Le gouffre, la cime et la vraie vie.


« Supra-conscience » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025

Quelque métaphores ‒ les courants et les marées, les confluences et les tourbillons, les vacillations et les fluctuations, les immersions et les submersions de la mer mère ‒ peuvent évoquer les symptômes aqueux d’un péril essentiel, phénoménal, l’écartèlement de la conscience prise entre Charybde et Scylla, sa montée hors des vagues et sa descente dans les gouffres, son aspiration à l’air et aux vents et sa noyade incertaine dans l’inconscient. Elles traduisent sa manière de se laisser emporter par les flux de l’intuition, ou au contraire de s’abîmer et de se perdre dans des concepts. Mais il est encore un autre état, connu des mystes, pour lequel les métaphores se font plus rares, et moins marines. La conscience s’y aiguise comme un coutelas, car son combat implique le corps à corps. Elle s’effile en javeline, pour fuser plus loin dans ses lancers. Elle se prépare à toutes sortes de batailles. Pendant les plus furieuses, tout l’extérieur s’estompe et s’efface, mais l’intérieur prend forme et consistance. Elle y comprend mieux les impressions de l’enfance, et les anciennes intuitions. Elle avait alors plus de peine à croire à la substance de l’univers qu’à la fluidité de son monde. De cet état-là, des philosophes, et non des moindres, ont rendu compte avec quelque détail. Par exemple, le biographe de Descartes i a rapporté certains de ses rêves (ou étaient-ils des visions ?), les affirmant fondateurs. Descartes avait atteint, à l’âge de 23 ans, le mitan exact de sa vie. Une seule nuit illumina le reste de ses jours ii. Dans un moment d’aiguë conscience, il fit l’expérience d’une gamme d’états autres, inconnus de sa propre conscience. Pour lui fut mise inopinément en lumière la variété de possibles et indicibles opérations de l’âme, et la vivacité immarcescible de sa substance. Cette unique expérience fut proprement métaphysique. Son appréhension nocturne d’états de conscience non conceptualisables mit en branle en son esprit, alors rien moins que « cartésien », une activité réflexive, indescriptible, inarrêtable. De ce jour, Descartes porta en lui la souvenance ineffaçable du caractère aciculaire de sa conscience.

C’est toujours elle-même qu’une âme découvre et connaît enfin dans ses actions les plus profondes. Celles-ci se révèlent alors être d’excellentes expressions de sa nature ; elles accompagnent les plus substantielles avancées qu’elle puisse assumer d’entreprendre. Cette nuit-là, il s’était agi pour l’âme de Descartes d’expérimenter l’ineffable profondeur du mystère qu’elle celait. Elle se sentit baigner à l’improviste dans une absolue et inexplicable différence ; elle se heurta à ses ombres comme à des murs ; elle fit l’expérience de l’Autre en elle. Cette connaissance fit dès lors partie intégrante de tout ce qui devait lui rester à découvrir, à l’avenir, et sans doute, à jamais. Elle s’était retrouvée, au fond d’elle-même, face à un inconnaissable Inconnu. Il lui fallut faire avec, et aller plus loin, beaucoup plus loin. Elle se sentit libre d’agir comme à sa guise, sûre d’être en sûreté : sa spontanéité lui servit de guide, et de garde, et elle ne l’oublia jamais. La grâce de son hyperconscience lui donna l’impression d’être liée à quelque plus haute infinité. Le caractère distinctif de cette expérience parût être d’abord son absolue nouveauté, l’entrée subite d’une invention radicale dans son champ de conscience, la certitude d’une possible perdition dans l’union, mais aussi le signe d’une potentielle attaque, comme le souffle sourd d’un typhon.

Les deux mots employés ici, « liée », « union », sont très insuffisants, en réalité, pour rendre compte de l’hyperconscience vécue, ou rêvée, par Descartes. Ils conviendraient mieux, peut-être, à d’autres expériences, dont certains traités traitent. On pourrait aussi considérer l’usage de mots décidément plus crus, comme « pénétration », « blessure », « étreinte », à la réputation plus mystique encore. Mais à ces hauteurs, l’observation d’expériences aussi uniques, transcendantales, personnelles, ne pourrait prétendre être éclairée par de simples explications lexicales et des commentaires verbeux. Laissons donc là les mots et les métaphores. Il vaudrait mieux s’appuyer sur d’autres témoignages laissés dans l’histoire, et admettre, au moins un instant, la certitude qu’a pu se produire en effet, en certaines occasions, l’atteinte de telles ou telles formes d’hyper- ou de supra-conscience, analogues à l’expérience cartésienne, et associées à des phénomènes réels, ou incréés. Alors même que pour toute conscience actuelle s’amoncellent nombre de voiles et d’obstacles entre tout ce qui semble se trouver en elle et tout ce qui se tient manifestement hors d’elle, l’expérience d’une possible hyperconscience, telle que narrée par Descartes, pointe vers l’hypothèse d’une initiative autre, radicalement distincte, informulable, inimaginable, et pourtant ressentie comme réelle par le philosophe. Une telle initiative pourrait apparaître souveraine, parfaitement libre, à condition d’en identifier l’origine, ou la cause première. Dans le cas de Descartes, elle ne s’insérait d’aucune façon dans la trame de sa vie, dans la série longue de ses jours et de ses nuits. Absolument rien ne l’avait annoncée, ni n’aurait pu l’annoncer, à l’avenir, si elle avait dû être renouvelée. Elle n’avait en rien été justifiée, non plus, par l’histoire totale de son âme. L’hyperconscience cartésienne habita donc, en essence, pendant une nuit, une béance immense, loin des sens et hors de portée de l’intelligence. En paraissant en rêve, elle se révéla n’être qu’une anticipation lointaine, une ébauche très provisoire ; les traces laissées du passé resteraient longtemps dans l’incapacité d’affleurer par elles-mêmes. Mais peut-être seraient-elles discernables dans ses Méditations métaphysiques ? Les grâces les plus élevées ne sont pas réservées aux seuls mystes ou aux philosophes visionnaires. Ceux-ci ne les reçoivent sans doute pas plus souvent que d’autres, moins affiliés aux dogmes. Leur seul privilège, si c’en est un, est peut-être d’abord de les apercevoir plus rapidement quand elles se signalent, et ensuite d’en reconnaître plus assurément l’authenticité. Mais tout cela, quoique appréciable, ne procure qu’une modeste entrée en matière. Tout reste à faire : des montagnes plus hautes sont à gravir, dans le brouillard, la nuit et l’opacité. Tout en y montant, il faudra se garder d’assimiler l’absence visible des cimes à la présence bien tangible des gouffres, tueurs d’espoirs.

L’expérience, si exceptionnelle, de Descartes, représente sans doute l’une des formes possibles du génie humain : autant la reconnaître, dans toutes ses variantes. Elle est d’autant plus élevée qu’elle n’existe en réalité qu’en puissance absolue d’elle-même. Autrement dit, elle ne représente jamais que le tout premier pas d’une infinie odyssée. Sur ce sujet, j’en ai conscience, notre siècle de fer, de sang, de plastiques et d’horreurs doute et ricane. Mais ce siècle passera, comme la Terre tourne. Et il y a bien d’autres mondes encore, qui ne se contentent pas de tourner. Ils dansent, sautent, tourbillonnent et virevoltent. Alors, quelle interprétation donner à l’expérience faite nuitamment par Descartes ? Extraordinaire intuition ou sotte illusion ? Entre ces extrêmes, bien d’autres degrés de réalité pourraient être un jour révélés par la puissance des possibles. Il suffit aujourd’hui que nous en concevions l’éventuelle portée. L’expérience nous apprend que quelque vision ou révélation que ce soit est loin d’être le commencement de la perfection. Mais elle enseigne aussi qu’elle peut être pour quelques-uns, même les plus commençants, les plus imparfaits et les plus faibles, un premier pas sur la voie vers la vraie vie.

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iAdrien Baillet. La vie de Monsieur Descartes. Ed. Daniel Hortemels. Paris, 1691, p. 81

iiCf. Le caillou, l’étincelle et Descartes | Metaxu. Le blog de Philippe Quéau