C’est l’histoire d’un homme qui a déjà un peu vécu.
Il a marché longtemps sur des chemins qui passent par la science (ses plaisirs, ses avenues et ses impasses) et la sagesse (celle qu’on apprend dans les livres, et celle que l’on reçoit des coups du sort).
Après de nombreuses années d’errance apprenante, il fait une première halte, bien résolu à poursuivre sans trop tarder sa route, à aller de l’avant.
Les yeux de sa pensée se sont ouverts, peu à peu, pendant ces années de marche et de vagabondage. Elles l’ont préparé à son insu, et ont fait de lui une sorte d’ « athlète surentraîné » (comme on dit dans les gazettes). Entraîné à quoi ? A détecter des signes, à repérer des marques, des indices. Il s’est progressivement accoutumé à la poursuite (à l’évidence chimérique) d’un objet fort difficile à saisir, qui recule toujours, qui sans cesse s’évapore, se retire toujours plus loin, et laisse sans effort ses poursuivants bien en arrière, mettant entre eux et lui-même une distance toujours plus grande, et même, en quelque sorte, de plus en plus infinie.
Philon, dans un passage ramasséi, définit de façon similaire la marche du « sage », qui désire connaître le secret de l’univers, l’origine de toutes choses, leur fin ultime, – le Souverain Mystère.
Mais jamais ce secret, cette connaissance, ce savoir, semble-t-il, ne peuvent être atteints.
L’avoir compris est la première étape, nécessaire, sur la route de l’homme marcheur, mais loin d’être suffisante, évidemment. Il faut aussi savoir que l’objet de la recherche est bien trop transcendant, bien trop élusif, bien trop inimaginable pour se trouver jamais à portée d’être saisi.
Reprenant son souffle, jetant un regard rapide sur ses expériences accumulées, l’homme aux yeux ouverts sait de plus en plus clairement qu’il ne sait presque rien, sinon justement qu’il ne sait presque rien, – ce qui n’est pas rien, tout de même, mais en effet qui n’est vraiment pas grand-chose, et même presque absolument rien.
Mais il sait aussi qu’il lui faut reprendre la route. Sans trop tarder.
Jetant le regard vers l’avant, vers ce qui pourrait être un long chemin avant une prochaine halte, il semble pouvoir déchiffrer dans l’ombre quelques indications éparses, ici et là. Des traces infimes. Des fragments minuscules.
Comme de l’ADN dispersé dans une scène de crime. Mais un ADN inconnu des services d’analyse. Un exo-ADN correspondant à une biochimie inconnue, vraiment pas terrienne, ni extra-galactique d’ailleurs. Un ADN qui n’est peut-être même pas de l’ADN, ni rien d’analogue, et dont nous ne connaîtrions pas les bases.
Il a, pour l’encourager, un souvenir de rares échos presque muets, indistincts, si ténus qu’ils sont quasiment inaudibles.
Et aussi une souvenance de très faibles lueurs, à l’origine immensément lointaine, qui seraient comme émises du fond d’une galaxie oubliée, perdue dans la nuit.
L’homme doit repartir. Il n’a plus de temps à perdre. Cette première halte a suffisamment duré. Il sait qu’il y en aura beaucoup d’autres, dans un autre temps peut-être, mais là n’est pas la question.
Plus il marchera, avec ses yeux ouverts, ses souvenirs indistincts, ses indices minces, plus l’objet s’éloignera encore.
Géométrie d’une marche illimitée, illogique. Plus on avance, moins on approche.
Mais pas complètement sans sens, cependant. Plus il voit l’objet s’éloigner, plus il s’estompe, loin dans la profondeur de la nuit, dans l’obscurité du monde, plus l’homme prend conscience que, n’ayant rien appris de plus, il a au moins compris que le séparé, l’absolument séparé, est en effet inapprochable, absolument inapprochable.
Il a aussi compris que ce séparé est libre, surtout, suprêmement libre.
Un jour peut-être, dans quelques milliards de parsecs, sur un chemin de traverse, il croisera comme par hasard, un autre fil, un filament infiniment petit, une nouvelle trace immensément minuscule de cette liberté suprême, à lui inopinément révélée, dans l’ombre d’un doute, au milieu d’échos muets, de lueurs sombres, et de fragments imperceptibles.
iPhilon. De Post. 18