L’IA, la raison et l’humilité


« Autoportrait de l’auteur dans une variété de Calabi-Yau » ©Philippe Quéau 2023 ©Art Kéo 2023

Les sectateurs les plus engagés de la théorie des super-cordes soutiennent que les multivers existent réellement. Il y en aurait 10500, chacun voguant dans des branes parallèles, en prenant en compte les univers correspondant à toutes les variétés possibles de Calabi-Yau. Il pourrait y en avoir même bien plus encore, improuvables, indétectables, déconnectés de notre propre (et singulièrement isolé) « univers ». Ces multivers ne sont certes que des pures vues de l’esprit, mais ils sont nécessaires à l’harmonie de la super-symétrie que les mathématiques des super-cordes exigent : ils ne tiennent donc leur existence fantomatique que de cette supposée nécessité (d’essence mathématique).

Des physiciens plus conservateurs, se plaçant dans la ligne et adoptant le point de vue d’Einstein, jugent que la théorie des super-cordes ne relève pas de la science mais de la féerie ou du délire abstrait de chercheurs qui se trouvent en quelque sorte aveuglés par la puissance intrinsèque des mathématiques. Loin d’en questionner la nature, ou de s’interroger sur leur essence, ils tiennent les mathématiques pour réelles, et, crucialement, ils les considèrent d’une certaine manière, comme bien plus réelles que leur propre âme (dont il est vraisemblable qu’ils doutent de l’existence intrinsèque, à moins qu’elle ne fasse partie de quelque obscur recoin d’une quelconque variété de Calabi-Yau).

Mais il nous revient de poser à nouveaux frais cette ancienne question : quelle est, réellement, l’essence des objets mathématiques ? D’anciens philosophesi ont qualifié les mathématiques d’« êtres de raison » (entia rationis). Jacques Maritain précise cette notion ainsi : « Ces objets de la pensée, qui ne méritent pas le nom d’essences, car l’essence est la capacité d’exister (esse), notre esprit ne les crée pas de toutes pièces ; il les fait avec des éléments qui sont des essences ou des aspects intelligibles d’abord saisis dans les choses : par exemple il fait l’objet de pensée « néant » avec l’ « être », à quoi il ajoute la négation ; en eux-mêmes ce ne sont jamais que de simples non-essences (négations ou privations) – une chimère est un non-être conçu à l’instar d’un animal – ou des relations qui, bien que ne pouvant pas exister hors de l’esprit, ont cependant le même contenu intelligible et la même définition que les relations réelles. De tels objets ne sont pas des choses, cependant ce ne sont pas de purs objets séparés de tout sujet transobjectif comme les « phénomènes » des modernes, car ils sont conçus à l’image de ces sujets (dont ils supposent la connaissance préalable) et ils sont construits avec des éléments empruntés au réel ; loin d’être séparés de celui-ci, ils lui sont donc reliés à ce double titre. Le réel (actuel ou possible) reste leur fondement ou leur occasion, c’est de lui qu’ils tiennent tout ce qu’ils ont de consistance objective. Si nous pouvons former des jugements à propos d’eux, c’est que nous les traitons comme s’ils étaient des choses. »ii

Pour faire pendant avec une certaine actualité, il me paraît utile de souligner que cette appellation d’« être de raison » convient bien aux entités créées dans le contexte de l’« Intelligence artificielle ». L’IA tout entière, et toutes ses applications, doit être elle-même considérée, du point de vue philosophique, comme relevant de l’être de raison.

Les mathématiques, et maintenant l’IA, ainsi que les êtres de raison qu’elles font proliférer, existent bien, d’une certaine manière, mais cette existence, pour venir au jour, doit s’adosser sur une autre entité, qui les subsume et les dépasse, la raison (humaine) elle-même. Autrement dit, les mathématiques peuvent être conçues, et jouer un certain rôle dans la réalité, parce que la raison les conçoit et les fait naître – et non l’inverse : ce ne sont pas les mathématiques qui font naître la raison, c’est bien la raison (humaine) qui procrée les mathématiques.

Platon croyait déjà que les mathématiques possédaient une forme de réalité, et il était sensible à la part de mystère qu’elles exhalaient. Mais il savait aussi qu’il y avait, au-dessus d’elles, bien d’autres mystères encore. Quant à l’existence d’une infinité de mondes parallèles, si allègrement postulée par les physiciens des super-cordes, Platon avait déjà répondu par avance que la réflexion (philosophique et même métaphysique) avait son mot à dire. « Afin donc que ce monde-ci, sous le rapport de l’unicité, fût semblable au Vivant absolu, pour ce motif, ce n’est ni deux, ni une infinité de mondes qui ont été faits par l’Auteur, mais c’est à titre unique, seul en son genre, que ce monde est venu à l’être, et que dorénavant il sera. » (Timée, 31b)

À la réflexion, j’en arrive à considérer que ces problèmes se ramènent en fait à une alternative fort simple. Soit nous sommes dans un ou des multivers infinis, postulés par une certaine application de la logique mathématique. Soit nous sommes dans un seul et unique univers.

Le principe d’Ockham, qui recommande de ne pas multiplier les êtres sans nécessité, me donnerait envie de privilégier l’unicité de l’univers à toute démultiplication infinie d’univers parallèles.

Mais alors pourquoi l’existence de cet univers si spécial ? Et que peut-on en déduire ? De plus, pourquoi cette extraordinaire, incroyable, déroutante, précision des constantes que la physique détecte, et qui sont comme des données immanentes venues d’ailleurs pour structurer cet unique univers selon des lois qui rendent possibles les galaxies et la vie même ?

La précision de la constante cosmologique est ébouriffante : un 0, suivi d’une virgule, puis de 123 zéros, puis d’une série de chiffres. La moindre variation de la constante cosmologique ferait exploser l’univers ou le rendrait totalement inapte à la vie. Or nous sommes bien là pour en parler. Le principe anthropique, à savoir l’existence d’une pensée humaine, logée dans un coin de l’univers, élimine donc a priori le hasard inimaginable d’un univers ne devant son existence qu’à l’existence d’une constante cosmologique infiniment hasardeuse.

Reste une autre voie, laquelle fut ouverte par Isaïe : « A qui enseignera-t-il la scienceiii ? », si ce n’est à l’humble ? Le sage qui fut l’auteur des Proverbes dit : « Là où est l’humilité est aussi la sagesseiv ». Et Ptolémée, dans un de ses adages, a dit : « Celui qui est le plus humble parmi les sages est le plus sage d’entre euxv ». Leçon profonde, dont nos modernes n’ont certes pas cure… L’IA aura au moins cette indéniable vertu, celle de nous contraindre de plus en plus à l’humilité.

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iJacques Maritain cite par exemple Thomas d’Aquin et Cajetan, dans Distinguer pour unir, ou Les degrés du savoir. DDB, 1963, p. 257

iiJacques Maritain. Distinguer pour unir, ou Les degrés du savoir. DDB, 1963, p. 257-259

iiiIs. 28,9

ivProv. 11,2

vClaude Ptolémée, Almageste. Avant-Propos. Voir Albert le Grand, Commentaire sur Job 32,2. Cité par Maître Eckhart, in Commentaire du Livre de la sagesse, Les Belles Lettres, 2015, p.228

Multivers, branes et Platon


Les sectateurs les plus engagés de la théorie des super-cordes soutiennent l’existence des multivers. Il y en aurait 10500, si l’on compte tous les univers correspondant à toutes les variétés possibles de Calabi-Yau, chacun voguant dans des branes parallèles. En réalité il pourrait y en avoir même bien plus encore, totalement déconnectés de notre univers, improuvables, indétectables, pures vues de l’esprit, mais nécessaires à la belle super-symétrie voulue par les mathématiques des super-cordes, et ne tenant leur existence fantomatique que de cette supposée nécessité.

Cependant, des physiciens plus conservateurs, post-einsteiniens, jugent que cette théorie ne relève pas de la science mais de la féerie ou du délire abstrait de chercheurs trop épris de la force propre des mathématiques, qu’ils tiennent d’ailleurs pour « réelles ».

Platon aussi croyait que les mathématiques possédaient une forme de réalité, et de mystère. Mais il y avait au-dessus d’elles, d’autres mystères encore. Quant à l’existence d’une infinité de mondes parallèles, si allègrement postulée par les physiciens des super-cordes, il répond nettement, avec les moyens de son temps : la réflexion métaphysique. « Afin donc que ce monde-ci, sous le rapport de l’unicité, fût semblable au Vivant absolu, pour ce motif, ce n’est ni deux, ni une infinité de mondes qui ont été faits par l’Auteur, mais c’est à titre unique, seul en son genre, que ce monde est venu à l’être, et que dorénavant il sera. » (Timée, 31b)

A la réflexion, je pense que ces problèmes complexes se ramènent en fait à une intuition fort simple. Soit nous sommes dans un ou des multivers infinis, dominés par les mathématiques (on se demande d’ailleurs pourquoi). Soit nous sommes dans un seul univers.

Le principe d’Ockham, qui recommande de ne pas multiplier les êtres sans nécessité, donne envie de privilégier l’unicité de l’univers à toute démultiplication infinie d’univers parallèles.

Mais alors pourquoi cet univers si spécial ? Pourquoi cette extraordinaire, incroyable, déroutante, précision des constantes que la physique détecte, et qui sont comme des données immanentes venues d’ailleurs pour structurer cet unique univers selon des lois qui rendent possibles les galaxies et la vie même ?

La précision de la constante cosmologique est ébouriffante : un 0, suivi d’une virgule, puis de 123 zéros, puis d’une série de chiffres. La moindre variation de la constante cosmologique ferait exploser l’univers ou le rendrait totalement inapte à la vie. Or nous sommes bien là pour en parler. Le principe anthropique, à savoir l’existence d’une pensée humaine, logée dans un coin de l’univers, élimine donc a priori le hasard inimaginable d’un univers ne devant son existence qu’à l’existence d’une constante cosmologique infiniment hasardeuse.

Reste une autre hypothèse. Celle de Platon.

Un seul univers ou une multitude de multivers ?


 

Les sectateurs les plus engagés de la théorie des super-cordes soutiennent l’existence des multivers. Il y en aurait 10500, disent-ils, si l’on prend en compte tous les univers correspondant à toutes les variétés possibles de Calabi-Yau, chacun voguant dans des branes parallèles.

En réalité il pourrait y en avoir même bien plus encore, – si l’on tient compte des multivers totalement déconnectés, indétectables, improuvables, pures vues de l’esprit, mais qui sont nécessaires pour garantir la cohérence de la super-symétrie définie par les mathématiques des super-cordes.

En revanche, des physiciens plus conservateurs jugent que la théorie des super-cordes ne relève pas de la science mais de la féerie. La théorie des multivers viendrait du délire de chercheurs si épris de la force abstraite des mathématiques, qu’ils les tiennent pour « réelles », alors qu’elles ne sont que des constructions intellectuelles, et n’ont d’autre réalité que mentale.

Platon croyait déjà que les mathématiques possèdent une forme de réalité, emplie de mystère. Mais il croyait aussi qu’il y avait au-delà des mathématiques d’autres mystères, plus profonds encore. Quant à l’hypothèse d’une infinité de mondes parallèles, allègrement postulée par les physiciens des super-cordes, il l’avait aussi considérée par le moyen de l’approche métaphysique, et l’avait invalidée nettement:

« Afin donc que ce monde-ci, sous le rapport de l’unicité, fût semblable au Vivant absolu, pour ce motif, ce n’est ni deux, ni une infinité de mondes qui ont été faits par l’Auteur, mais c’est à titre unique, seul en son genre, que ce monde est venu à l’être, et que dorénavant il sera. »i

 

L’alternative est simple : soit il y a un seul univers (que Platon présente comme « semblable au Vivant absolu »), soit il y a un nombre presque infini de multivers… Quelle est l’hypothèse la plus probable ?

S’il y a un nombre presque infini d’univers, ils sont à 99,9999…% (il faut imaginer ici une suite de milliers de 9, après la virgule) absurdement instables, structurellement délétères – à l’exception d’une poignée d’entre eux.

Et parmi cette poignée, infiniment plus rares encore ceux qui seraient capables d’engendrer les conditions de l’apparition de la pensée humaine.

Or la pensée humaine est apparue. Elle devient donc un facteur à prendre en compte du point de vue de la théorie cosmologique. Son existence même, et son extrême rareté à l’échelle des grands nombres de multivers possibles, sont des indices de la nature exceptionnelle (au plan statistique et au plan conceptuel) de l’univers particulier dans lequel elle a pu émerger.

Son existence et sa rareté ont une signification cosmologique. Et cette signification entre inévitablement en interaction avec la définition du cosmos qu’elle s’efforce de concevoir, – à travers l’application du principe d’Ockham et du principe anthropique.

Le principe d’Ockham stipule qu’il est vain de multiplier les êtres sans nécessité. Il est absurde de les multiplier sans signification. Un seul univers possédant sens et cohérence (du point de vue cosmologique) est préférable à une démultiplication d’univers non viables, absurdes et insensés (toujours du point de vue de la cosmologie).

Selon le principe anthropique, le seul fait de l’existence de l’humanité oblige à affirmer que l’univers qui l’a vu naître est « spécial » et même « unique » (encore du point de vue cosmologique). Parmi les myriades de multivers possibles, qui n’ont aucune signification anthropique, le seul fait que l’univers de l’humanité existe implique un hasard cosmologique incommensurable, – si l’on s’en tient à la théorie des multivers.

Cet hasard « incommensurable », on peut s’en faire une idée approximative. Il peut se mesurer à l’aune de l’improbabilité hallucinante de la « constante cosmologique » indispensable pour que la vie et la pensée humaine soient possibles.

Le hasard tel qu’il se déploie sous les contraintes draconiennes de la cosmologie ne peut produire en général que des univers banals. Or cet univers, le nôtre, n’est pas banal : il doit le principe même de son existence à la précision miraculeusement adéquate d’une constante cosmologique infiniment hasardeuse à mettre en œuvre.

Cet univers est unique, parce qu’il est spécial. Pourquoi si spécial? A cause de l’incroyable et déroutante improbabilité des constantes physiques qui régissent sa structure, et qui sont nécessaires à son existence.

Ces constantes invraisemblablement « fines », que la physique détecte et que la mathématique théorise, rendent possibles l’équilibre des forces cosmiques, l’existence des amas galactiques et la vie même.

La constante cosmologique, telle qu’on peut la déduire par l’observation et le calcul, doit être d’une précision ébouriffante : un 0, suivi d’une virgule, puis de 123 zéros, puis d’une longue série de chiffres. La moindre variation dans cette suite de chiffres rendrait l’univers totalement instable, dès les premiers instants du Big Bang, ou alors le rendrait totalement inapte à la vie.

Les multivers sont, en théorie, en nombre presque infini. Mais un tout petit nombre de multivers seulement sont compatibles avec le principe anthropique.

La totale improbabilité des constantes cosmologiques que requiert la vie implique que l’homme n’avait aucune chance d’apparaître dans l’infinité des multivers possiblement concevables.

Or l’humanité existe dans cet univers, et il est même possible de calculer approximativement la probabilité infime de son existence.

Plus cette probabilité est infime, et plus la probabilité de valider la théorie des multivers devient elle-même infime.

Par contrecoup, l’extrême probabilité de la thèse de l’univers unique, proposée par Platon, se renforce d’autant.

i Timée, 31b

Platon, Dieu et les multivers


D’un côté, les sectateurs les plus engagés de la théorie des super-cordes soutiennent l’existence des multivers. Il y en aurait 10500, disent-ils, si l’on prend en compte tous les univers correspondant à toutes les variétés possibles de Calabi-Yau, chacun voguant dans des branes parallèles.

En réalité il pourrait y en avoir même bien plus encore, – mais totalement déconnectés de notre univers, improuvables, indétectables, pures vues de l’esprit, si l’on tient compte de tous les multivers nécessaires à la super-symétrie voulue par les mathématiques des super-cordes.

De l’autre côté, des physiciens plus conservateurs jugent que la théorie des super-cordes ne relève pas de la science mais de la féerie. La théorie des multivers viendrait du délire de chercheurs si épris de la force abstraite des mathématiques, qu’ils les tiennent pour « réelles », alors qu’elles ne sont que des constructions mentales, et n’ont d’autre réalité que mentale.

Platon croyait également que les mathématiques possèdent une forme de réalité, emplie de mystère. Mais il croyait aussi qu’il y avait au-delà des mathématiques d’autres mystères, plus profonds encore. Quant à la question de l’hypothèse d’une infinité de mondes parallèles, si allègrement postulée par les physiciens des super-cordes, il l’avait déjà considérée par le moyen d’une approche métaphysique, et il y avait répondu nettement :

« Afin donc que ce monde-ci, sous le rapport de l’unicité, fût semblable au Vivant absolu, pour ce motif, ce n’est ni deux, ni une infinité de mondes qui ont été faits par l’Auteur, mais c’est à titre unique, seul en son genre, que ce monde est venu à l’être, et que dorénavant il sera. »i

 

Au fond, l’alternative est simple : soit il y a un seul univers (que Platon présente comme « semblable au Vivant absolu »), soit il y a un nombre presque infini de multivers… Quelle est l’hypothèse la plus probable ?

S’il y a un nombre presque infini d’univers, ils sont à 99,9999…% (il faut imaginer ici une suite de milliers de 9, après la virgule) absurdement instables, structurellement délétères – à l’exception d’une poignée d’entre eux.

Et parmi cette poignée, infiniment plus rares encore ceux qui seraient capables d’engendrer les conditions de l’apparition de la pensée humaine.

Or la pensée humaine est bien apparue quelque part. Par là elle devient un facteur à prendre en compte du point de vue de la théorie cosmologique. Son existence même, et son extrême rareté à l’échelle des grands nombres de multivers possibles, sont des indices de la nature exceptionnelle (au plan statistique et au plan conceptuel) de l’univers particulier dans lequel elle apparaît.

Son existence et sa rareté ont une signification cosmologique. Et cette signification entre inévitablement en interaction avec la définition du cosmos qu’elle s’efforce de concevoir, – à travers l’application du principe d’Ockham et du principe anthropique.

Le principe d’Ockham stipule qu’il est vain de multiplier les êtres sans nécessité. Il est absurde de les multiplier sans signification. Un seul univers possédant sens et cohérence (du point de vue cosmologique) est préférable à une démultiplication infiniment gaspilleuse d’univers non viables, absurdes et insensés (du point de vue de la cosmologie).

Selon le principe anthropique, le seul fait de l’existence de l’humanité oblige à affirmer que cet univers est « spécial » et même « unique » (du point de vue cosmologique). Parmi les myriades de multivers possibles, qui n’ont aucune signification anthropique, le seul fait que cet univers-là existe implique un hasard cosmologique incommensurable, – si l’on s’en tient à la théorie des multivers.

Cet hasard « incommensurable », on peut s’en faire quand même une idée approximative. Il peut se mesurer à l’aune de l’improbabilité hallucinante de la constante cosmologique nécessaire pour que la vie et la pensée humaine soient possibles.

Le hasard tel qu’il se déploie sous les contraintes draconiennes de la cosmologie ne peut produire en général que des univers banals. Or cet univers, le nôtre, n’est pas banal : il doit le principe même de son existence à la précision miraculeusement adéquate d’une constante cosmologique infiniment hasardeuse à mettre en œuvre.

Cet univers est unique, parce qu’il est absolument spécial. Pourquoi si spécial? Il suffit de constater l’extraordinaire, l’incroyable, la déroutante précision des constantes physiques qui régissent sa structure, et qui sont nécessaires à son existence.

Ce sont ces constantes invraisemblablement fines, que la physique détecte et que la mathématique théorise, qui rendent possibles l’équilibre des forces cosmiques, l’existence des amas galactiques et la vie même.

La constante cosmologique, telle qu’on peut la déduire par l’observation et le calcul, est d’une précision ébouriffante : un 0, suivi d’une virgule, puis de 123 zéros, puis d’une longue série de chiffres. La moindre variation dans cette suite de chiffres rendrait l’univers totalement instable, dès les premiers instants du Big Bang, ou alors le rendrait totalement inapte à la vie.

Résumons les griefs contre les multivers.

Les multivers sont, en théorie, en nombre presque infini. Mais parmi cette infinité surabondante, un tout petit nombre de multivers seulement sont compatibles avec le principe anthropique.

Les énormes contraintes des constantes cosmologiques que requiert la vie impliquent que l’homme n’avait pratiquement aucune chance d’apparaître dans l’infinité des multivers possiblement concevables, et effectivement engendrés si la théorie des multivers est vérifiée.

Or l’humanité existe dans cet univers, et il est même possible de calculer approximativement la probabilité infime de son existence.

Plus cette probabilité est infime, et plus la probabilité de valider la théorie des multivers devient elle-même infime.

Par contrecoup, l’extrême probabilité de la thèse de l’univers unique, proposée par Platon, se renforce d’autant.

i Timée, 31b

Multivers, super-cordes, branes et Platon


74

D’un côté, les sectateurs les plus engagés de la théorie des super-cordes soutiennent l’existence des multivers. Il y en aurait 10500, si l’on compte tous les univers correspondant à toutes les variétés possibles de Calabi-Yau, chacun voguant dans des branes parallèles. En réalité il pourrait y en avoir même bien plus encore, totalement déconnectés de notre univers, improuvables, indétectables, pures vues de l’esprit, mais nécessaires à la belle super-symétrie voulue par les mathématiques des super-cordes, et ne tenant leur existence fantomatique que de cette supposée nécessité.

De l’autre, des physiciens plus conservateurs, post-einsteiniens, jugent que cette théorie ne relève pas de la science mais de la féerie ou du délire abstrait de chercheurs trop épris de la force propre des mathématiques, qu’ils tiennent d’ailleurs pour « réelles ».

Platon aussi croyait que les mathématiques possédaient une forme de réalité, et de mystère. Mais il y avait au-dessus d’elles, d’autres mystères encore. Quant à l’existence d’une infinité de mondes parallèles, si allègrement postulée par les physiciens des super-cordes, il répond nettement, avec les moyens de son temps : la réflexion métaphysique. « Afin donc que ce monde-ci, sous le rapport de l’unicité, fût semblable au Vivant absolu, pour ce motif, ce n’est ni deux, ni une infinité de mondes qui ont été faits par l’Auteur, mais c’est à titre unique, seul en son genre, que ce monde est venu à l’être, et que dorénavant il sera. » (Timée, 31b)

A la réflexion, je constate que ces problèmes complexes se ramènent en fait à une intuition fort simple. Soit nous sommes dans un ou des multivers infinis, dominés par les mathématiques (on se demande d’ailleurs pourquoi). Soit nous sommes dans un seul univers.

Le principe d’Ockham, qui recommande de ne pas multiplier les êtres sans nécessité, me donnerait envie de privilégier l’unicité de l’univers à toute démultiplication infinie d’univers parallèles.

Mais alors pourquoi cet univers si spécial ? Pourquoi cette extraordinaire, incroyable, déroutante, précision des constantes que la physique détecte, et qui sont comme des données immanentes venues d’ailleurs pour structurer cet unique univers selon des lois qui rendent possibles les galaxies et la vie même ?

La précision de la constante cosmologique est ébouriffante : un 0, suivi d’une virgule, puis de 123 zéros, puis d’une série de chiffres. La moindre variation de la constante cosmologique ferait exploser l’univers ou le rendrait totalement inapte à la vie. Or nous sommes bien là pour en parler. Le principe anthropique, à savoir l’existence d’une pensée humaine, logée dans un coin de l’univers, élimine donc a priori le hasard inimaginable d’un univers ne devant son existence qu’à l’existence d’une constante cosmologique infiniment hasardeuse.

Reste une autre hypothèse. Celle de Platon.

Multivers, super-cordes, branes et Platon


74

D’un côté, les sectateurs les plus engagés de la théorie des super-cordes soutiennent l’existence des multivers. Il y en aurait 10500, si l’on compte tous les univers correspondant à toutes les variétés possibles de Calabi-Yau, chacun voguant dans des branes parallèles. En réalité il pourrait y en avoir même bien plus encore, totalement déconnectés de notre univers, improuvables, indétectables, pures vues de l’esprit, mais nécessaires à la belle super-symétrie voulue par les mathématiques des super-cordes, et ne tenant leur existence fantomatique que de cette supposée nécessité.

De l’autre, des physiciens plus conservateurs, post-einsteiniens, jugent que cette théorie ne relève pas de la science mais de la féerie ou du délire abstrait de chercheurs trop épris de la force propre des mathématiques, qu’ils tiennent d’ailleurs pour « réelles ».

Platon aussi croyait que les mathématiques possédaient une forme de réalité, et de mystère. Mais il y avait au-dessus d’elles, d’autres mystères encore. Quant à l’existence d’une infinité de mondes parallèles, si allègrement postulée par les physiciens des super-cordes, il répond nettement, avec les moyens de son temps : la réflexion métaphysique. « Afin donc que ce monde-ci, sous le rapport de l’unicité, fût semblable au Vivant absolu, pour ce motif, ce n’est ni deux, ni une infinité de mondes qui ont été faits par l’Auteur, mais c’est à titre unique, seul en son genre, que ce monde est venu à l’être, et que dorénavant il sera. » (Timée, 31b)

A la réflexion, je constate que ces problèmes complexes se ramènent en fait à une intuition fort simple. Soit nous sommes dans un ou des multivers infinis, dominés par les mathématiques (on se demande d’ailleurs pourquoi). Soit nous sommes dans un seul univers.

Le principe d’Ockham, qui recommande de ne pas multiplier les êtres sans nécessité, me donnerait envie de privilégier l’unicité de l’univers à toute démultiplication infinie d’univers parallèles.

Mais alors pourquoi cet univers si spécial ? Pourquoi cette extraordinaire, incroyable, déroutante, précision des constantes que la physique détecte, et qui sont comme des données immanentes venues d’ailleurs pour structurer cet unique univers selon des lois qui rendent possibles les galaxies et la vie même ?

La précision de la constante cosmologique est ébouriffante : un 0, suivi d’une virgule, puis de 123 zéros, puis d’une série de chiffres. La moindre variation de la constante cosmologique ferait exploser l’univers ou le rendrait totalement inapte à la vie. Or nous sommes bien là pour en parler. Le principe anthropique, à savoir l’existence d’une pensée humaine, logée dans un coin de l’univers, élimine donc a priori le hasard inimaginable d’un univers ne devant son existence qu’à l’existence d’une constante cosmologique infiniment hasardeuse.

Reste une autre hypothèse. Celle de Platon.