La raison du pain et du vin


Aristote est un philosophe essentiellement réaliste. Il analyse et théorise le monde tel qu’il est, le monde « en acte ». Mais Aristote n’a rien à dire sur la manière dont ce monde a pu un jour advenir à l’être. Il n’a rien à dire sur sa création, sa genèse. Ou sur ses fins ultimes.

Il n’est en aucune façon capable de conceptualiser le monde alors qu’il était encore entièrement « en puissance », en ces temps indistincts où il n’était pas en situation d’accéder à l’être, puisque rien en lui n’était alors « en acte ».

Ceci explique l’éminente faiblesse d’Aristote dès qu’il s’agit de traiter de la véritable métaphysique, celle des mondes « séparés », et d’une manière générale, de tout ce qui est par nature extérieur à notre monde, ce monde « réel », qui se donne à nos sens et à notre perception.

Si l’on reconnaît et si l’on comprend cette fondamentale impuissance d’Aristote, quant à concevoir le monde en tant qu’il fut un jour « en puissance », on se trouve alors libéré de quelques vingt-cinq siècles de pensées fermées sur elles-mêmes, de syllogismes tournant en rond, de descriptions apparemment opératoires, mais seulement dans un fort court espace de validité.

On se trouve affranchi de toute contrainte logique ou historique. On peut se mettre à exercer la faculté la plus haute de l’homme, celle de l’imagination, celle du songe, celle de la prescience et de la vision.

C’est aussi une incitation à sortir de la rationalité, non pour la délaisser, mais pour mieux la comprendre, pour enfin l’observer d’un point de vue qui soit ailleurs qu’en elle-même. La rationalité est fort mal équipée pour admettre qu’elle est relativement « fermée » sur elle-même, et qu’elle a nécessairement un dehors, un au-delà. La raison la plus pénétrante est encore bien aveugle, elle ne voit rien à vrai dire de l’immensité océane qui l’entoure, dans laquelle elle est plongée, petite bulle brillante, fragile, éphémère.

Prenez l’idée du monothéisme. Il y a quelque arrogance, et même une véritable contradiction, d’un point de vue strictement rationnel, à affirmer que « Dieu est un ». Cette phrase, qui est une sorte de « bulle », contient déjà en son propre cœur son infirmation la plus flagrante. En mettant en relation, par l’aide de la copule, un sujet (« Dieu ») et un prédicat (« un »), la raison commence par poser une séparation entre le sujet et le prédicat, qu’elle croit pouvoir combler aussitôt en les unifiant grammaticalement par la vertu de la seule copule (« est »).

Si véritablement « Dieu est un », alors il n’y a ni « Dieu », ni « est », ni « un ». Il n’y aurait que du « Dieu » ou de « l’être », ou de « l’un », mais pas déjà trois instanciations verbales de sa nature (rapidement suivies de beaucoup d’autres – comme les 99 noms d’Allah dans l’islam).

De plus, si « Dieu est un », le langage, qui se tient comme en surplomb, à l’extérieur de cette unité, et qui permet de dire cette phrase : « Dieu est un », s’il atteignait effectivement à l’essence même de Dieu, comment pourrait-il être alors séparé de son intrinsèque unité? Comment ne serait-il pas lui-même « Dieu », et « être », et « un » ?

Certains théologiens monothéistes, qu’ils soient juifs ou musulmans, ont parfaitement vu cette difficulté, et ils ont proposé une autre formule un peu modifiée: « Dieu est un, mais non selon l’unité. »

C’est habile, mais en fait cela ne résout rien

Ils rajoutent des mots aux mots, ce qui n’est pas vraiment le signe distinctif d’une capture réussie de l’essence de l’unité divine.

On en tirera une profonde méfiance à l’égard de jeux de langage appliqués à des sujets qui les dépassent infiniment. On en tirera aussi la nécessité impérative, pour le chercheur, de s’abstraire à tout moment des logiques trop familières de la langue, de la raison ou de la culture.

Le mystère ne prend véritablement sa forme que lorsque toutes les lumières, faibles, clinquantes et illusoires, sont mises sous le boisseau.

Le chercheur doit laisser toutes ses chances à l’obscur. En voici un exemple.

Maïmonide, pourtant grand spécialiste de la halakha, et fort peu suspect d’effronterie vis-à-vis de la Loi, a surpris plus d’un commentateur, en admettant que lui échappaient complètement la raison de l’usage du vin dans la liturgie, ou encore la fonction des pains d’exposition au Temple.

Mais il précise qu’il continuait d’en chercher les « raisons virtuelles »i.

Cette expression assez étrange indique qu’il y a forcément dans les commandements « des dispositions de détail dont on ne peut indiquer la raison », et « que celui qui s’imagine que ces détails peuvent se motiver est aussi loin de la réalité que celui qui croit que le précepte général est sans utilité. »ii

La présence du pain et du vin, – dans la liturgie juive, et dans ce Temple, aujourd’hui disparu: Maïmonide, un expert halakhiste du 11ème siècle ap. J.-C., avoue qu’il n’en comprend pas la raison.

Il revient alors peut-être au poète, au chercheur, ou au rêveur, d’en deviner la possible « raison virtuelle ».

iMaïmonide. Le Guide des égarés. 609.

iiMaïmonide. Le Guide des égarés. 504. Cité in G. Bensussan. Qu’est-ce que la philosophie juive ? 2003

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