
« Pleine idée du vide » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025
Je connais une nuée d’où nulle pluie ne tombe jamais, que nul soleil ne perce – la nuée de l’inconnaissancei. Mais, demandera-t-on, comment peut-on saisir une nue inconnaissable, comment connaître une inconnaissance ? Pour commencer de répondre à ce genre de questions, et pour m’inspirer de l’expérience, je précise d’emblée que nous sommes tissés de ce genre de nues-là, nous sommes toujours pleins d’une inconnaissance prête à précipiter. Précisons que de tels nuages ne restent en aucune façon au dedans d’eux-mêmes. Ils tendent à s’étendre sans fin. L’inconnaissance se propage toujours beaucoup plus vite que la connaissance. Ils ne sont pas non plus hors d’eux-mêmes, ni au-dessous, ni au-dessus, ni devant, ni derrière, ni d’un côté, ni de l’autre. Où sont-ils ? Les nues de l’inconnaissance sont par essence atopiques, et constamment métamorphiques. Ces nues-là ne sont ni cirrus, si stratus, ni nimbostratus, ni cumulonimbus. Les métaphores météorologiques n’ont évidemment aucun sens ici. Mais alors pourquoi prendre l’image du nuage ? Qu’on l’appelle nue ou nuée, brume ou brouillard, ombre, orage, ou encore ouragan, n’est pas la question. Ce qui importe, c’est que, tout en restant intangible, il est toujours là où le vent le mène, pour aller ensuite ailleurs, et que jamais il ne se tient immobile.
Cette métaphore-là s’applique à l’âme. Où est donc mon âme ou ma nuée, où est la tienne, où est la leur ? Où pourraient-elles bien être ? Nulle part, sans doute ! Dans un contexte intellectuel, ou spirituel, être nulle part équivaut à être partout. Quelle que soit la chose à laquelle on pense, ou que l’on aime, on est plus sûrement avec elle, là où elle se trouve en esprit, que là où le corps continue de se tenir, ou de se retenir. Bien que ton corps ne puisse saisir par les sens le sens de ce à quoi tu penses, de ce à quoi tu aspires, bien que tes pensées et tes songes ne signifient rien de tangible pour tes sens, continue de penser à ce rien-là, plonge en ce vide, cours vers son néant. Va vers cette absence des sens, sculpte ce rien, rien que pour toi, désire le posséder en propre – tout comme un ciel impavide possède ses nues… Il vaut mieux être nulle part, luttant avec l’absence et le rien, plutôt que d’être partout, dans l’immense non-sens, dans l’ivresse du soi, dans l’avoir jaloux des choses, des biens et des avoirs. Il vaut mieux laisser là les ivresses et les lieux, abandonner surtout le tout, partout. Préférons saisir le nulle part, le vide et le rien. Qu’importe si les sens n’y trouvent rien à voir ou à sentir. Assurément l’idée du vide est plus pleine que celle du plein. Par elle, et en elle, tout peut advenir. Rien ne peut empêcher le vide d’accueillir même le tout, puisque rien ne s’y oppose. Le tout en revanche se satisfait toujours trop vite de sa somme, de sa plénitude, de sa totalité et de sa généralité. Le tout toujours oublie l’exception, la singularité, l’anomie et l’anomalie. Le vide est certes, en un sens, aveugle, sourd, et obscur ‒ mais il ne le reste que lorsqu’on ne fait que l’effleurer, le frôler ou l’érafler, et non quand on le pénètre, l’embrasse et l’inonde.
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iJ’emprunte cette expression au célèbre livre d’un auteur anonyme de la fin du XIVe siècle, Le Nuage d’Inconnaissance, Traduction Armel Guerne, Cahiers du Sud, Documents Spirituels 6, 1953.
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