
En 1923, Groddeck envoya son Livre du ça à Freud, lequel répondit par quelques mots de félicitations, non dénués d’une pointe de fieli. Sans transition, et en toute candeur, Freud reconnut dans la même lettre une certaine incompétence philosophique, à propos d’un autre texte envoyé par son interlocuteur, et traitant non du ça mais de l’en soi : « La dissertation aristotélicienne que vous m’avez envoyée est restée assez indigeste pour moi. Pour mes pauvres aptitudes philosophiques, une phrase comme : ‘L’en soi habite dans le quoi dans la mesure où celui-ci habite en lui’, suffit à paralyser durablement compréhension et jugementii. »
Avant de nous pencher sur le sens de cette phrase « passablement obscure » (comme dit Freud), il me paraît utile de rappeler que la notion d’« en soi » avait déjà été préfigurée par Kant avec son concept de « chose en soi ». Or d’aucuns virent a posteriori dans cette « chose en soi » un lien avec l’expression aristotélicienne tóde tiiii. En grec, tóde signifie « ceci », ou même, mot à mot, «le ceci » ; ti signifie « quelque chose » ; tóde ti signifie donc « cette chose qui, à la fois, se présente comme un ‘ceci’ et qui est aussi un ‘quelque chose’, c’est-à-dire quelque chose ‘en soi’iv ». Le tóde ti dénote donc quelque « chose », à la fois déterminée et indéterminée. Elle est déterminée comme étant un « ceci », et indéterminée en tant que son essence n’est pas définie, mais seulement désignée (en laissant ignorée toute sa profondeur propre).
Il y aurait donc une sorte de passage de témoin entre le tóde ti d’Aristote et la Ding an sich de Kant. A cela vient s’ajouter l’interprétation ‘analytique’ que Groddeck fait à propos du tóde ti, et que, pour ma part, je trouve fort amusante: « Quand Aristote tombe sur des choses qui remuent son complexe d’impuissance et de castration, il se met à pérorer et là, il utilise alors toujours l’expression tóde ti. Les traducteurs affirment que c’est la même chose que la fameuse ‘chose en soi’ de Kant, et la traduisent aussi de la même manière. Or nous sommes tombés d’accord là-dessus que Kant aussi a inventé la ‘chose en soi’, selon lui inconnaissable, par suite du complexe de castrationv. »
Maintenant que nous avons rappelé cette idée particulière du ‘ceci’ qu’est le tóde ti, revenons à la phrase qui dépassait la compétence philosophique de Freud : « L’en soi habite dans le quoi dans la mesure où celui-ci habite en lui ». On sait que le mot « quoi » ‒ quid en latin, ma en hébreu, ka en sanskrit, was en allemand, what en anglais ‒ se définit grammaticalement comme pronom relatif, mais aussi comme pronom interrogatif. On pourrait donc interpréter cette phrase « obscure » ainsi : « L’en soi habite dans sa propre mise en question, dans la mesure où cette question demeure et vit en lui ». La question « quoi ? » posée par l’En-soi à lui-même, devient alors un « qui ? »… Que le « quoi » devienne un « qui » fait que l’ »En-soi » devient aussi un « pour soi ». Autrement dit, la question « Qu’est-ce que je suis pour moi ? » se transforme en « Qui suis-je pour moi ? », ou simplement « Qui suis-je ? (en essence)». Le célèbre « nom » révélé à Moïse sur l’Horeb : « Je suis celui qui suisvi », pourrait alors être interprété comme pouvant signifier : « Je suis ce ‘que suis-je ?’ », ou encore « Je suis ce ‘qui suis-je ? ». Du point de vue philosophique, tout « quoi » devenant potentiellement un « qui », questionne ainsi sa propre essence. Tout « quoi », comme tout « qui », est donc essentiellement toujours en puissance. Autrement dit, tout essence est en puissance de devenir, dans la mesure où elle se questionne elle-même. Toute essence peut, en se questionnant elle-même, en mettant en question son « en soi », devenir autre, devenir une autre essence, ou une essence en soi essentiellement autre. De cela, on pourrait conclure que l’essence n’existe pas, et que l’existence, non plus, n’a pas d’essence. Toute essence engendre une forme d’« existence » qui, dans la mesure où elle se questionne elle-même, change l’essence même de la question, l’essence du questionnement, l’essence du questionneur, et partant, change l’essence de sa propre essence. Partant d’une essence (c’est-à-dire d’une « chose en soi »), la question la change en une autre essence (une « chose pour soi »). Le questionnement met l’essence en mouvement, et, de proche en proche, ou plutôt de loin en loin, la conduit progressivement (ou bien par sauts, ruptures et révélations) vers un au-delà de toute essence et de toute existence. Cette conclusion en forme de questionnement ouvre d’incroyables perspectives…
On sait que Freud a conçu une sorte de topologie de la psyché, autour de trois pôles, l’inconscient (ics), le pré-conscient (pcs) et le conscient (cs). Que Freud ait fini par appeler l’ics le ça, en piquant le mot à Groddeck, n’enlève rien au caractère fondamentalement topologique de sa conception. Cette « topologie » est par ailleurs quelque peu traversée de divers « déplacements » énergétiques, plus connus sous les appellations de « pulsions » et autres « instincts ». Mais le cadre général n’est pas lui-même en mouvement, il reste fixé. Pas question d’en sortir. Tout retourne d’ailleurs à la mort, dit Freud, c’est la grande leçon du vivant. Il n’y a pas plus « fixe » que la mort… Toute vie, dit aussi Freud, est soumis à l’instinct de mort. Mais si Freud disserte abondamment sur le pré-conscient, il semble en revanche parfaitement incapable de supposer ou de subodorer qu’il puisse exister un après-conscient. Dans sa lettre à Groddeck datée du 27 mai 1923, Freud écrit : « Votre petit travail m’a apporté des embarras. J’acquiesce volontiers à l’après-plaisir, mais que dois-je faire de l’après-conscient ? Absolument inconcevable ! […] Quelque mouche a dû vous piquer. En quel endroit ? Cordialement, Votre Freudvii. »
Quant à moi, je trouve extrêmement stimulante l’idée si peu freudienne d’un après-conscient. Je propose d’imaginer cet élusif après-conscient, en donnant à ce mot un double sens, spatial et temporel, c’est-à-dire post-topologique et méta-physique. Il est possible, considérè-je, que la conscience s’étale en effet dans toutes les directions de l’espace et du temps. Elle s’épand comme une fonction d’ondes s’étend dans un champ quantique. Dans toute conscience « présente » à elle-même, il y a donc une partie d’elle qui est aussi « présente » dans son propre « après ». Pourtant, cet « après » n’existe pas encore. Comment est-ce donc possible ? Une réponse rapide et provisoire pourrait invoquer par exemple les phénomènes de synchronicité, si bien analysés par C.G. Jung et Wolfgang Pauli (à peu près à la même période que celle des échanges entre Freud et Groddeck).
Sous la notion de synchronicité sont subsumés toutes sortes de phénomènes dont les pressentiments. Or, la notion de « pré-sentiment » n’est possible que si l’existence, ne serait-ce que virtuelle, d’une forme de « post-réalité » est avérée. Il ressort de tout cela l’ouverture d’un immense champ de recherche, radicalement post-freudien. Une infinité de liens, de mouvements, d’intrications, relient le passé, le présent et, non l’avenir, mais le « virtuel ». Le « virtuel » est essentiellement en puissance. Tous les avenirs et tous les futurs possibles sont subsumés par le « virtuel ». En puissance, dans d’infinis aller-retours, s’unissent en lui toutes les directions du temps, se lient toutes les existences et s’intriquent toutes les essences. Pour le philosophe, quelle caverne !
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i« Cher Docteur, En premier lieu mes félicitations pour la parution, enfin, du ça. J’aime beaucoup ce petit livre […] De plus l’ouvrage expose aussi le point de vue, important théoriquement, que j’ai repris dans mon Moi et ça, qui doit sortir incessamment. » Lettre de Freud à Groddeck, datée du 25 mars 1923. Citée in Georg Groddeck. Ça et moi. Gallimard, 1977, p. 95
iiIbid. p.96
iiiCette expression aristotélicienne peut signifier deux choses : la distinction spécifique d’un genre de choses, ou bien la désignation d’un individu ou d’un caractère particulier appartenant à un certain type. Son ambiguïté renvoie ainsi au double rôle de « ceci » : comme spécification/distinction ou bien comme indication/présentation.
ivCf. J.A.Smith. TOΔE TI in Aristotle. The Classical Review. 1921; 35(1-2):19-19.
vLettre de Groddeck à Freud, datée du 9 mai 1922. Citée in Georg Groddeck. Ça et moi. Gallimard, 1977, p. 90
viEx 3,14
viiCitée in Georg Groddeck. Ça et moi. Gallimard, 1977, p. 98
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