
« Les grands mystiques, qui sont les seuls dont nous nous occupions, ont généralement été des hommes ou des femmes d’action, d’un bon sens supérieur : peu importe qu’ils aient eu pour imitateurs des déséquilibrés, ou que tel d’entre eux se soit ressenti, à certains moments, d’une tension extrême et prolongée de l’intelligence et de la volonté ; beaucoup d’hommes de génie ont été dans le même cas. Mais il y a une autre série d’objections, dont il est impossible de ne pas tenir compte. On allègue en effet que l’expérience de ces grands mystiques est individuelle et exceptionnelle, qu’elle ne peut pas être contrôlée par le commun des hommes, qu’elle n’est pas comparable par conséquent à l’expérience scientifique et ne saurait résoudre des problèmes. Il y aurait beaucoup à dire sur ce point […] William James déclarait n’avoir jamais passé par des états mystiques ; mais il ajoutait que s’il en entendait parler par un homme qui les connût d’expérience, « quelque chose en lui faisait écho ». La plupart d’entre nous sont probablement dans le même cas. Il ne sert à rien de leur opposer les protestations indignées de ceux qui ne voient dans le mysticisme que charlatanisme ou folie. Certains, sans aucun doute, sont totalement fermés à l’expérience mystique, incapables d’en rien éprouver, d’en rien imaginer. Mais on rencontre également des gens pour lesquels la musique n’est qu’un bruit ; et tel d’entre eux s’exprime avec la même colère, sur le même ton de rancune personnelle, au sujet des musiciens. Personne ne tirera de là un argument contre la musique. Laissons donc de côté ces négations, et voyons si l’examen le plus superficiel de l’expérience mystique ne créerait pas déjà une présomption en faveur de sa validité. Il faut d’abord remarquer l’accord des mystiques entre eux. Le fait est frappant chez les mystiques chrétiens. Pour atteindre la déification définitive, ils passent par une série d’états. Ces états peuvent varier de mystique à mystique, mais ils se ressemblent beaucoup. En tout cas la route parcourue est la même, à supposer que les stations la jalonnent différemment. Et c’est, en tout cas, le même point d’aboutissement. Dans les descriptions de l’état définitif on retrouve les mêmes expressions, les mêmes images, les mêmes comparaisons, alors que les auteurs ne se sont généralement pas connus les uns les autres. On réplique qu’ils se sont connus quelquefois, et que d’ailleurs il y a une tradition mystique, dont tous les mystiques ont pu subir l’influence. Nous l’accordons, mais il faut remarquer que les grands mystiques se soucient peu de cette tradition ; chacun d’eux a son originalité, qui n’est pas voulue, qui n’a pas été désirée, mais à laquelle on sent bien qu’il tient essentiellement : elle signifie qu’il est l’objet d’une faveur exceptionnelle, encore qu’imméritée […] Nous reconnaissons pourtant que l’expérience mystique, laissée à elle même, ne peut apporter au philosophe la certitude définitive. Elle ne serait tout à fait convaincante que si celui-ci était arrivé par une autre voie, telle que l’expérience sensible et le raisonnement fondé sur elle, a envisager comme vraisemblable l’existence d’une expérience privilégiée, par laquelle l’homme entrerait en communication avec un principe transcendant. La rencontre, chez les mystiques, de cette expérience telle qu’on l’attendait, permettrait alors d’ajouter aux résultats acquis, tandis que ces résultats acquis feraient rejaillir sur l’expérience mystique quelque chose de leur propre objectivité. Il n’y a pas d’autre source de connaissance que l’expérience. Mais, comme la notation intellectuelle du fait dépasse nécessairement le fait brut, il s’en faut que toutes les expériences soient également concluantes et autorisent la même certitude. Beaucoup nous conduisent à des conclusions simplement probables. Toutefois les probabilités peuvent s’additionner, et l’addition donner un résultat qui équivaille pratiquement à la certitude. Nous parlions jadis de ces « lignes de faits » dont chacune ne fournit que la direction de la vérité parce qu’elle ne va pas assez loin : en prolongeant deux d’entre elles jusqu’au point où elles se coupent, on arrivera pourtant à la vérité même. L’arpenteur mesure la distance d’un point inaccessible en le visant tour à tour de deux points auxquels il a accès. Nous estimons que cette méthode de recoupement est la seule qui puisse faire avancer définitivement la métaphysique. Par elle s’établira une collaboration entre philosophes ; la métaphysique, comme la science, progressera par accumulation graduelle de résultats acquis, au lieu, d’être un système complet, à prendre ou à laisser, toujours contesté, toujours à recommencer. Or il se trouve précisément que l’approfondissement d’un certain ordre de problèmes, tout différents du problème religieux, nous a conduit à des conclusions qui rendaient probable l’existence d’une expérience singulière, privilégiée, telle que l’expérience mystique. Et d’autre part l’expérience mystique, étudiée pour elle-même, nous fournit des indications capables de s’ajouter aux enseignements obtenus dans un tout autre domaine, par une tout autre méthode. Il y a donc bien ici renforcement et complément réciproquesi. »
Il n’y a rien de tel, en effet, que l’expérience, pour faire avancer la connaissance. Quiconque a fait une telle « expérience » pourrait donc, en théorie du moins, être habilité à s’avancer publiquement, sans crainte du qu’en dira-t-on, et contribuer à tisser, de son propre et unique point de vue, la toile nécessairement infinie des prolongements probables de ce types d’expérience, en les ornementant si possible d’hypothèses nouvelles ‒ au cas où les discours anciens et les gloses admises ne lui sembleraient pas s’élever à la hauteur des enjeux philosophiques, théologiques et anthropologiques soulevés par ces expériences mêmes. Il suffit, pour continuer de tisser cette toile faite d’expériences et d’idées, de travailler de façon critique, et synthétique. De façon critique, en ne se payant pas de mots vides et de formules toutes faites. De façon synthétique, en collectant toutes sortes d’indices et de déductions, à partir d’autres expériences vécues, relativement similaires, visiblement analogues, et effectivement comparables, lesquelles ne demandent qu’à être extraites du très vaste trésor de la mémoire humaine. Ce trésor s’est composé progressivement, depuis des millénaires. Je citerai bien sûr, à titre d’exemple, les Textes des Pyramides, dont la datation avérée remonte à plus de cinq mille cinq cent ans, et les textes védiques, en Inde ancienne, presque aussi anciens. Dans les deux cas, la tradition orale fut longtemps le moyen privilégié de leur transmission. Il est donc vraisemblable que les intuitions, les visions et les expériences mystiques dont ces textes témoignent, ont une origine beaucoup plus ancienne encore.
Je voudrais ajouter qu’il n’y a aussi rien de plus étonnant et de plus stimulant, pour qui se livre à ce travail de compilation transversale par-delà les millénaires, que d’observer les étranges convergences, les surprenantes coïncidences, dont d’innombrables témoignages fourmillent, dans toutes les cultures, toutes les civilisations, toutes les traditions. J’aimerais, un jour, produire mon propre compendium des expériences extatiques les plus significatives, accompagnées de commentaires ad hoc visant à leur mise en comparaison critique. Je suis bien conscient que de nombreuses autres anthologies ont déjà été proposéesii. Mais le plus important, dans des domaines qui se situent à la marge extrême de la conscience humaine, est le « point de vue » adopté ‒ en parfaite connaissance de cause. Sa singularité même est porteuse d’universalité.
______________________________________
iHenri Bergson. Les deux sources de la morale et de la religion (1932)
iiJe n’en citerai ici qu’une, celle de Martin Buber. Confessions extatiques. (1989)





Vous devez être connecté pour poster un commentaire.