Le chiffre de la transcendance


« Cogito ergo sum » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025

Kant a fameusement fait fond sur le constat des « antinomies » de la raison pour la rendre désormais vulnérable aux « critiques » (celles de la « raison pure », de la « raison pratique » et de la « faculté de juger »). Pour tenter de sortir de la crise radicale de la philosophie, initiée par cette pensée « critique », Husserl institua la démarche dite « phénoménologique ». Il fallait désormais « suspendre » toute croyance ou toute idée a priori, et se concentrer sur les seuls « phénomènes », censés donner accès à l’objet même, sans passer par la raison. Mais après la critique kantienne, qui distinguait si nettement le nouménal du phénoménal, ou, autrement dit, le Soi du Moii, la raison (humaine) était-elle encore capable de penser l’être ? Pouvait-elle même seulement pénétrer, un tant soit peu, l’essence des « noumènes », pourtant censés être « intelligibles » ? Que pouvait-elle extraire de la réalité empirique des phénomènes ? Pour ouvrir de nouvelles perspectives à la philosophie « moderne », il fallait dépasser Kant, critiquer la critique elle-même, ou plutôt la subsumer sous une nouvelle « phénoménologie du soi », selon l’expression de Jung. Il fallait, de surcroît, renouer les liens millénaires que les anciens philosophes (Parménide, Héraclite, Empédocle, Platon) avaient tissés entre l’être et la pensée. Il fallait tenter de permettre à l’homme (moderne) de bâtir à son tour une demeure dans ce monde-ci, pour y fonder son être-là, son Dasein. C’était là revenir à l’idée « classique » que l’homme est en réalité tout à fait chez lui dans le monde, et que l’homme moderne peut, par la phénoménologie, rebâtir « un nouveau chez soi à partir d’un monde devenu inquiétant et étrangeii . » « Être chez soi » signifie ici qu’une familiarité avec le monde est possible, ainsi qu’un certain sens de la sécurité, accompagné de quelques certitudes. Descartes, par exemple, était certain de son propre doute, et de ce doute même, il tirait une autre forme de certitude, ontologique. De même, Husserl est certain que toute conscience peut avoir ou posséder des objets de conscience. « Puisque chaque acte de conscience possède, de par son essence, un objet, je peux être certain d’au moins une chose : que j’ai les objets de ma conscienceiii. » Mais cela est-il si sûr ? Sans jouer sur les mots, ne serait-ce pas plutôt les objets qui « ont » notre conscience, au sens où quelqu’un peut se faire « avoir », par quelque ruse, de lui non aperçue. Le monde entier ne serait-il pas une trappe, d’ampleur cosmique, où l’homme se fait toujours « avoir », du moins tant qu’il ne décide pas d’en sortir ? Mais comment sortir de ce monde ? Par l’exercice d’une philosophie non plus seulement critique, mais méta-critique ? Ou, précisément par la démarche phénoménologique, laquelle affiche pourtant un peu trop sa connivence avec le monde apparent des phénomènes ? Hannah Arendt note que dans sa lettre d’adieu adressée à Stefan George, plus connue sous le nom de Une Lettre [de Lord Chandos]iv, Hugo von Hofmannstahl affirma vouloir désormais se livrer aux « petites choses » plutôt qu’aux grandes phrases, puisque dans les petites choses se cache le mystère de la réalité. Mais, là encore, en est-on si sûr ? Le mystère de la réalité ne peut-il aussi se cacher dans les « grandes choses », et ne se cache-t-il pas sans doute encore bien davantage sous le couvert de certaines « grandes idées », plutôt que dans les idées communes ? Parmi les grandes idées, il y aurait celles qui s’attaquent de front à des notions trop rebattues comme celles de l’existence. Le mot existence au sens moderne du terme apparaît pour la première fois dans la philosophie de Schelling, dans un contexte où il prend le sens d’une rébellion contre la « philosophie négative », contre la philosophie de la « pensée pure »  et contre son impuissante à expliquer « la contingence et la réalité effective des choses » et à combattre le « désespoir absolu » qui s’empare du Moi devant cette impuissance. Avec Schelling, s’amorce l’abandon de la recherche de l’essence des choses – et la recherche d’un possible refuge de l’homme moderne dans le concept d’existence. Mais en conséquence de cette fuite hors du monde des essences, la vie de l’homme existant ne peut jamais acquérir une vérité objective. Elle est condamnée à rester une vie particulière, singulière, et ne peut jamais accéder à un niveau de validité universelle. Puisque l’être et la pensée ont désormais divorcé, et qu’ils ne peuvent plus s’identifier l’un avec l’autre, puisqu’il n’est plus possible de pénétrer l’essence des choses par la pensée, soit parce que cette essence n’existe pas, soit parce qu’elle est totalement inaccessible à la pensée, la philosophie et la science moderne n’ont donc plus rien à dire au sujet des essences. Or, aux temps classiques, l’unité de la pensée et de l’être avait pour première condition de possibilité l’unité de l’essence et l’existence, ou du moins la possibilité de leur non-contradiction. Autrement dit, tout ce qui était pensable devait par là-même posséder une sorte d’existence (par exemple celle d’un « être de raison »), et tout ce qui existait devait être « raisonnable » ou « rationnel », au moins dans le sens où tout ce qui existe peut être « connu » par la raison d’une façon ou d’une autre. Or, on l’a dit, cette unité de l’essence et de l’existence a été brisée par Kant, qui a mis en évidence la structure antinomique de la raison et l’irréductibilité du noumène et du phénomène l’un à l’autre. Ne se fiant pas aux assertions millénaires des Présocratiques, Descartes fut le premier à poser directement la question moderne par excellence, celle de savoir si l’être effectivement est, et si le fait de cette existence peut être déterminé avec un certain niveau de certitude. Cependant, la réponse cartésienne, cogito ergo sum, ne démontra pas nécessairement l’existence de l’ego cogitans, mais tout au plus celle de l’acte de penser (cogitare). Autrement dit, on ne peut pas déduire du « je pense » l’existence d’un moi effectivement vivant, mais seulement l’existence d’un moi « pensé », ou d’un moi qui se pense comme « pensant ». A cette objection, faite notamment par Nietzsche, on peut encore répondre que le moi cartésien est d’abord un moi qui doute, un moi qui doute de son propre être, et donc de sa propre vie. Le moi doute mais il ne doute pas de ce doute, et il conclut de ce doute même qu’il est en train de douter, et donc (ergo) qu’il est ; il est, dans le contexte d’une vie dont il sait par ailleurs qu’elle est mortelle. Vivant d’une vie qui est en puissance d’une mort assurée, le moi ne peut pas simplement se penser, comme un moi qui pense. Il doit aussi commencer à douter absolument de lui en tant qu’essentiellement limité ‒ autrement dit, douter n’est pas seulement penser, douter équivaut d’abord à lancer un regard interrogatif vers son propre néant, avec l’angoisse qui en découle. On peut donc dire qu’avec Schelling débuta la phase proprement « moderne » de la philosophie, en ce qu’elle se fondait sur cette angoisse existentielle, irrémissiblement liée à la perspective absolue du néant, et donc de l’absurde. Confronté au néant qui le menace en tant qu’individu particulier, l’individu ne peut se reposer sur quelque raison ou sur quelque universel que ce soit, car « ce n’est pas ce qui est universel en l’homme qui désire la félicité, mais l’individu […] Il n’existe rien d’universel, mais seulement de l’individuel, et l’être universel n’existe que s’il est l’être individuel absoluv. » La raison ne peut pas expliquer le fait que je sois moi et non un autre et que je sois au lieu de ne pas être. Elle ne peut pas ramener la singularité du moi à quelque chose que la seule pensée pourrait saisir, mais elle oblige le moi à considérer en face la profondeur de son mystère. Cette affirmation absolue du mystère de l’individuel niait du même coup, pour une part, la pertinence des idées et des valeurs universelles, certes accessibles aux hommes par leur raison, mais incapables d’expliquer leurs personnalités singulières. Or l’existence de ma « personne », de ma « singularité » est la seule chose dont je puis être raisonnablement certain. J’en déduis qu’il m’appartient en propre de « devenir » ce que ma personne possède en propre, ou en puissance, et d’accomplir ma singularité, quelles que soient les implications paradoxales de mon « être-là » dans un monde qui ne le connaît pas. Il est de ma responsabilité d’avancer jusqu’aux limites du pensable, et puis, pourquoi pas ?, de dépasser le pensable même, pour aller « jouer » (comme disaient déjà les penseurs védiques) au-delà de toutes les métaphysiques pensables. Devant la raison mise en échec, l’homme vraiment réel et réellement libre, peut commencer de découvrir ce que Jaspers appelle le « chiffre de la transcendance ».

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i« L’objet réel sur lequel porte la connaissance du moi est le Soi nouménal, totalité transcendante à la conscience de soi, comme la chose en soi de Kant, et en ce sens inconsciente; pour l’analyse, le Soi ce n’est qu’un ‘concept-limite’ qu’elle peut envisager, mais non pas étreindre. Sous les prises de la raison se présente le Moi phénoménal, qui n’est autre que le sujet conscient tel qu’il apparaît empiriquement à lui-même […] Entre les deux, Jung place ‘la phénoménologie propre du soi’, sorte d’ombre portée, de projection du Soi sur le Moi. Elle ne coïncide pas avec l’ensemble du Moi empirique, mais seulement avec une partie très remarquable de celui-ci : le processus d’individuation, le Moi s’organisant sur la ligne de profondeur du Soi ; cette phénoménologie donne lieu à une ‘psychologie profonde’ qui est une sorte de métaphysique expérimentale du Soi. »  (Emmanuel Mounier, Traité du caractère, Seuil, 1946, p.539-540).

iiHannah Arendt estime que cette idée est en effet celle qui fonde la philosophie de Husserl et qu’elle peut être résumée par la formule : « Aller vers les choses mêmes ». Cf. Hannah Arendt. Qu’est-ce que la philosophie de l’existence ? Traduction de l’allemand par Martin Ziegler. Ed. Payot et Rivages, 2002, p. 30

iiiHannah Arendt. Qu’est-ce que la philosophie de l’existence ? Traduction de l’allemand par Martin Ziegler. Ed. Payot et Rivages, 2002, p. 27

ivHugo von Hofmannsthal, Une lettre, trad. Jean-Claude Schneider, dans Lettre de Lord Chandos et autres textes, Paris, Poésie / Gallimard, coll. « Nrf », 1980 et 1992.

vF.W.J. Schelling cité par Hannah Arendt. Qu’est-ce que la philosophie de l’existence ? Traduction de l’allemand par Martin Ziegler. Ed. Payot et Rivages, 2002, p. 38