Parler ou se taire, comment savoir?


« Deux maîtres en dialectique se promenant, dans la campagne. »

Un jeune homme, nommé M., aimait converser avec des esprits brillants, tout en se promenant nonchalamment, le long d’agréables chemins de campagne. Il se plaisait tout particulièrement en la compagnie de L., qui avait une réputation d’extravagance, et n’appartenait à aucune école de pensée. Mais, dans l’entourage de M., on disait de L. que c’était un sophiste, et même un faiseur, qui n’aimait que ce qui est étrange et les discours décousus. Un peu à la manière d’un Socrate de seconde zone, il cherchait à jeter le doute sur la manière même dont la plupart des gens pensaient. Cela irritait le commun. D’autres en riaient.

Par exemple, L. disait, comme allant de soi, que l’existence des choses ne s’épuise jamais, qu’il y a des principes sans conséquence, des commandements et des injonctions qui n’aboutissent à rien, ou encore qu’il y a des pensées qui viennent de nulle part. Il disait aussi que le regard ne se meut pas, et qu’un cheval bai n’est pas un cheval. Il affirmait, sans mollir, qu’un orphelin n’a jamais eu de mère. Toutes ces pseudo-réflexions suscitaient la critique de ceux qui tenaient le haut du pavé, dans la grande ville, et qui distribuaient les accolades suivant les allégeances. On accusait L. d’énoncer ce qui pouvait passer pour des platitudes, et de se plaire à d’ineptes logorrhées.

M. défendait L. de son mieux. Il répondait point par point aux critiques dont son ami faisait l’objet, et trouvait des justifications à ses pensées les plus décousues.

L’existence des choses ne s’épuise jamais, car elles font partie de l’être – qui est toujours.

Il y a des principes sans conséquence, des commandements et des injonctions qui n’aboutissent nullement, car, en réalité, tout est en puissance, tout peut faire but, ou fin, et rien n’est déterminé.

Il y a des pensées qui viennent de nulle part, en effet, lorsqu’on reste absolument sans pensées, on n’est plus que soi, en son propre soi. Ce soi est-il quelque part ?

Le regard ne se meut pas : en effet il n’a pas de place, ni de lieu. Quel serait son lieu, et où irait-il s’il en avait un ?

Un cheval bai n’est pas un cheval : c’est là une démonstration courte mais décisive de la différence entre le mot et la chose même, entre le nom et l’être, entre l’apparence et l’essence.

Un orphelin qui n’a jamais eu de mère, n’est jamais venu au monde. Cela prouve qu’il n’existe pas, en effet, ou encore qu’un orphelin qui n’a jamais eu de mère, n’a jamais eu de mère.

– Bien essayé, mon cher M., intervint alors P., ce n’est pas très facile de singer Maître Liei, ou même d’en piller le style, mais vous avez fait de votre mieux.

Ce à quoi M., un peu dépité, mais décidément prêt à en découdre, répondit, citant de mémoire une traduction de Maître Lie par A.C. Graham :

– « Whoever gets the idea says nothing, whoever knows it all also says nothing. Whether you think that saying nothing is saying or not saying, whether you think that knowing nothing is knowing or not knowing, you are still saying and still knowing. But there is nothing that he either does not say or says, nothing that he does not know ou knows. »

– Quel galimatias !, rétorqua P., avec un sourire de mépris, de ceux qu’on voit les héros arborer dans les romans russes.

– Je ne pense pas. Il faut voir l’idée, dit encore L. Quiconque la voit en effet, peut dire qu’il n’en dira rien. Quiconque sait une chose peut décider de la taire. Que vous pensiez que ne rien dire, c’est dire, ou bien que ce n’est pas dire, dans les deux cas, c’est un fait que vous le pensez. Et ça aussi, il vous revient de le dire ou pas. Que vous pensiez que ne rien savoir, c’est un savoir ou bien un non-savoir, cette pensée même est encore une sorte de savoir, n’est-ce pas ? Soit on dit quelque chose, soit on ne dit rien. Soit on sait, soit on ne sait pas. Et en dehors de ça, il n’y a rien, n’est-ce pas ?

– Hmmm… Je demande à voir, répondit P., un peu songeur.

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iCf. Lie-Tseu. Le Vrai Classique du vide parfait, IV, XIII

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