
Tant de contradictions dans l’homme ? Homo, ce petit amas de boue éphémère, a su se multiplier si vite, huit milliards en 2023, et menace maintenant la Terre brune et bleue qui le fait encore vivre. Des limites partout enserrent la Terre. Seuls les rêves des hommes sont infinis. Dont ceux qui animent les guerres entre les hommes, partout, toujours ; guerres toujours absurdes et toujours raisonnées, aberrantes mais justifiées, intolérables mais tolérées.
Il n’y a aucun sens à tout cela. Pourtant cela est — incompréhensible.
« Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être. Le nombre infini. Un espace infini, égal au finii. » Il y a deux possibilités à considérer. Tout ce qui est incompréhensible peut en effet le rester, demeurer toujours, éternellement, inconcevable, inexplicable. Ou alors, ce qui fut longtemps fut totalement impénétrable, inintelligible, peut un jour se trouver explicable, et même expliqué. Expliquer les trous noirs dans l’univers, qui avalent tout, sans retour, mais qui rayonnent encore, à leur surface ? Cela a été fait. La grande théorie unificatrice de toutes les forces, un jour réalisée ? Pas encore, mais cela ne saurait tarder. L’accord des peuples et la fin des idéologies ? Absolument impossible, ou théoriquement envisageable ? La synthèse de l’immanence et de la transcendance ? Contradiction dans les termes, ou vue supérieure de l’état des choses ?
Il n’est jamais impensable de pouvoir espérer penser l’impensable. « — Incroyable que Dieu s’unisse à nous. — Cette considération n’est tirée que de la vue de notre bassesse. Mais si vous l’avez bien sincère, suivez-la aussi loin que moi, et reconnaissez que nous sommes en effet si bas, que nous sommes par nous-mêmes incapables de connaître si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capables de luiii. » Comment l’homme peut-il savoir quoi que ce soit sur « Dieu », alors qu’il ne sait même pas ce qu’il est lui-même. L’injonction de la Pythie de Delphes, « Connais-toi toi-même », connaît-on seulement ce qu’elle signifie ? N’est-elle pas essentiellement hors de notre portée ?
D’un côté, la présomption de l’homme est infinie, son orgueil et sa fatuité sans fin, et d’un autre côté, sa faiblesse lui est consubstantielle, et son humiliation structurelle. L’homo n’est-il pas humus ? Il rêve d’étoiles, il songe à conquérir des pans d’univers, sans voir que sa boue l’aveugle ni sentir qu’elle lui emplit la bouche.
Nous ne savons certainement pas qui nous sommes, et l’apprendrons-nous jamais un jour ? On peut en douter. Pascal dit : « Nous ne pouvons l’apprendre que de Dieuiii. » Et si Dieu n’existe pas, nous ne pouvons apprendre qui nous sommes de personne d’autre que de nous-mêmes. Mais pour ce faire, il faudrait dans quelque avenir que nous le sussions auparavant. D’où contradiction. Dans le matérialisme et le positivisme ambiant, comment douter que la machina sans Deus, que nous sommes désormais certifiés d’être, sera vite dépassée par une nouvelle machina, une mach-IA, beaucoup plus agile, bien plus intelligente, et certes débarrassée de la moindre conscience – ce fardeau inutile, et contre-productif.
Il y a une autre hypothèse à évaluer. Pascal l’a articulée avec brillance, et un tranchant de silex. « Voulant paraître à découvert à ceux qui le cherchent de tout leur cœur, et caché à ceux qui le fuient de tout leur cœur, il tempère sa connaissance, en sorte qu’il a donné des marques de soi visibles à ceux qui le cherchent, et non à ceux qui ne le cherchent pas. Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraireiv. »
Je dis ‘silex’, parce que cette métaphore emporte avec elle le souvenir des coups et des étincelles, du feu et de la guerre, du tranchant et du transperçant, et vaut donc pour ce qui touche à la religion et à ce qui s’ensuit. Toutes les guerres ont plusieurs fondements. L’argent, bien sûr. Le sang du Léviathan est « l’argent », a dit Hobbes, qui s’y connaissait. Il y a aussi le pouvoir (mais cela revient à la même chose exactement). Et il y a la religion. Tous les hommes d’argent et de pouvoir ne sont pas totalement athées, et beaucoup d’entre eux se targuent même de quelque religion. Il est temps d’en finir avec cette effroyable hypocrisie, ce mensonge mythologique et viscéral. Cette incroyable et incompréhensible arrogance de quelques hommes de boue finira dans la boue.
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iBlaise Pascal. Pensées. § 430. Edité par Léon Brunschvicg. 1904, Tome II
iiIbid.
iiiIbid.
ivIbid.
Beau portrait de la contradiction des hommes
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