L’âme des peuples se révèle par ce qu’ils « oublient » collectivement, bien plus que par ce dont ils gardent souvenance, ce qu’ils ressassent et qu’ils proclament en apparence au monde.
A preuve, le mot oublier lui-même, qui dans plusieurs langues semble indiquer d’un trait une part vibrante de l’inconscient collectif, affleurant comme par mégarde, indice de profondeurs obscures…
Les Latins emploient pour ‘oubli’ le mot oblivio, dont Ernout et Meillet disent qu’il est « une métaphore empruntée à l’écriture qu’on efface ». Dans les palimpsestes (du grec : « ce qu’on gratte pour écrire à nouveau »), les copistes effaçaient (ou ‘oblitéraient’) les anciens textes pour en écrire d’autres.
L’oblivio latine a un caractère apparemment définitif, bien que parfois, par chance, des bribes passées et depuis longtemps ‘oubliées’ puissent encore être lues par des yeux exercés.
Les Grecs emploient pour ’oublier’ le mot λαθέσθαι, et ‘oubli’ se dit λήθη, d’où le célèbre Léthé, le fleuve des Enfers dont on sait qu’il rend les âmes oublieuses. Ces mots dérivent de λανθάνω, dont le premier sens est : « être caché ». L’oubli grec n’est donc pas un fatal effacement, mais seulement une sorte de retrait, de mise sous le boisseau, sous le cache. Les mots à connotation a priori positive ἀληθής, « vrai » ou ἀλήθεια, « vérité, réalité », sont construits avec l’alpha privatif ἀ-, donc comme des négations. La vérité ou la réalité ne se comprennent pas en grec ancien comme une évidence éblouissante, mais comme un « non-caché » ou un « non-oubli », nécessitant une sorte de travail d’extraction.
L’arabe possède le mot نَسِيَ nassiya, dont le premier sens est « abandonner, négliger » et par dérivation « oublier ». Le nomadisme ne peut s’encombrer, et sur la longue route du voyage, nombreuses sont les choses qu’on laisse derrière soi, devenues négligeables, et sans regret, ‘oubliées’.
Le sanskrit exprime le verbe ‘oublier’ de multiples façons. L’une d’entre elles utilise le pré-verbe vi– : विस्मरति , vismarati, signifiant littéralement « sortir du souvenir ». Un autre verbe मृष्यते , mrisyate est bâti à l’aide de la racine मृष mṛṣ, dont le sens premier est « pardonner ». L’oubli est une grâce faite à l’autre…
Les langues anglaises et allemandes emploient des mots très semblables, to forget et vergessen, qui sont aussi bâties avec des préverbes (for et ver) connotant l’omission ou l’échec, et comparables en cela au vi- sanskrit. L’anglais to get dérive du vieux nordique geta et du gothique bigitan, (to find, ‘trouver’). L’allemand ver-gessen dérive de la même racine : *ghed-, ‘prendre, saisir’. Dans ces deux langues, ‘oublier’ signifie donc originairement ‘se dessaisir de’, ‘jeter’, dans un sens actif, plutôt que seulement ‘perdre’ ou ‘égarer’. Il y a là une sorte de violence.
En hébreu, ‘oublier’ se dit שָׁכַח, comme dans « Il n’oubliera pas l’alliance de tes pères » (Dt. 4,31) ou « Et moi tu m’oublies, déclare le Seigneur, l’Éternel » (Ez. 22,12). Mais il est fort surprenant que, doté d’une vocalisation légèrement différente, le verbe שְׁכַח possède une acception presque exactement contraire. En effet, si שָׁכַח signifie « oublier », שְׁכַח signifie « trouver » comme dans « J’ai trouvé un homme » (Dan. 2,25) ou « On ne les trouva plus » (Dan. 2,35).
Curieuse ambivalence !
Le fait d’oublier semble porter en germe la possibilité de ‘trouver’, ou inversement, le fait de ‘trouver’ implique, dans le mot même, l’imminence de l’oubli…
« Oublier »…
Qu’est-ce que ce mot dit?
Effacer (latin) ? Cacher (grec) ? Abandonner (arabe) ? Pardonner (sanskrit)? Jeter (anglo-allemand)? Trouver (hébreu) ?
Les peuples me paraissent des sortes de diamants, reflétant des éclats propres et changeants. Leurs langues expriment beaucoup moins ce qu’ils croient ressentir, que ce à quoi ils sont en fait aveugles, ce sur quoi ils restent étonnamment muets, oublieux au fond d’eux-mêmes…