentions » des usagers).

Il faudrait, plus généralement, s’interroger sur le rôle global, stratégique et tactique, des techniques d’appropriation et de domination du domaine public des informations et des connaissances, et les confronter à une réflexion, par ailleurs urgente,  sur la nature même de l’intérêt général mondial.