La secousse d’Eckhart



 « Maître Eckhart, par Andrea di Bonaiuto, détail de la fresque Via Veritas dans la Chapelle des Espagnols de Santa Maria Novella, Florence, c. 1365″

Quand on tient un Blog sur la conscience, dans une perspective d’anthropologie comparée, on est amené à prendre connaissance de toutes sortes d’expériences, – faites, à travers les siècles et les cultures, par des hommes et des femmes qui ont en commun d’être hors du commun. Mais rares, vraiment rares, de par le vaste monde, sont les personnes qui ont eu à la fois conscience de « sortir » du Dieu lui-même, et conscience que ce Dieu pouvait « s’introduire » à nouveau dans leur esprit. Quel que soit le sens que l’on peut donner à ces termes, « sortir », « s’introduire », Maître Eckhart fut l’une de ces personnes. Il raconte que son esprit « sortit » de Dieu, et tout ce qui s’ensuivit; après quelque tribulation, Dieu fut « introduit » en lui. De ceci résultèrent une inopinée « percée », et une étrange « secousse »…

Voici ce qu’Eckhart rapporte:

« Quand je sortis de Dieu, toutes choses dirent : ‘Il y a un Dieu !’ Or ceci ne peut me rendre bienheureux, car par là je me saisis en tant que créature. Mais dans la percée, comme je veux me tenir vide dans la volonté de Dieu, et vide aussi de cette volonté de Dieu, et de toutes ses œuvres et de Dieu lui-même – là je suis plus que toutes les créatures, là je ne suis ni Dieu ni créature : je suis ce que j’étais et ce que je resterai, maintenant et à jamais ! Là je reçois une secousse qui m’emporte et m’élève au-dessus de tous les anges. Dans cette secousse je deviens si riche que Dieu ne peut être assez pour moi selon tout ce qu’il est en tant que Dieu, selon toutes ses œuvres divines : car je conçois dans cette percée ce que moi et Dieu avons de commun. Là je suis ce que j’étais, là je ne prospère ni ne dépéris, car là je suis quelque chose d’immuable qui meut toutes choses. Ici Dieu ne trouve plus de demeure en l’homme, car ici l’homme, par sa pauvreté, a reconquis ce qu’il a été éternellement et restera toujours. Ici Dieu est introduit dans l’esprit. – C’est ‘la plus proche pauvreté’. Puisse-t-on la trouver ! »i

Un commentaire de ce texte est peut-être nécessaire. Il y a là des mots, comme ‘sortir, percée, secousse, immuable, pauvreté’, qui méritent quelque éclaircissement et une mise en perspective.

« Quand je sortis de Dieu, toutes choses dirent : ‘Il y a un Dieu !’ Or ceci ne peut me rendre bienheureux, car par là je me saisis en tant que créature. »

Eckhart ‘sortit de Dieu’, lorsqu’il ‘sortit’ de son néant originaire, c’est-à-dire lorsqu’il advint à la conscience, – comme tout un chacun, j’imagine. Mais alors, il eut conscience de ‘toutes les choses’ qui l’environnaient, et qui, par leur densité, leur multiplicité, leur être même, étaient autant de témoignages qu’elles avaient elles-mêmes émergé un jour de leur propre néant. Ce néant béant pointait lui-même, comme par ricochet, vers ce constat : ‘Il y a un Dieu !’ Certes, l’époque moderne est bien aveugle à ce néant originaire, et fort rétive à ce genre d’affirmation assertorique. En revanche, du point de vue d’Eckhart, un théologien dominicain et rhénan, à cheval entre le 13e et le 14e siècle, l’important n’était pas ce constat-là, mais précisément son insuffisance radicale. Ce qui lui importait était ce paradoxe: l’affirmation de l’existence du Dieu le rendait lui, Eckhart, non pas bienheureux mais malheureux. L’affirmation de l’existence du Dieu lui rendait d’autant plus tangible sa malheureuse condition de ‘créature’. Et n’être qu’une ‘créature’ ne pouvait satisfaire l’ambition d’Eckhart. Il aspirait à participer à l’Incréé. On a les rêves que l’on peut, ou ceux que l’on mérite.

« Mais dans la percée, comme je veux me tenir vide dans la volonté de Dieu, et vide aussi de cette volonté de Dieu, et de toutes ses œuvres et de Dieu lui-même – là je suis plus que toutes les créatures, là je ne suis ni Dieu ni créature : je suis ce que j’étais et ce que je resterai, maintenant et à jamais ! »

De quelle ‘percée’ s’agit-il ? Le mot dénote ce qui s’ensuivit sans doute après qu’Eckhart fut « sorti de Dieu ». Cette ‘sortie’ s’assimile, me semble-t-il, à une ‘extase’. Le mot ‘extase’, qui vient du grec, signifie précisément ‘sortie [du corps]’. Cette sortie hors de Dieu débouche, assez logiquement, sur le vide, – le vide de Dieu. L’esprit d’Eckhart est désormais ‘vide de Dieu’, vide de toute connaissance de Dieu et de sa volonté ; il est laissé à lui-même, dans le vide de sa conscience. Mais dans ce vide total, se découvre un nouveau paradoxe. Eckhart, devenu ce vide, devenu son vide, n’est donc plus ni une créature, ni Dieu ; il n’est plus rien que ce rien, que ce vide. Mais ce rien n’est pas absolument rien. Ce rien est ce qu’Eckhart a toujours été, dès avant sa naissance au monde, dès avant la naissance de tous les mondes, dès avant le temps. Qu’était-il alors ? Un néant, un vide, du point de vue ontologique. Mais il était aussi une idée, un archétype, du point de vue métaphysique. Comment peut-on concilier ces deux points de vue ? D’un côté, le néant et le vide, de l’autre une idée, un archétype. Le lien est dans la pensée du Dieu, sans doute. Cette question sera éclaircie un peu plus tard. Pour le moment, Eckhart, qui était si malheureux de n’être qu’une ‘créature’ préfère être un ‘néant’, un ‘rien’ qui a cependant toujours ‘été’, qui ‘est’ maintenant, et qui ‘sera’ à jamais, au moins sous la forme d’une ‘idée’ en Dieu, – plutôt que d’être une ‘créature’ au statut quelque peu hybride.

« Là je reçois une secousse qui m’emporte et m’élève au-dessus de tous les anges. Dans cette secousse je deviens si riche que Dieu ne peut être assez pour moi selon tout ce qu’il est en tant que Dieu, selon toutes ses œuvres divines : car je conçois dans cette percée ce que moi et Dieu avons de commun. »

Le paragraphe cité ci-dessus commence par un adverbe de lieu : ‘là’. Où est ce ‘là’ ? Quel est-il? Ce ‘là’ est le vide, le néant dans lequel Eckhart prend conscience de son propre néant. La conscience du néant est donc un lieu, un ‘là’, qui s’oppose à un ‘ici’, – cet ‘ici’ qu’est le monde où toutes les choses ‘sont’, et disent : ‘Il y a un Dieu !’ Dans ce ‘là’, Eckhart reçoit une ‘secousse’, c’est-à-dire une puissante poussée, brusque et violente, qui l’élève à une hauteur inimaginable. Que le lecteur s’imagine cependant ceci : à cette hauteur, si élevée qu’elle est ‘au-dessus de tous les anges’, il y a toujours un vide, absolu, puisque même les anges en sont exclus, étant relégués bien au-dessous. Dans ce vide total, Eckhart acquiert mystérieusement une immense richesse, lui qui était si pauvre (en esprit). Il devient si ‘riche’ que Dieu lui-même n’est plus ‘assez’ pour lui. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire simplement que ce Dieu, mis en italique, représente ce que toutes les choses proclament de cette façon : ‘Il y a un Dieu !’ . Quand on dit ‘il y a’, on ne dit pas grand-chose. On ne dit rien, par exemple, à propos de ce qui est présent dans cet ‘il y a’, on ne dit rien sur ce qu’est cet ‘il y a’. Ce Dieu-là, ce Dieu nommé dans ‘Il y a un Dieu !’ n’est plus ‘assez’ pour Eckhart: il désire en savoir plus. Mais, de ce savoir à venir, Eckhart a une première intuition, révélatrice. La ‘percée’ d’Eckhart, suivie d’une ‘secousse’, lui ont fait découvrir au moins ceci : il y a quelque chose de ‘commun’ entre Dieu et lui. Quoi ? Eh bien, au moins cette capacité de ‘percée’, et cette puissance de la ‘secousse’… qui élève.

« Là je suis ce que j’étais, là je ne prospère ni ne dépéris, car là je suis quelque chose d’immuable qui meut toutes choses. Ici Dieu ne trouve plus de demeure en l’homme, car ici l’homme, par sa pauvreté, a reconquis ce qu’il a été éternellement et restera toujours. Ici Dieu est introduit dans l’esprit. – C’est ‘la plus proche pauvreté’. Puisse-t-on la trouver ! »

Quand Eckhart était dans son ‘là’, il se rendait compte qu’il était alors ‘immuable’. Il faisait partie de cet ‘immuable’ qui a toujours été, qui toujours est et sera. Cet ‘immuable’ est aussi ce dont ‘tout’ vient, et qui ‘meut’ donc toutes choses. Ce ‘là’, on l’a dit, s’oppose à cet ‘ici’. ‘Ici’, c’est le monde où Eckhart est allé, où il est ‘sorti’, quand il est ‘sorti de Dieu’. ‘Ici’, Eckhart est dans sa pauvreté, il est dans son ‘néant’, dans son ‘rien’; mais à la différence de ‘là’, il est maintenant conscient de ce néant et de ce rien. Il est conscient que Dieu ne peut demeurer en lui, puisque Dieu n’a pas de demeure dans ce néant, et dans ce rien. Or, paradoxe des paradoxes, surprise infinie, c’est dans cet ‘ici’, dans cette pauvreté absolue, que Dieu peut ‘s’introduire’ dans l’esprit et y ‘demeurer’. Cet ‘ici’, cette pauvreté absolue, Eckhart l’appelle ‘la plus proche pauvreté’.

La pauvreté, selon Eckhart, est le moyen d’accès à l’absolu. Comment la définit-il? « Ceci est un homme pauvre : qui ne veut rien, qui ne sait rien, et qui n’a rien. »ii Loin de tout misérabilisme, c’est à l’esprit pauvre, à l’esprit absolument pauvre, seulement, que se présente la divinité, pour y demeurer.

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iMaître Eckhart. Sermons, Traités. Trad. Paul Petit. Gallimard, 1942, p.139

ii Maître Eckhart. Sermons, Traités. ‘De la pauvreté en esprit’. Trad. Paul Petit. Gallimard, 1942, p.135

Où est celui que tu es en train de tuer chaque jour ?


Quelques idées empruntées en vrac à un certain François:

La société technique a pu multiplier les occasions de plaisir, mais elle a bien du mal à secréter la joie.

Nous sommes à l’ère de la connaissance et de l’information, sources de nouvelles formes d’un pouvoir très souvent anonyme.

De même que le commandement de “ne pas tuer” pose une limite claire pour assurer la valeur de la vie humaine, aujourd’hui, nous devons dire “non à une économie de l’exclusion et de la disparité sociale”.

Les exclus ne sont pas des ‘exploités’, mais des déchets, des ‘restes’.

Certains défendent encore les théories qui supposent que chaque croissance économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus grande équité et inclusion sociale dans le monde. Cette opinion, qui n’a jamais été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes sacralisés du système économique dominant.

La crise financière que nous traversons nous fait oublier qu’elle a à son origine une crise anthropologique profonde : la négation du primat de l’être humain !

Nous avons créé de nouvelles idoles. L’adoration de l’antique veau d’or a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de l’argent et dans la dictature de l’économie sans visage et sans un but véritablement humain. La crise mondiale qui investit la finance et l’économie manifeste ses propres déséquilibres et, par-dessus tout, l’absence grave d’une orientation anthropologique qui réduit l’être humain à un seul de ses besoins : la consommation.

Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce déséquilibre procède d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation du bien commun. Une nouvelle tyrannie invisible s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses règles, de façon unilatérale et implacable. De plus, la dette et ses intérêts éloignent les pays des possibilités praticables par leur économie et les citoyens de leur pouvoir d’achat réel. S’ajoutent à tout cela une corruption ramifiée et une évasion fiscale égoïste qui ont atteint des dimensions mondiales. L’appétit du pouvoir et de l’avoir ne connaît pas de limites. Dans ce système, qui tend à tout phagocyter dans le but d’accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue.

De nos jours, de toutes parts on demande une plus grande sécurité. Mais, tant que ne s’éliminent pas l’exclusion sociale et la disparité sociale, dans la société et entre les divers peuples, il sera impossible d’éradiquer la violence. On accuse les pauvres et les populations les plus pauvres de la violence, mais, sans égalité de chances, les différentes formes d’agression et de guerre trouveront un terrain fertile qui tôt ou tard provoquera l’explosion. Quand la société – locale, nationale ou mondiale – abandonne dans la périphérie une partie d’elle-même, il n’y a ni programmes politiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence qui puissent assurer sans fin la tranquillité. Cela n’arrive pas seulement parce que la disparité sociale provoque la réaction violente de ceux qui sont exclus du système, mais parce que le système social et économique est injuste à sa racine.

Dans la culture dominante, la première place est occupée par ce qui est extérieur, immédiat, visible, rapide, superficiel, provisoire. Le réel laisse la place à l’apparence. En de nombreux pays, la mondialisation a provoqué une détérioration accélérée des racines culturelles, avec l’invasion de tendances appartenant à d’autres cultures, économiquement développées mais éthiquement affaiblies.

La nécessité de résoudre les causes structurelles de la pauvreté ne peut attendre, non seulement en raison d’une exigence pragmatique d’obtenir des résultats et de mettre en ordre la société, mais pour la guérir d’une maladie qui la rend fragile et indigne, et qui ne fera que la conduire à de nouvelles crises. Les plans d’assistance qui font face à certaines urgences devraient être considérés seulement comme des réponses provisoires. Tant que ne seront pas résolus radicalement les problèmes des pauvres, en renonçant à l’autonomie absolue des marchés et de la spéculation financière, et en attaquant les causes structurelles de la disparité sociale, les problèmes du monde ne seront pas résolus, ni en définitive aucun problème. La disparité sociale est la racine des maux de la société.

La dignité de chaque personne humaine et le bien commun sont des questions qui devraient structurer toute la politique économique, or parfois elles semblent être des appendices ajoutés de l’extérieur pour compléter un discours politique sans perspectives ni programmes d’un vrai développement intégral. Beaucoup de paroles dérangent dans ce système ! C’est gênant de parler d’éthique, c’est gênant de parler de solidarité mondiale, c’est gênant de parler de distribution des biens, c’est gênant de parler de défendre les emplois, c’est gênant de parler de la dignité des faibles.

Nous ne pouvons plus avoir confiance dans les forces aveugles et dans la main invisible du marché. La croissance dans l’équité exige quelque chose de plus que la croissance économique, bien qu’elle la suppose ; elle demande des décisions, des programmes, des mécanismes et des processus spécifiquement orientés vers une meilleure distribution des revenus, la création d’opportunités d’emplois, une promotion intégrale des pauvres qui dépasse le simple assistanat. Loin de moi la proposition d’un populisme irresponsable, mais l’économie ne peut plus recourir à des remèdes qui sont un nouveau venin, comme lorsqu’on prétend augmenter la rentabilité en réduisant le marché du travail, mais en créant de cette façon de nouveaux exclus.

Où est ton frère esclave ? Où est celui que tu es en train de tuer chaque jour dans la petite usine clandestine, dans le réseau de prostitution, dans les enfants que tu utilises pour la mendicité, dans celui qui doit travailler caché parce qu’il n’a pas été régularisé ? Ne faisons pas semblant de rien. Il y a de nombreuses complicités. La question est pour tout le monde ! Ce crime mafieux et aberrant est implanté dans nos villes, et beaucoup ont les mains qui ruissellent de sang à cause d’une complicité confortable et muette.

Texte intégral ici.