Les esprits des peuples ont chacun leur vérité, dit Hegel. Chaque peuple a son rôle à jouer, à un moment donné de l’Histoire, et précisément à ce moment-là. Après quoi, ils connaissent la décadence et la chute, préparant « le passage de l’esprit dans un principe nouveau, et de l’histoire universelle dans un autre peuple »i.
Hegel distingue quatre époques, qui présentent divers degrés de l’incarnation de l’esprit du monde, divers états de sa prise de conscience de soiii.
La première période correspond à l’apogée de l’empire d’Orient. Le gouvernement est une théocratie, le chef est un prêtre suprême ou bien un Dieu, la législation vient de la religion, et « la personnalité individuelle disparaît sans droits ». Dans ce contexte, l’esprit se connaît comme « substance », comme « identité », dans laquelle les individualités se perdent. Les individus n’ont pas de justification en tant que tels.
La seconde époque correspond à l’empire grec, où coexistent « une base mystérieuse, refoulée dans une réminiscence obscure, dans la profondeur sombre de la tradition » et une spiritualité individuelle, qui « surgit à la lumière du savoir, devient mesure et clarté par la beauté et par la moralité libre et allègre ». L’esprit acquiert un savoir de lui-même, un contenu positif, qui permet la naissance d’une individualité morale, objective.
Le troisième moment est celui de l’empire romain, où s’accomplit jusqu’au déchirement « la séparation de la conscience personnelle privée et de l’universalité abstraite. » C’est le moment de la violence froide et cupide des aristocrates, de la corruption de la plèbe, de la dissolution de la société, du malheur universel et de la mort de la vie morale.
La conscience s’approfondit jusqu’à l’universalité abstraite, et entre alors en contradiction avec l’objectivité du monde déserté par l’esprit.
La dernière époque est celle de l’empire germanique, où se réalise le principe de l’unité des natures divine et humaine. C’est le principe nordique des peuples germains qui a pour mission de réaliser cette unité. La contradiction entre la conscience et l’objectivité se résout. La conscience est prête à « recevoir en elle-même sa vérité concrète », et à « se réconcilier avec l’objectivité et s’y installer ». L’esprit revient à sa substance première, il se connaît comme vérité, comme pensée et comme réalité légale.
L’empire germanique a pour mission de renverser les empires précédents. Il doit sortir l’esprit de la perte de soi-même, sortir de la souffrance infinie qui en résulte, « souffrance pour servir de support à laquelle le peuple israélite était maintenu tout prêt. »
Avec le recul de l’Histoire, qui en juge autrement que la philosophie, on voit que Hegel s’est trompé quant à la mission de « l’empire germanique ». Cet empire n’a pas mis un terme à la souffrance de l’univers, ni à celle du « peuple israélite ».
On sait aussi que d’autres empires que le germanique se sont installés aujourd’hui dans l’Histoire. L’empire soviétique et l’empire américain ont pu croire leur heure arrivée à différents moments du 20ème siècle. Victoires éphémères, dans des batailles à la Pyrrhus.
Quel sera le prochain empire capable de relever les défis hégéliens ?
Quel empire saura demain unifier les natures divine et humaine, en finir avec la perte de soi-même, mettre un terme à la souffrance infinie ?
Peut-être est-ce en fait le moment de Hegel qui est passé ? Peut-être que le rêve d’unir le divin et l’humain, ou de mettre fin à la souffrance n’ont aucune chance de se réaliser ?
Si l’on parie sur le génie prophétique de Hegel, on peut chercher à imaginer un über-empire de mille ans, qui saura relever ces défis.
L’über-empire sera mondialisé, décentralisé, auto-organisé, auto-régulé. Capable d’imposer une über-fiscalité mondiale, un système d’über-protection sociale et un über-revenu garanti pour tous, cet empire nouveau permettra la liberté de circuler et de vivre en tout point de la terre. Pas de frontières, pas de passeports (remplacés par de la reconnaissance faciale). Fin de toutes les guerres (garantie par une force mondiale de sécurité dotée de tous les moyens nécessaires). Régime mondial du travail, basé sur un principe d’égalité rigoureuse à travers la planète. Un système d’über-élections politiques à tous les niveaux (local, régional, mondial), permettra d’élire les « sages » chargés de garantir les formes d’auto-régulation nécessaires à long terme.
L’über-empire est sans doute une utopie, mais pas tellement plus que « l’empire germanique » de Hegel.
Je dirais même qu’il est bien moins utopique, parce qu’un jour, c’est l’évidence, dans cent, mille ou dix mille ans, il se fera de lui-même, dans une planète étrécie, asphyxiée par les égoïsmes intenables de nations dysfonctionnelles.
L’expérience européenne montre ce qui ne marche pas dans les rêves d’intégration fédérale. Elle indique aussi en creux ce qu’il faut corriger dans les institutions. Et un jour l’über-Europe s’étendra à l’über-Eurasie, lorsqu’on aura civilisé la Russie, et décentralisé la Chine… Puis le tour de l’autre hémisphère viendra…
Il y aura encore beaucoup de chemin à faire avant de réaliser l’union des natures divine et humaine. Mais si l’on ne fait ne serait-ce qu’un seul pas pour réduire la « souffrance infinie » des peuples du monde, n’aura-t-on pas ouvert la voie à l’über-utopie?
iPrincipes de la philosophie du droit. § 347
iiIbid. §353-358