La victoire du vide


« Victoire du vide » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025

Mécanique des bombes. Cantique de la haine. Il faut tuer pour tuer, c’est l’évidence. Mais il faut aussi tuer pour montrer sa haine. Il faut l’étaler devant tous avec jouissance, avec complaisance, avec des regards entendus, devant le théâtre des silences. Les tueurs tuent avec leurs missiles, leurs drones, leurs jets, mais ils tuent aussi avec cette haine intarissable, proclamée, ressassée, glacée ; ils tuent avec un mépris absolu, textuel, constitutif, métaphysique. La souffrance des peuples serfs, la douleur des nations abattues, ne sont rien d’autre que la preuve et le signe de la supériorité létale et morale de ceux qui tuent impunément les faibles et les vaincus. Règne ce désir inextinguible de voir souffrir mille fois, cent mille fois, un million de fois plus que ce que les tueurs ont déjà souffert. Les rancunes des puissants et l’écrasement des misérables se répètent sans fin. Le cycle plurimillénaire ne finira pas. D’autres générations naîtront. Rien de ce qui arrive ne s’oubliera jamais. Tout sera toujours à nouveau à vif, dans les ères. Les images parleront, un jour, en langues. Les témoignages se publieront de par le monde. Les silences exploseront. Les mensonges pulluleront. Les vérités survivront. Rien ne sortira jamais de cette ronde du diable. Tout se démultipliera sans fin. La réponse du faible au fort deviendra, un jour, peut-être, plus forte encore que la haine du fort pour le faible, et le cycle recommencera. La haine ‒ rien de plus stable, rien de plus génialement stable. Le mépris ‒ rien de plus durable et de plus infiniment immuable. L’éternité est celle d’un monde fondé sur l’injustice et la force brute. La religion ne fait plus de politique, depuis assez longtemps, c’est bien connu. Elle ne se fait plus complice de la puissance, ni de l’éternité, non plus, on le sait bien. Elle est déjà là, depuis si longtemps, si sainte, si vénérable, si chenue. Transcendant l’histoire, elle brille de toutes ses gloires, sans trop s’en faire (Dieu reconnaîtra les siens) ; elle attend éternellement son heure. Pendant ce temps, des corps éclatés, des visages réduits à de la boue, des chairs effroyablement lacérées, des âmes écrasées, des lieux vidés de vie, et toute cette haine ossifiée ‒ tout cela, la religion l’ignore. Elle a des rites à suivre, des montagnes à soulever, des fêtes à observer, des lois en veux-tu en voilà. Mais plus que l’encens ou le benjoin, on respire dans l’air du temps la souffrance et la haine répandues par les saints et les élus, les tueurs et les assassins. Tout ce qui est beau, tout ce qui est bon, sur cette terre, est devenu comme un crachat au visage, comme un coup dans la face, comme une dague dans la gorge. Faire du mal aux faibles, ça rapporte, pour chaque mort, on reçoit quelque chose, on gagne beaucoup, toujours plus : de la terre, de l’argent, de la gloire. On accroît sa puissance à très bon compte. On s’étend en territoire, on s’entend en domination. L’économie de la mort prospère. On comble les vides. On remplit des âmes exsangues avec des âmes mortes. On se remplit les poches en abreuvant la terre desséchée du sang des autres. En faisant tant de mal à tant de monde, on fait aussi beaucoup de mal au monde entier. Et par extension, on blesse à mort l’univers de l’esprit. Le cosmos hurle en silence. Les anges ne volent plus : il ont besoin de leurs six ailes pour se cacher le visage et ne plus voir. Tous ceux dont on a détruit les maisons, tous ceux dont on a arasé les villes, tous ceux dont on a enterré la mémoire à jamais, vers quoi vont aller désormais leurs pensées? Vers la paix ? Vers les grands pardons ? Vers la justice « redistributive » ? Privés de leur terre, vont-ils rêver de s’élever vers des cieux exaltés ? Vont-ils réciter tristement des psaumes pacifiants ? Ou bien vont-ils seulement, calmement, se contenter de supporter un vide sans fin dans leur esprit sans avenir ? Leur faudra-t-il alors quelque « pain sur-essentieli » pour avoir la force de contempler leur malheur, la mort, l’horreur, le sang, la faim, la destruction de toute morale, de toute justice, de tout ordre (politique, social, légal, humain), de toute ébauche même de civilisation. Faute de toute farine, essentielle ou sur-essentielle, vont-il courber très bas la tête en vaincus absolus, et, les pieds enchaînés à leur destin, vont-ils se traîner vers leur exil exigé, exigu ? Les foules ravies s’esclafferont en regardant, sur les chaînes télévisuelles et les boucles méta-sociales, leur misère sanglante et leurs ventres bombés. Elles crieront avec des mégaphones dans les oreilles de tous ces pauvres hères des « Va ! Va pour toi ! », se répercutant en échos moqueurs.

A ce niveau d’ignominie, il faudrait pouvoir inventer d’urgence une nouvelle « représentation du monde » où le vide absolu, le mal total qui troue la chair des choses et l’être même, transcenderait enfin, pour tous, tout le temps, toutes les lois et toute foi. On redécouvrirait alors que, décidément, « la vérité est du côté de la mortii ». On saurait mieux qu’on échappe à la mort par le mensonge et la trahison, mais pendant un temps seulement. La catastrophe qui se déroule sous nos yeux est la pire possible, car elle se couvre en toute hypocrisie du blanc vêtement de la « morale », du « droit des forts », de la « religion d’État » et de la « volonté divine ». Quelle sinistre dérision que cette victoire du vide mental, et que cette arrogante vacuité morale. L’évidement de la vie par la mort: l’humanité tout entière se vide aussi en silence de son sang. Kénose totale de l’esprit.

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iEn grec : « tón árton tón épioūsion »

iiSimone Weil. La Pesanteur et la Grâce. Plon, 1988, p. 54

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