La fin des prophètes et la vérité océane


Le Guide des égarés de Maïmonide n’a pas un seul mot pour la question de l’immortalité des âmes ou celle de la résurrection des corps, — a fait justement remarquer le Gaon de Bagdad.

Ce n’est pas que Maïmonide ne s’intéresse pas à ces problèmes délicats. Dans son grand œuvre, le Michneh Torah, il affirme que l’âme rationnelle est immortelle, et qu’elle est consciente de son individualité personnelle, jusque dans le monde à veniri.

Maïmonide affirme que l’âme individuelle, qu’il appelle aussi l’« intellect en acte », rejoint après la mort l’« intellect agent » qui gouverne la sphère sublunaire. A la naissance, l’âme a émané de cette sphère, et elle vient s’y fondre à nouveau, à la mort.

L’immortalité de l’âme ne prend pas une forme personnelle. Plongée dans le sein de l’ intellect agent, l’âme possède malgré tout une sorte d’identité, sans disposer cependant d’une existence séparéeii.

A l’évidence, nous entrons ici dans un territoire hautement spéculatif où les repères sont lacunaires, voire absents, et les indications des rares audacieux qui pensent avoir quelque révélation à faire sur ces sujets, éparses et contradictoires.

Les occasions de s’égarer se multiplient. Nul ‘guide’ ne semble pouvoir nous conduire à bon port.

C’est peut-être la raison pour laquelle Maïmonide n’a pas cru bon de les inclure dans son propre Guide, malgré les quelques lumières qu’il possédait sur ces questions.

La spéculation sur l’au-delà de la mort, aussi semée d’embûches soit-elle, offre une occasion de rêver à d’étranges états de conscience, de songer à des possibilités inouïes d’être.

Il est des activités plus futiles.

A partir des quelques éléments fournis par Maïmonide, je pense que l’on peut s’efforcer de librement imaginer ce qu’éprouve l’âme après la mort, au moment où elle se découvre, dans une sorte d’éveil subliminal, plongée dans un autre « monde ».

Elle est pleinement consciente d’elle-même, tout en sentant une sorte de fusion avec d’autres âmes, elles aussi immergées dans l’infini de l’ « intellect agent ».

Dans ce nouveau « monde », se superposent et se fécondent plusieurs niveaux de conscience dont elle ne perçoit guère les prolongements ultimes ni les implications futures.

L’âme accédant à la « sphère sublunaire » a conscience d’être (à nouveau) nouvellement « née » mais elle n’est pas complètement dépourvue de repères.

Elle a déjà connu antérieurement deux « naissances », l’une lors de la conception, l’autre lors de l’accouchement. Elle sait confusément qu’elle vient d’expérimenter une sorte de 3ème naissance après la mort, ouvrant une phase inédite d’une vie décidément pleine de surprises, de bonds, de sauts.

Elle était il y a peu, sur terre, un principe de vie et de conscience, et maintenant elle nage dans un océan de vie et d’intelligence, qui l’absorbe entièrement, sans la noyer pourtant, ni l’aveugler, bien au contraire.

Elle était principe, et la voilà devenue pure substance d’ esprit!

Dans cet état inédit, elle attend sans doute une occasion de se manifester en tant qu’être singulier, y ayant peut-être pris goût, dans ses vies antérieures. Ou bien, nourrie des mille blessures de l’expérience, se porte-t-elle volontaire pour d’autres états de conscience, ou pour d’autres mondes encore, d’une nature espérée moins cruelle, et dont il y a peut-être profusion au-delà de la lune.

Ce genre d’idées, il ne faut pas se le cacher, semble parfaitement irrecevable pour une majorité écrasante des « modernes ». Les nihilistes et autres matérialistes donnent tout le sens à la « matière » et n’accordent rien à la force de l’esprit, à son autonomie, à sa capacité de survie, de façon insoupçonnée, après les vicissitudes d’une vie dominée par la « matière ».

Mais qu’importe les « modernes »! Maïmonide est l’un des rares philosophes à avoir tenté de percer le mystère d’après la mort, – ayant vécu, brillante comète, dans l’Espagne du 12ème siècle, alors carrefour de la pensée.

Maïmonide n’était ni réactionnaire, ni illuminé, ni bigot, ni confit de suffisance. Il survolait de haut d’innombrables querelles dogmatiques, des combats de clochers. Il y avait chez lui une aspiration à la raison pure, une nostalgie de l’au-delà des formes religieuses.

Il n’était pas question de renoncer à la Loi, cependant, ou d’abandonner tels ou tels des souvenirs des cultes anciens. Dans son étrange style, distancié, ironique, il affirme: « Demander une pareille chose, c’eût été comme si un prophète dans ces temps-ci, en exhortant au culte de Dieu, venait nous dire : ‘Dieu vous défend de lui adresser des prières, de jeûner, et d’invoquer son secours dans le malheur, mais votre culte sera une simple méditation, sans aucune pratique’. »iii

Cette phrase que Maïmonide a mise comme par jeu dans la bouche d’un prophète imaginaire, peut être aujourd’hui, mille ans plus tard, prise au pied de la lettre. Ce qui semblait alors une franche dénégation peut s’interpréter désormais comme une ruse rhétorique, un avertissement posthume de l’homme Maïmonide, maître du double sens.

L’ironie d’alors s’efface. Le sens s’inverse, l’intention se révèle.

L’idée est radicale. Il faut mettre fin à tous les cultes, à l’idolâtrie, à l’hypocrisie, basés sur des « prières », des « sacrifices », des « jeûnes » et des « invocations ».

Voici venir le temps de la « simple » méditation !

Maïmonide a été, très tôt, l’un des prophètes nécessaires de temps nouveaux, de ces temps qui s’annoncent toujours avec retard, comme aujourd’hui tardent à venir ces temps futurs où les cultes anciens ne seront plus respectés pour ce qu’ils prétendent incarner, dans leurs répétitions immobiles.

Dans ces temps en gésine, la méditation nue dépassera les pratiques de surface et d’apparence.

La pensée de Maïmonide, subversion, scandale?

Ou bien réelle vision, au bénéfice des hommes du monde?

Les hommes ont pratiqué, millénaires après millénaires, de multiples religiosités. Ils ont suivi des ordonnances et des lois, détaillées ou symboliques, ou même s’en sont libérés.

L’Histoire est loin d’avoir dit son dernier mot.

Il n’y a pas de sceau des prophètes. Il n’y a pas de fin.

Toujours, la recherche de la vérité, du sens, animera l’esprit des hommes.

Et notre imagination la plus folle est très loin encore d’avoir deviné ne serait-ce que le goût même de cette vérité océane.

iCf. Gérard Bensussan. Qu’est-ce que la philosophie juive ? 2003

iiIbid.

iiiMaïmonide. Guide des égarés. Traduction de l’arabe par Salomon Munk, Ed. Verdier, 1979, p.522

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