Une preuve « talmudique » de l’immortalité de l’âme


« Étincelles » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

La critique des textes n’est pas faite pour ajouter du sens à ce qui en a déjà, ou ce qui est censé suffisamment en avoir. Elle est faite plutôt, me semble-t-il, pour transformer quelque extrait du monde « écrit » en une partie, souvent toute petite, mais parfois plus grande, d’un monde qui n’est pas encore visible. Il s’agit d’une expérience, non pas d’extraction de sens, mais de transformation, et même de pure création d’un sens d’une tout autre nature. Vaste et noble entreprise ! Mais qui n’est pas sans risques de mauvaise appréciation, et même d’erreurs fatales. Il faut cependant tenter sa chance, la vie est trop courte pour se contenter de faire du surplace ontologique. C’est pourquoi je m’autorise [dans ce blog] à attaquer au pic et au marteau n’importe quel roc, n’importe quel texte, sacré ou profane, ancien ou nouveau, non pour lui enlever ou lui ajouter du sens, ni non plus pour mêler un sens nouveau à ce qui n’en a pas vraiment besoin, mais pour me transformer moi-même en ce que je ne suis pas encore, et que j’aspire à devenir. Cette méthode de travail a son intérêt, je crois. C’est pourquoi je me permets de la partager publiquement, pour ce qu’elle vaut, non pas par une sorte de vanité personnelle (qui serait bien risible, vu l’enjeu), mais parce que tout ce qui incite à laisser vivre l’esprit (le mien ou celui de quiconque) doit être mis en commun, je pense. Deux silex esseulés, ou même placés l’un à côté de l’autre, paraissent a priori très statiques, bien mornes, et foncièrement inertes. Mais empoignez-les, cognez-les d’un coup sec l’un contre l’autre, et de ce choc jaillira une neuve étincelle. C’est là une parabole de la critique, telle que je l’entends ici.

Pour mieux me faire entendre, voici un exemple d’application de cette méthode. Je lisais l’autre jour dans un livre traitant de l’immortalité de l’âmei, un court paragraphe qui se présentait comme étant « une preuve ontologique » de cette immortalité : « Dieu a bien pu faire tout sortir du néant; mais ce qui existe ne peut plus être anéanti (nous voyons bien, dans la nature, des changements de formes mais jamais d’anéantissement). Si la vie a pu sortir du néant, à plus forte raison la vie doit-elle sortir de la vieii. »

Je me mis à réfléchir aux théories actuelles en physique des particules. Seraient-elles en accord avec cette idée talmudique que ‘ce qui existe ne peut plus être anéanti’ ? Mes quelques notions de physique étant un peu trop profondément enfouies dans ma mémoire, je cherchai à les rafraîchir et à me remémorer si la matière et l’antimatière ne s’annihilent pas, en fait, l’une l’autre. Après une brève vérification sur Wikipédia, il me fut confirmé que la rencontre d’une particule et de son antiparticule les « annihile » toutes deux, en effet, mais qu’elle émet en revanche une quantité correspondante d’énergie suivant la formule bien connue E=mc2. Cette « annihilation » donne donc naissance à une paire de photons dont l’énergie correspond à celle des « masses » des deux particules de matière et d’antimatière, qui ainsi s’additionnent en s’annihilant… Le verdict est donc net. L’« annihilation » des particules n’est pas un anéantissement. Leur masse semble disparaître, mais réapparaît immédiatement sous forme d’énergie. Le Talmud avait donc raison sur ce point.

Je remarquai ensuite que le paragraphe sur la « preuve ontologique », auquel je faisais allusion ci-dessus, citait une source : Sanhedrin 91a. On était donc invité à consulter ce traité talmudique, intitulé Sanhedrin. Je lus le passage en référence : « L’empereur de Rome dit à Rabban Gamliel :  ‘Tu dis que les morts vivront. Ne sont-ils pas poussière ? Et la poussière viendrait-elle à vivre ?’ La fille de l’empereur dit à Rabban Gamliel : ‘Laisse-le. Je vais lui répondre avec une parabole’. Elle lui dit : ‘Il y a deux artisans dans notre cité. L’un façonne des poteries avec de l’eau, et l’autre avec de l’argile. Lequel est le plus habile ? L’empereur répondit : ‘Celui qui les façonne avec de l’eau.’ Sa fille lui dit : ‘S’il peut façonner une poterie avec de l’eau, ne pourra-t-il pas d’autant mieux en façonner à partir d’argile ? De la même manière, si Dieu a été capable de créer le monde à partir de l’eau, il est certainement capable de ressusciter les hommes à partir de leur poussièreiii. »

Je trouvai l’idée de faire des cruches en eau fort poétique. Mettre de l’eau à boire dans un pot formé seulement par de l’eau ! Superbe image… Décidément le Talmud me plaisait bien.

Continuant la lecture, j’appris que l’école de Rabbi Yishmaël avait proposé une autre métaphore, quoique assez proche, quant à la résurrection des morts. Il ne s’agissait plus du potier, mais du souffleur de verre. Par leur souffle, les verriers, eux-mêmes faits de chair et de sang, façonnent des vaisselles de verre. Si le verre se casse, ou est mal formé, les verriers peuvent toujours le refondre au four et le souffler de nouveau. De même, dit le Talmud, les véritables êtres de chair et de sang, dont l’âme est formée d’un souffle divin, peuvent être rendus à la vie, par un autre souffle. CQFD.

Une autre image encore est proposée dans le traité Sanhedrin. Un roi de chair et de sang dit à ses serviteurs : Allez me construire un palais là-bas, où il n’y a ni eau ni argile. Ils y vont et le lui construisent. Mais un peu plus tard, le palais s’écroule. Le roi leur dit alors : Retournez-au travail et construisez le palais dans cet autre endroit, où vous trouverez cette fois de la bonne argile et de l’eau. Ils lui répondirent : Nous en sommes incapables. Le roi se mit en colère et leur dit : Dans un endroit privé d’eau et d’argile, vous avez pu construire un palais. Dans un lieu qui en est pourvu en abondance, vous devriez pouvoir le faire plus facilement encore… De même, conclut le Talmud à partir de cette histoire, l’homme que Dieu a créé à partir de rien, pourrait être ressuscité à partir de sa poussière.

Ces textes talmudiques se présentent comme des paraboles. Le style est elliptique, la logique pas toujours très claire, mais l’intention générale l’est. Ce qui m’importait le plus dans leur lecture, c’étaient les rebondissements, les sauts de sens, les incises, et surtout les références inter-textuelles. Tout semblait toujours ouvert, et notamment à la critique. Les hypertextes sur lesquels je consultai le Talmudiv, renforçaient cette impression de fluidité. En cliquant sur une citation d’Isaïe incluse dans un autre paragraphe du Sanhedrinv, je lus le verset d’Isaïe 25, 8 : « À jamais il anéantira la mort, et ainsi le Dieu éternel fera sécher les larmes sur tout visage, et disparaître de toute la terre l’opprobre de son peuple: c’est l’Éternel qui a parlé. » Puis je cliquai dans le même paragraphe sur un lien menant vers cet autre verset, Isaïe 65, 20 : «Il n’y aura plus ni enfants ni vieillards qui n’accomplissent leurs jours; car celui qui mourra à cent ans sera jeune, et le pécheur âgé de cent ans sera maudit. » Le Talmud présente ces deux versets comme se contredisant expressément l’un l’autre. Le premier parle en effet de l’anéantissement de la mort, le second de l’inévitable « accomplissement des jours » ainsi que d’une mort, « jeune à l’âge de cent ans ».

Ces deux versets se contredisent-ils ? En apparence seulement. La solution du Talmud pour résoudre la contradiction est fort simple. Elle consiste à invoquer l’autorité de la Guemara, selon laquelle le verset 25,8 est seulement réservé aux Juifs, lesquels « vivront éternellement après la résurrectionvi ». Le verset 65, 20 ne s’applique qu’au destin des Goyim, lesquels, « ultimement, mourront, après avoir vécu une vie extrêmement longuevii ».

Ah ! me dis-je, une vraie coupure ontologique, alors ? Les Juifs vivront tous éternellement, et les Goyim mourront tous un jour ? Je n’avais jusqu’alors aucune raison de douter a priori du Talmud, ni d’Isaïe, mais cela valait le coup (silex contre silex!) de vérifier. Je lus donc le verset 25, 7, celui qui précède immédiatement le verset 25, 8 : « Sur cette même montagne, il déchirera le voile qui enveloppe toutes les nations, la couverture qui s’étend sur tous les peuplesviii. » Tiens donc ! Il me parut qu’Isaïe avait une interprétation bien plus généreuse, et même carrément universaliste, que le Talmud. Je lus ensuite le verset 65, 19, précédant immédiatement le verset 65,20 : « Je ferai de Jérusalem mon allégresse, et de mon peuple ma joie; on n’y entendra plus le bruit des pleurs et le bruit des cris. » Je vis alors que le verset 65, 20, soi-disant réservé aux Goyim, selon le Talmud, s’adressait explicitement, du point de vue d’Isaïe lui-même, au peuple habitant Jérusalem.

Je méditais sur cette discordance, et même cette contradiction, mentale et morale, entre le Talmud, la Guemara, d’une part et Isaïe, d’autre part. J’en vins alors à ressentir de façon subite une profonde sympathie pour ce dernier. Voilà un prophète selon mon cœur, me dis-je à moi-même. Et je sentis dans la profondeur de ce même cœur, du coup, comme une étincelle.

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iGidéon Brecher, L’immortalité de l’âme chez les Juifs, Traduction de l’allemand par Isidore Cahen,1857

iiIbid., p. 82

iiiMa traduction, à partir de la version anglaise du Traité Sanhedrin 91a du Talmud de Babylone, dans la version « The William Davidson Talmud (Koren-Steinsaltz) ».

ivhttp://www.sefaria.org

vSanhedrin 91b

viSanhedrin 91b

viiIbid.

viiiIs 25,7

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