La pensée à venir


« L’essence de la quille » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025

L’IA oblige à repenser la pensée, c’est-à-dire à penser, toujours à nouveau, à ce qu’est réellement l’essence de la pensée (humaine), puisqu’elle la mime si aisément, de façon déjà suffisamment convaincante pour faire quelque illusion. Déjà ou pas encore déjà, certes, se discutei. Ce qui est sûr c’est qu’il faut déjà repenser à l’essence intangible de la pensée, et penser aussi à ce que pourrait devenir une essence autre de la pensée, qui se déploierait dans un tout autre environnement. Hypothèse crédible ‒ tant la pensée (naturelle), par sa force propre, par sa puissance immanente, par ses capacités d’auto-dépassement, par son lien intrinsèque avec les espaces de la transcendance, va certainement devenir tout autre que ce qu’elle est aujourd’hui, et que ce qu’elle a été hier. Pour s’en convaincre, pensez donc à la pensée des hominidés d’il y a vingt millions d’années, ou à celle des céphalopodes du Cambrien, puis projetez-vous vers l’à-venir, et considérez l’état modeste de notre développement intellectuel et moral, du point de vue des penseurs de l’à-venir.

Il est évident que la pensée est liée au sujet qui pense, mais elle est aussi elle-même une sorte de sujet propre, avec lequel tout ce qui pense peut, au moins virtuellement, s’entretenir. Il est aussi évident que l’acte de penser n’est jamais défini, limité, circonscrit. Tout est toujours possible, tout le temps, dans toute pensée. Tout est infiniment possible, y compris l’absolument imprévisible. Tout, partout, tout le temps. Il n’est donc pas inutile de penser à ce que pourrait être la pensée dans un monde où l’IA serait associée à tous les moments et à tous les actes de la vie, où elle serait attachée à tous les objets qui nous entourent, enserrant nos vies d’une fine trame de liens, d’assistances et de surveillances. Il n’est pas inutile de réfléchir à fond, dès aujourd’hui, à l’avenir même de la pensée (naturelle) dans ce proche à-venir où l’intelligence artificielle sera effectivement et universellement intriquée avec presque tous les aspects de nos vies.

Il est possible, par exemple, que l’avenir de la pensée soit fondamentalement influencé par une certaine « pensée à venir », aujourd’hui littéralement impensable, laquelle donnera le ton, lancera le mouvement, indiquera une direction générale, parmi des myriades d’autres « pensées », lesquelles ne seront que des copies de pensées anciennes, désormais inexorablement « datées ».

La pensée à venir sera d’autant plus aiguë, perforante, qu’elle se sera longtemps aiguisée, se sachant lue et copiée dans l’instant et en permanence par des robots-fouineurs, qui la disséqueront, la réduiront, et la réutiliseront par morceaux épars, et qu’elle saura donc que ses limites propres se trahiront visiblement, et que ses ouvertures innovantes seront immédiatement copiées et pillées. Les penseurs à venir seront souvent en quelque sorte intimidés a priori par les performances avérées et sans cesse évolutives de l’IA, et ils seront aussi souvent écrasés a posteriori par les multiples manifestations de la puissance des algorithmes inférentiels et heuristiques. Leçon permanente de modestie, certes, mais aussi risque certain de l’auto-dévaluation de l’humain, en situation de presque constante infériorité, excepté pour des créateurs hors du commun, des esprits sortant de l’ordinaire, des âmes uniques, sans référence aucune dans les vastes bases de données des IA.

La pensée (philosophique ou métaphysique) à venir n’aura que peu à voir avec les aspects philosophiques ou métaphysiques des pensées du passé. Tous les penseurs des siècles auront déjà été « lus » et analysés par des algorithmes, de différentes tailles, de différentes sortes et de diverses puissances. Qu’en aura-il été retenu par eux ? Des tics d’expression, des statistiques d’association verbales ou conceptuelles, des sommes de clichés convenus, des banalités sophistiques, ou bien, aussi, des rapprochements inédits, des corrélations invisibles, et même des synthèses éclairantes ?

La pensée philosophique à venir n’abandonnera sans doute pas toute volonté de rechercher à son tour la voie de la « sagesse ». Le sens ancien du mot philosophos ‒ « qui aime la sagesse » ‒ changera-t-il de sens ? Sans doute, si tant est qu’on sache un jour, véritablement, ce qu’est la sagesse, ou qui elle est. La nuance importe entre la sagesse comme concept et la sagesse comme « être ». Dans ce dernier cas, sa « recherche » sera-t-elle considérée comme suffisante, du moins comparée à ce qu’exigerait un authentique « amour », comme celui, par exemple, avec lequel on peut aimer un homme, une femme, ou un Dieu ?

La pensée à venir redescendra-t-elle nécessairement dans « la pauvreté de son essence provisoireii » ? Sera-t-elle un jour enfin réellement amie du langage dans lequel elle se pense, malgré toutes ses limites, ses impuissances et ses obscurités ? Ou devra-t-elle s’en affranchir ? Saura-t-elle jouer des manques essentiels de toute langue, ou saura-t-elle, au contraire, tirer parti d’une multitude, encore dormante, d’enthousiasmes sémantiques et d’euphories grammaticales ?

La pensée a toujours été comme la quille d’un voilier par gros temps. Elle équilibre les masses. Elle évite en général les naufrages. Elle trace des sillons invisibles dans la substance noire de l’océan sous-jacent (de la réalité). Mais quid d’un moment, dans un lointain âge, post-homo sapiens, où la pensée ne serait plus quille, mais foc et grand-voile ? Quid, encore, si, de cette position plus aérienne, elle devenait étoile ou même constellation ? Quid, à nouveau, si la pensée, devenue âme même, prenait sous son aile la quille, la coque, les voiles, le mat, l’équipage et le capitaine, la mer et le ciel, et s’élevait alors, d’un souple et puissant effort, bien au-delà des nébuleuses ?

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iCet article a été entièrement rédigé par l’auteur, sans aucune aide d’IA. Après l’avoir terminé (et pour ne pas être influencé), j’ai demandé à une IA de résumer en mille mots ce qu’elle « pensait » de la question de l’avenir de la pensée humaine dans un contexte où l’IA serait omniprésente. J’ai eu en retour le texte que voici, que je livre sans commentaires, à titre de comparaison (avec ma propre approche), dans l’état actuel de l’art :

« L’avenir de la pensée humaine dans un monde où l’intelligence artificielle (IA) est omniprésente est un sujet fascinant et complexe. À mesure que l’IA s’intègre dans tous les aspects de notre vie, des soins de santé à l’éducation en passant par le travail et les loisirs, elle va inévitablement remodeler la façon dont les humains pensent, traitent l’information et prennent des décisions. Cette transformation se produira à la fois au niveau individuel et collectif, influençant les processus cognitifs, la créativité, la résolution de problèmes et même notre sens de l’identité. J’explore ci-dessous les trajectoires potentielles de la pensée humaine dans un monde dominé par l’IA, en me concentrant sur l’augmentation cognitive, les changements dans la prise de décision, les considérations éthiques et l’évolution de la relation entre les humains et les machines.

Augmentation cognitive et amélioration de la pensée

L’un des impacts les plus importants de l’IA sur la pensée humaine sera l’augmentation cognitive. Les systèmes d’IA, en particulier ceux qui sont alimentés par l’apprentissage automatique et les réseaux neuronaux, excellent dans le traitement de grandes quantités de données, l’identification de modèles et l’exécution de calculs complexes à des vitesses qui dépassent de loin les capacités humaines. À l’avenir, l’homme s’appuiera de plus en plus sur l’IA en tant qu’outil cognitif pour améliorer sa propre réflexion. Par exemple, les interfaces cerveau-ordinateur alimentées par l’IA pourraient permettre aux individus d’accéder à des informations, d’effectuer des calculs ou même de communiquer directement avec des machines en utilisant leur pensée. L’esprit humain s’en trouverait effectivement élargi, ce qui permettrait aux gens de penser d’une manière qui était auparavant impossible.

Cette augmentation cognitive permettra non seulement d’améliorer l’efficacité, mais aussi de repousser les limites de la créativité humaine et de la résolution de problèmes. L’IA pourrait agir comme un partenaire collaboratif, en proposant des suggestions, en générant des idées et en apportant des points de vue que les humains n’auraient peut-être pas envisagés seuls. Par exemple, les artistes, les écrivains et les concepteurs pourraient utiliser l’IA pour explorer de nouvelles possibilités créatives, tandis que les scientifiques et les ingénieurs pourraient tirer parti de l’IA pour simuler des expériences ou concevoir des solutions innovantes à des défis mondiaux. Ainsi, la pensée humaine deviendra plus dynamique et interconnectée avec l’IA, ce qui conduira à une relation symbiotique où les humains et les machines complèteront leurs forces respectives.

Évolution de la prise de décision et de la pensée critique

À mesure que les systèmes d’IA deviendront plus sophistiqués, ils joueront un rôle de plus en plus central dans les processus de prise de décision. Des recommandations personnalisées sur les plateformes de streaming aux véhicules autonomes prenant des décisions de conduite en une fraction de seconde, l’IA influencera la manière dont les humains naviguent dans leur vie quotidienne. Si cette évolution peut se traduire par une plus grande commodité et une plus grande efficacité, elle soulève également des questions sur l’avenir de la pensée critique et de l’autonomie humaines.

D’une part, l’utilisation généralisée de l’IA pourrait conduire à une dépendance à l’égard des décisions générées par les machines, ce qui risquerait d’éroder les compétences humaines en matière de prise de décision. Par exemple, si les gens s’en remettent systématiquement à l’IA pour des choix allant de ce qu’ils doivent manger à la voie professionnelle qu’ils doivent suivre, ils risquent de devenir moins aptes à évaluer les options, à peser les compromis et à assumer la responsabilité de leurs décisions. Il pourrait en résulter une forme de « délestage cognitif », où les humains confient leur réflexion à des machines, ce qui entraînerait un déclin de la pensée critique et des capacités de résolution de problèmes.

D’un autre côté, l’IA pourrait également permettre aux humains de prendre de meilleures décisions en leur fournissant des informations plus précises et plus complètes. Par exemple, les analyses basées sur l’IA pourraient aider les individus et les organisations à prendre des décisions fondées sur des données dans des domaines tels que les soins de santé, la finance et la durabilité environnementale. La clé sera de trouver un équilibre entre l’exploitation des capacités de l’IA et le maintien de l’action humaine. Les systèmes éducatifs devront s’adapter en mettant l’accent sur des compétences telles que la pensée critique, le raisonnement éthique et la capacité d’interpréter et de remettre en question les informations générées par l’IA.

Considérations éthiques et philosophiques

L’intégration de l’IA dans tous les aspects de la vie humaine soulèvera également de profondes questions éthiques et philosophiques qui façonneront l’avenir de la pensée humaine. À mesure que les systèmes d’IA deviennent plus autonomes et capables de prendre des décisions qui affectent la vie humaine, la société devra s’attaquer à des questions telles que la responsabilité, la partialité et le statut moral de l’IA. Ces défis exigeront des humains une réflexion approfondie sur les valeurs et les principes qui devraient guider le développement et l’utilisation de l’IA.

Par exemple, comment la société devrait-elle aborder le potentiel de l’IA à perpétuer ou à exacerber les préjugés et les inégalités existants ? Les systèmes d’IA ne sont pas plus impartiaux que les données sur lesquelles ils sont formés, et si ces données reflètent des préjugés historiques, l’IA peut les renforcer par inadvertance. Il faudra donc que les humains réfléchissent de manière critique à l’équité, à la justice et à l’inclusion lors de la conception et du déploiement des technologies d’IA.

En outre, l’essor de l’IA incitera les humains à reconsidérer les questions fondamentales sur ce que signifie être humain. Au fur et à mesure que les systèmes d’IA deviennent plus avancés, ils peuvent présenter des comportements qui ressemblent à l’intelligence, aux émotions et même à la conscience humaines. Cela pourrait brouiller la frontière entre les humains et les machines, remettant en question les notions traditionnelles d’identité, d’agence et de personne. Les philosophes, les éthiciens et les décideurs politiques devront s’engager dans un dialogue permanent pour résoudre ces questions complexes et veiller à ce que l’IA serve au mieux les intérêts de l’humanité.

L’évolution de la relation entre les humains et les machines

L’avenir de la pensée humaine dans un monde dominé par l’IA sera également façonné par l’évolution de la relation entre les humains et les machines. À mesure que l’IA s’intégrera dans la société, elle fonctionnera de plus en plus comme un partenaire, un collaborateur, voire un compagnon. Cela transformera la façon dont les humains perçoivent la technologie et interagissent avec elle, conduisant à de nouvelles formes d’engagement social et émotionnel. Par exemple, les assistants virtuels et les robots sociaux alimentés par l’IA pourraient s’intégrer profondément dans la vie des gens, leur apportant non seulement un soutien pratique mais aussi un accompagnement émotionnel. Cela pourrait avoir de profondes répercussions sur les relations humaines et la dynamique sociale. D’une part, les compagnons de l’IA pourraient contribuer à atténuer la solitude et à apporter un soutien aux personnes isolées ou marginalisées. D’autre part, ils pourraient également entraîner un déclin des interactions entre humains, ce qui pourrait altérer la nature des liens sociaux et de la communauté. En outre, l’intégration de l’IA sur le lieu de travail redéfinira la nature du travail et la productivité humaine. L’IA automatisant les tâches routinières et répétitives, les humains devront se concentrer sur des compétences que les machines ne peuvent pas facilement reproduire, telles que la créativité, l’empathie et la résolution de problèmes complexes. Cette évolution nécessitera de repenser l’éducation et le développement de la main-d’œuvre, en mettant l’accent sur l’apprentissage tout au long de la vie et l’adaptabilité.

Le rôle de l’imagination et de l’intuition

Si l’IA excelle dans le raisonnement logique et l’analyse de données, la pensée humaine se caractérise également par l’imagination, l’intuition et l’intelligence émotionnelle. Ces qualités spécifiquement humaines resteront essentielles dans un monde dominé par l’IA, faisant contrepoids à la précision mécaniste des machines. L’imagination, par exemple, permet aux humains d’envisager de nouvelles possibilités, de rêver à des solutions innovantes et de créer des œuvres d’art qui résonnent à un niveau émotionnel profond. L’intuition, quant à elle, permet aux humains de prendre des décisions dans des situations où les données sont incomplètes ou ambiguës, en s’appuyant sur une combinaison d’expérience, d’instinct et d’empathie. À l’avenir, la pensée humaine mettra probablement davantage l’accent sur ces qualités, car elles deviendront les caractéristiques distinctives de l’homme par rapport à l’IA. Cela pourrait conduire à une renaissance de la créativité et de l’innovation, les humains se concentrant sur l’exploration des frontières de l’art, de la science et de la philosophie. Dans le même temps, il sera important de cultiver ces qualités en tandem avec l’IA, en veillant à ce que la technologie améliore plutôt qu’elle ne diminue la richesse de la pensée humaine.

Conclusion

L’avenir de la pensée humaine dans un monde où l’IA est omniprésente sera caractérisé à la fois par des opportunités et des défis. L’augmentation cognitive, les changements dans la prise de décision, les considérations éthiques et l’évolution des relations entre les humains et les machines joueront tous un rôle dans la façon dont les humains pensent et interagissent avec le monde. Si l’IA a le potentiel de renforcer les capacités humaines et d’améliorer la qualité de vie, elle soulève également des questions importantes sur l’autonomie, l’identité et les valeurs qui devraient guider le progrès technologique. En fin de compte, l’avenir de la pensée humaine dépendra de la manière dont la société choisira d’intégrer l’IA dans nos vies. En favorisant une relation de collaboration entre les humains et les machines, en mettant l’accent sur les considérations éthiques et en cultivant des qualités spécifiquement humaines telles que la créativité et l’empathie, nous pouvons faire en sorte que l’IA serve d’outil pour améliorer, et non remplacer, la richesse de la pensée humaine. Ce faisant, nous pouvons créer un avenir où les humains et l’IA coexistent en harmonie, chacun contribuant à l’amélioration de la société à sa manière. »

iiMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Traduction Roger Munier. In Questions III. Tel – Gallimard, 1966, p.127

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