
En arabe, le mot « voile », ḥijâb (حِجاب), ne désigne pas nécessairement le voile de la femme, lequel est plutôt appelé burqa‘ ou sitâr, dans la langue classique. Il peut avoir un sens philosophique, et même mystique. Hallâj désigne ainsi le « voile » posé sur les choses, ce qu’il appelle le « voile du nom » (ḥijâb al-ism). Ce voile est nécessaire. Dieu en est à l’origine. La réalité sans voile, mise à nue, aveuglerait, ferait perdre leur conscience aux hommes. Leur propre nature est elle-même recouverte d’un « voile ». Ce voile est leur propre nom. « Il les a revêtus du voile de leur nom, et ils existent ; mais s’Il leur manifestait clairement Sa puissance, ils s’évanouiraient ; et s’Il leur découvrait la réalité, ils mourraient i. » On connaissait déjà l’idée de la mort assurée pour l’homme qui verrait Dieu face à faceii. Ici, la mort attend aussi l’homme qui verrait sans leur voile le monde, ou les choses. Quelle est la nature de ce « voile » posé sur le monde ? « Le voile ? C’est un rideau, interposé entre le chercheur et son objet, entre le novice et son désir, entre le tireur et son but. On doit espérer que les voiles ne sont que pour les créatures, non pour le Créateur. Ce n’est pas Dieu qui porte un voile, ce sont les créatures qu’il a voilées. I‘jâbuka hijâbukaiii. » Ironique et malicieux jeu de mots, que seule permet la langue arabe, friande d’allitérations et de paronomases… Je traduis, mot-à-mot : « Ton émerveillement (i‘jâbuka), c’est ton voile ! (hijâbuka) ». Louis Massignon a traduit, pour sa part : « Ton voile, c’est ton infatuationiv ! », ce qui ne manque pas de surprendre. La traduction du mot i‘jâb (إِءْجاب )par « émerveillement, admiration » est strictement conforme à celle que l’on trouve dans les dictionnairesv. Le mot i‘jâb provient de la racine verbale ‘ajiba (عَجِبَ), qui signifie « être étonné, être saisi d’étonnement à la vue de quelque chose ». C’est le mot ‘ujb ءُجْب , qui provient lui aussi de la même racine, mais avec une phonétisation différente, qui signifie « fatuité, suffisance, admiration de soi-même », l’acception curieusement choisie par Massignon pour rendre le sens du mot i‘jâb. Du point de vue sémantique, la traduction de Massignon apparaît teintée d’un certain pessimisme ontologique : l’homme, par sa propre « suffisance », par son « infatuation », serait censé avoir provoqué la pose d’un « voile » entre lui-même et l’objet de sa recherche, à savoir le divin. L’homme infatué de lui-même – comment pourrait-il s’émerveiller du divin ? En revanche, m’en tenant à la leçon des dictionnaires, je pense qu’en traduisant i‘jâb par « émerveillement », on ouvre une piste fort intéressante. L’homme aperçoit un peu de la splendeur divine, un peu de sa gloire, et il en est « émerveillé ». Mais c’est précisément pour cette raison qu’un voile est alors posé sur son esprit pour le protéger de cette trop grande gloire, et pour l’encourager à poursuivre sa recherche, certes infinie, d’autre part.
Il faut comprendre que c’est l’émerveillement même, la gloire divine elle-même, qu’il faut voiler. Car l’émerveillement même est aussi un voile. Au-delà de l’émerveillement, qui stupéfie et comble, il y a l’étonnement, qui incite, éveille, et met en marche.
Hallâj ajoute ici encore un mot, ‘ajibtu, jouant à nouveau de l’allitération entre i‘jâb, hijâb et ‘ajib : « Je m’émerveille, je suis étonné (‘ajibtu),par Toi, et par moi (minka wa minni) »…Nulle trace de fatuité ou de vanité. Seulement de l’émerveillement, de l’étonnement. L’âme est bouleversée par une intuition fulgurante :
« Je suis émerveillé par Toi, et par moi, – ô Vœu de mon désir !
Tu m’avais rapproché de Toi, au point que j’ai cru que Tu étais mon ‘moi’,
Puis Tu T’es dérobé dans l’extase, au point que tu m’as privé de mon ‘moi’, en Toi.
Ô mon bonheur, durant ma vie, Ô mon repos, après mon ensevelissement !
Il n’est plus pour moi, hors de Toi, de liesse, si j’en juge par ma crainte et ma confiance,
Ah ! dans les jardins de Tes intentions j’ai embrassé toute science,
Et si je désire encore une chose, c’est Toi, tout mon désirvi ! »
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iSulamî, tabaqât ; Akhb., n°1. Cité par Louis Massignon. La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj. Tome III. Gallimard. 1975, p. 183.
iiEx 33,20
iiiMs. Londres 888, f. 326 b. Cité par Louis Massignon. La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj. Tome III. Gallimard. 1975, p. 184
ivLouis Massignon. La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj. Tome III. Gallimard. 1975, p. 184
vJ’ai consulté le Dictionnaire arabe-français Larousse, ainsi que le Dictionnaire arabe-français de Kazimirsky.
viLouis Massignon. La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj. Tome III. Gallimard. 1975, p. 184
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