
Les futures avancées de l’IA menacent l’essence même de l’humanité, dit-on. En dépassant de plusieurs ordres de grandeur l’intelligence humaine, ou ce qui en tient lieu, l’IA finira par rendre l’humain obsolète. Je ne sais, pour ma part, ce qu’est l’« intelligence ». Il en est de multiples sortes, tant chez les humains que dans le monde animal. Je ne crois pas cependant que la soi-disant « intelligence » (artificielle) soit de même nature que les intelligences vivantes. Que lui manque-t-il ? Il lui manque le fait de vivre, de sentir, d’être présent à cette entité mystérieuse que l’on appelle le « soi ». Il y a de nombreuses formes d’IA, quoique infiniment moins nombreuses que les formes vivantes. Ce que toutes les sortes d’IA ont en commun, c’est qu’elles n’ont pas de « soi », ni de « conscience ». Elles n’en auront jamais, puisqu’elles ne sont pas « vivantes ». Elles n’auront pas non plus de « vie », parce que la notion de « vie artificielle » est par essence contradictoire. Il est cependant certain que les capacités des IA à traiter de l’information croîtront encore. Mais en quoi ces performances à venir les rendraient-elles, par cela même, intrinsèquement « supérieures » à des êtres humains, tant du point de vue de leur « intelligence » que du point de vue de leur « essence » ? Cette double question est d’autant plus cruciale que l’on ne sait même pas définir chez les humains la notion d’« intelligence », ni, a fortiori, ce qu’est leur « essence » (c’est-à-dire le sens associé au fait même d’être des humains présents dans ce monde-ci, et confrontés à la mort) ? Les progrès des IA vont sans doute provoquer une crise sociale et politique gravissime, notamment en rendant nombre d’emplois inutiles. Il faudrait d’ores et déjà s’efforcer de prévoir l’impact de cette crise à venir, et tenter de la prévenir par des mesures systémiques. Vu l’état de dégradation de la classe politique, et la pauvreté des apports théoriques sur ces sujets nouveaux, il est vraisemblable que rien ne sera fait avant la déflagration effective. Cependant, aussi grave puisse-t-elle être, cette crise ne sera en elle-même aucunement significative, ni représentative de la différence d’essence entre « intelligence humaine » et « intelligence artificielle ». D’ailleurs, il n’est peut-être pas inutile de remarquer qu’en cas de crise provoquée par un développement incontrôlable de l’IA, ce ne sera certes pas l’IA elle-même qui pourra la résoudre. Si des solutions peuvent être imaginées, ce sera bien à l’intelligence humaine de s’en préoccuper et de s’atteler à leur mise en œuvre. C’est une évidence que la manière dont les humains se partagent ou s’approprient le travail et les richesses dans les sociétés est d’abord un problème politique, philosophique et social, à l’échelle mondiale. L’IA jouera peut-être un rôle quant à la manière dont ce partage pourrait être arbitré à l’avenir ‒ selon d’autres logiques que celles prévalant actuellement. L’IA pourrait, en théorie, aider à conceptualiser la façon de répartir les richesses mondiale avec plus de justice et d’équité ‒ à la condition, bien sûr, qu’une volonté politique préalable ait permis d’explorer des idées réellement nouvelles en la matière, et d’en accepter l’expérimentation à large échelle. L’IA pourrait par exemple aider à éclairer la résolution de problèmes macroéconomiques faisant intervenir de très nombreux paramètres, de par sa puissance d’analyse multifactorielle et sa capacité à simuler en temps réel divers scénarios de politiques publiques, à l’échelle nationale, régionale ou internationale, en s’appuyant sur le contenu de toutes les bases de données actuelles dans le monde. Mais je doute que tout ce que recèle le cœur des hommes soit dûment enregistré dans les réseaux.
En admettant cependant que tout ceci soit possible, cela n’enlèverait rien à la différence essentielle entre IA et intelligence humaine. La question fondamentale continuerait de se poser, à savoir : en quoi la nature de l’intelligence humaine est-elle différente de celle de l’IA ? De la perception de l’importance de cette question dépend le rôle que l’on pourra décider d’attribuer aux innombrables formes d’IA qui vont faire florès. En effet, en quoi les IA peuvent-elles affecter l’intelligence humaine ‒ soit dans un sens positif, en l’aidant à aller de l’avant et à créer non seulement du nouveau mais du bonheur, soit dans un sens négatif, en la blessant gravement, en l’amputant de toute dignité ou même en la réduisant à néant ? La question vitale reste donc : quelle est donc cette essence de la nature humaine, quels sont ses caractères distinctifs, mais aussi : quelles pourraient être ses chances d’évoluer dans les siècles futurs, et pour quelles fins ?
Blaise Pascal, déjà pionnier en matière de calcul artificiel avec l’invention de la « pascaline », avait aussi profondément réfléchi à la nature de l’homme, et à ce qui, en elle, semble être de l’ordre de l’automate, ou semble lui échapper. « Car il ne faut pas se méconnaître : nous sommes automate autant qu’esprit ; et de là vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ! Les preuves ne convainquent que l’esprit ; la coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elle incline l’automate, qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense. Qui a démontré qu’il sera demain jour, et que nous mourrons? et qu’y a-t-il de plus cru ? C’est donc la coutume qui nous en persuade […] Quand on ne croit que par la force de la conviction, et que l’automate est incliné à croire le contraire, ce n’est pas assez. Il faut donc faire croire nos deux pièces : l’esprit, par les raisons, qu’il suffit d’avoir vues une fois en sa vie ; et l’automate, par la coutume, et en ne lui permettant pas de s’incliner au contraire. Inclina cor meum, Deus. La raison agit avec lenteur, et avec tant de vues, sur tant de principes, lesquels il faut qu’ils soient toujours présents, qu’à toute heure elle s’assoupit ou s’égare, manque d’avoir tous ses principes présents. Le sentiment n’agit pas ainsi : il agit en un instant, et toujours est prêt à agir. Il faut donc mettre notre foi dans le sentiment ; autrement elle sera toujours vacillantei. » Pascal reconnaît en l’homme la coexistence de l’automate, de l’esprit ‒ et du sentiment. Toutes les formes d’automatisme rencontrées dans la vie quotidienne (le conformisme, le formalisme, le manque d’esprit critique allant jusqu’au psittacisme, etc.) menacent l’humain en son cœur même. Elles se montrent d’autant plus redoutables pour la véritable vie de l’esprit qu’elles incarnent, à des degrés divers, le contraire d’une nécessaire et incessante progression (de l’esprit). L’intelligence humaine, une fois confrontée à ce qu’il y a d’automate en elle, ne devrait plus dès lors se concevoir comme entièrement maîtresse et consciente d’elle-même. Elle devrait prendre en compte son inhérent vasselage. A condition qu’elle ait encore quelque lueurs de lucidité, il lui faudrait alors admettre son essentielle faiblesse et concéder le danger extrême d’une mise sous tutelle de la conscience par l’automate en elle. Depuis des millénaires, il est vrai, la conscience semble n’avoir jamais connu que l’esclavage ou l’anarchie. Elle va devoir affronter désormais un nouveau danger : sa probable mise sous le joug de diverses IA qui proclameront explicitement, ou insinueront implicitement, leurs propres lois (ou plutôt celles que leurs concepteurs auront subrepticement implantées en elles). Il restera peut-être à la conscience cette dernière liberté, celle de pouvoir prendre conscience qu’elle est en droit de ne pas leur obéir, parce que, par essence, elle est, en soi et par soi, appelée à toujours se hausser hors d’elle-même, pour ne jamais rester seulement ce qu’elle semble être, en soi et pour soi.
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i Pascal, Pensées et Opuscules, édit. Brunschwicg, n° 252
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