« Pax Americana » vs « Pax Mundi »


« Pax Americana » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025

La Pax Americana n’est plus. L’ordre international fondé sur des « règles » et dirigé par les États-Unis a disparu avec la seconde investiture de Donald J. Trump. Le président soutient depuis longtemps que cet ordre désavantage les États-Unis en leur imposant le fardeau du maintien de l’ordre dans le monde et en permettant à leurs alliés de les prendre pour des imbéciles. « L’ordre mondial d’après-guerre n’est pas seulement obsolète », a déclaré le secrétaire d’État Marco Rubio lors de son audition de confirmation au Sénat. « C’est désormais une arme utilisée contre nous ».

L’empressement de Trump à imposer des droits de douane et ses menaces de reprendre le canal de Panama, d’absorber le Canada et d’acquérir le Groenland montrent clairement qu’il envisage un retour à la politique de puissance et aux sphères d’intérêt du XIXe siècle. M. Trump considère que les alliances pèsent sur le Trésor américain et estime que les États-Unis devraient dominer leur voisinage. Il s’agit d’une vision du monde dans laquelle les forts font ce qu’ils peuvent et les faibles doivent subir.

Bien que l’ère de la Pax Americana ait permis une paix relative, et une réelle prospérité, pour une grande partie du monde, – elle a également semé les graines de sa propre destruction bien avant l’ascension de M. Trump. L’orgueil démesuré des Américains a conduit à des guerres coûteuses et humiliantes en Afghanistan et en Irak, et la crise financière de 2008-2009 a ébranlé la confiance dans les compétences et les politiques prescrites par le gouvernement américain. On peut comprendre que certains Américains puissent penser que leur pays s’en sortirait mieux dans un monde où la force fait la loi. Les États-Unis semblent désormais avoir les coudées franches : ils sont à la tête de la plus grande économie du monde, de l’armée la plus performante et, sans doute, une position stratégique significative.

Mais une politique de puissance nue ne sera pas facile à mettre en place pour les États-Unis, alors que ses rivaux actuels auront, quant à eux, moins d’états d’âme à ce sujet. Le président chinois Xi Jinping et le président russe Vladimir Poutine considèrent depuis longtemps la Pax Americana comme un facteur limitant leurs ambitions géopolitiques. Ils ont appris à collaborer pour contrer l’influence des États-Unis, en particulier dans le Sud global. Et contrairement à Trump, ils n’ont pas de freins et de contrepoids internes à leur pouvoir.

La vision de Trump en matière de politique étrangère – étendre l’influence des États-Unis dans son voisinage immédiat tout en se retirant de la responsabilité d’un leadership mondial – n’est pas nouvelle. En 1823, le président James Monroe a déclaré que l’hémisphère occidental était interdit à toute nouvelle interférence par les puissances colonisatrices d’Europe. À la fin du XIXe siècle, la « doctrine Monroe » a permis de justifier l’expansion territoriale des États-Unis dans le même « hémisphère occidental ». En 1977, les États-Unis n’ont accepté de renoncer au contrôle du canal de Panama que face à la montée de l’anti-américanisme en Amérique latine et, cela, malgré l’opposition farouche des Américains qui estimaient, comme l’a dit un sénateur américain, que « nous avions volé [le canal de Panama] de manière équitable ». La convoitise de Trump pour le Canada et le Groenland a également des racines dans l’histoire des États-Unis. La génération fondatrice des États-Unis rêvait d’absorber le Canada ; au début de la guerre de 1812, qui opposait les États-Unis au Royaume-Uni, l’ancien président Thomas Jefferson déclarait que « l’acquisition du Canada cette année […] ne sera qu’une question de mise en marche ». Le président James Polk a mis de côté cette ambition en 1846 , et a reconnu l’actuelle frontière américano-canadienne uniquement parce qu’il hésitait à affronter un Royaume-Uni, alors plus puissant, sur un territoire lointain et largement inhabité, à un moment où la guerre avec le Mexique se profilait à l’horizon. Le président Andrew Johnson a envisagé d’acheter le Groenland au Danemark lorsque les États-Unis ont acheté l’Alaska à la Russie en 1867, et le président Harry Truman, citant la valeur stratégique de l’île, a secrètement proposé son achat au danemark, une fois de plus, en 1946.

L’appel de M. Trump, lors de son discours d’investiture, à une politique étrangère qui « élargisse notre territoire », son objectif d’accroître l’influence de Washington dans l’hémisphère occidental, a en fait une certaine logique stratégique. Le canal de Panama est une voie maritime vitale pour le commerce américain. Environ 40 % de l’ensemble du trafic de conteneurs américain passe par cette voie navigable, et près des trois quarts de tous les conteneurs empruntant le canal proviennent des États-Unis ou sont destinés à ce pays. La sécurité des États-Unis serait menacée si une autre grande puissance contrôlait le canal. L’importance stratégique du Groenland s’est accrue parallèlement au changement climatique. La fonte de la calotte glaciaire de l’Arctique créera bientôt une nouvelle voie d’eau septentrionale, ce qui augmentera la vulnérabilité militaire du nord de l’Amérique du Nord. Le Groenland possède également d’importantes réserves de minéraux essentiels dont les États-Unis ont besoin pour leurs technologies énergétiques propres. Enfin, faire du Canada le 51e État américain éliminerait les barrières commerciales entre les deux pays, ce qui, en théorie, réduirait les inefficacités économiques et pourrait enrichir les habitants des deux côtés de la frontière.

Évidemment, mener à bien ces objectifs n’ira pas de soi, notamment vis-à-vis des « Alliés » des États-Unis.

Mais M. Trump considère Poutine et Xi comme ses pairs, alors qu’il n’en fait pas de même avec des dirigeants alliés tels que le Japonais Shigeru Ishiba, le Français Emmanuel Macron ou le Britannique Keir Starmer. M. Trump dénonce régulièrement ces alliés qui profitent des largesses des États-Unis, mais il a salué M. Poutine comme « avisé », « fort » et même comme « un génie » pour avoir envahi l’Ukraine. Il a déclaré que M. Xi était « exceptionnellement brillant » en contrôlant les citoyens chinois d’une « main de fer ». En faisant l’éloge de ces autocrates, Trump révèle son admiration singulière pour les dirigeants qui exercent le pouvoir sans contrainte, même ceux qui sont activement hostiles aux intérêts américains.

En outre, M. Trump ne voit aucun inconvénient à céder des sphères d’influence à la Chine et à la Russie si celles-ci lui rendent la pareille. Il a blâmé le président ukrainien Volodymyr Zelensky, et non Poutine, pour la guerre en Ukraine, et il est favorable à la résolution de la guerre en Ukraine par un accord qui cède le territoire ukrainien à la Russie et interdit à l’Ukraine d’adhérer à l’OTAN. Interrogé en 2021 sur la question de savoir si les États-Unis devaient défendre militairement Taïwan, M. Trump a remis en cause à plusieurs reprises la valeur de l’OTAN (dont il accuse l’expansion d’avoir déclenché l’invasion de l’Ukraine par la Russie) et il a menacé de retirer les troupes américaines de Corée du Sud. Il considère ces alliances comme de mauvais investissements qui font supporter aux États-Unis le coût de la protection de pays qui, comble de l’insulte, volent également les emplois des Américains.

Tout comme Poutine a utilisé le pétrole et le gaz russes pour intimider l’Europe et comme Xi a manipulé les exportations et les importations chinoises pour contraindre des pays comme l’Australie et le Japon, Trump est favorable à l’utilisation des droits de douane pour forcer les entreprises nationales et étrangères à délocaliser leur production aux États-Unis. Il considère également les droits de douane comme des instruments permettant de contraindre les capitales étrangères à se plier à sa volonté sur d’autres questions. Le Mexique, par exemple, est désormais confronté à la perspective de tarifs douaniers plus élevés s’il ne répond pas aux exigences de M. Trump pour stopper le flux de migrants et de fentanyl à la frontière sud des États-Unis. Il a menacé d’utiliser la « force économique » pour annexer le Canada. Il a averti le Danemark qu’il serait soumis à des droits de douane plus élevés s’il refusait de vendre le Groenland. Et cette semaine encore, il a menacé d’imposer des droits de douane à la Colombie pour son refus d’accepter les vols militaires qui expulsent ses ressortissants des États-Unis. Les créateurs de l’ordre mondial de l’après-guerre estimaient que les droits de douane élevés ne faisaient qu’alimenter un nationalisme économique destructeur et des conflits. Les menaces de Trump marquent l’avènement d’un ordre plus ouvertement coercitif dans lequel l’intimidation économique remplace le libre-échange et la coopération internationale en tant que levier de pouvoir.

Mais le retour des États-Unis à la politique de puissance du dix-neuvième siècle ne produira probablement pas l’effet bénéfique promis par M. Trump. Jusqu’à présent, le réseau d’alliances de Washington a permis aux États-Unis d’exercer une influence extraordinaire en Europe et en Asie, imposant des contraintes à Moscou et à Pékin à une échelle qu’aucune des deux puissances ne peut reproduire. Céder cet avantage coûtera cher aux États-Unis : non seulement leurs anciens alliés ne suivront plus l’exemple de Washington, mais nombre d’entre eux pourraient également chercher à se protéger en s’alignant plus étroitement sur la Russie et la Chine.

Les États-Unis pourraient être confrontés à des revers similaires sur le front commercial. Les producteurs américains sont déjà de plus en plus désavantagés par rapport à la concurrence lorsqu’ils exportent vers les 12 membres de l’Accord global et progressif pour le Partenariat transpacifique, l’accord négocié à la suite de la décision de Trump en 2017 de retirer les États-Unis du Partenariat transpacifique. La porte de l’adhésion des États-Unis au CPTPP, qui est restée entrouverte, pourrait s’ouvrir à la Chine, donnant potentiellement à Pékin son mot à dire sur les normes et les règles qui régissent une grande partie de l’économie mondiale. Au cours du premier mandat de M. Trump, l’Union européenne a signé d’importants accords commerciaux avec le Canada et le Japon. Elle vient de conclure de nouveaux accords améliorés avec le Mexique et des pays d’Amérique du Sud, et elle est en train de finaliser des accords avec l’Australie et l’Indonésie. La volonté de M. Trump d’imposer des droits de douane aux pays qui le défient ne fera qu’encourager les dirigeants étrangers à chercher ailleurs des débouchés commerciaux et à exclure les producteurs américains des marchés mondiaux.

Les États-Unis pourraient également échouer dans leur politique de puissance nue simplement parce que la Chine et la Russie sont peut-être meilleures dans ce domaine. Pékin et Moscou n’ont pas hésité à attiser le ressentiment du monde à l’égard de l’Amérique, en mettant l’accent sur la prétendue hypocrisie des États-Unis pour avoir donné la priorité à l’Ukraine alors que des conflits font rage ailleurs et pour avoir ignoré le nombre élevé de victimes civiles de la guerre d’Israël à Gaza. Ces efforts s’intensifieront probablement à mesure que M. Trump recourra aux menaces pour faire pression sur ses amis et ses voisins ; en conséquence, Washington perdra presque certainement une partie de sa capacité à attirer des soutiens. La Chine est particulièrement bien placée pour contester l’influence des États-Unis dans le monde entier, y compris dans l’arrière-cour des États-Unis. Trump n’offre pas de nouvelles opportunités aux autres pays ; il exige des concessions. Pékin, en revanche, est impatient de faire des affaires dans le monde entier avec son initiative d’infrastructure Belt and Road ; il investit avec peu de conditions immédiates et parle le langage des résultats gagnant-gagnant. En outre, les entreprises chinoises proposent souvent des produits compétitifs à de meilleurs prix que les entreprises américaines. Sans surprise, la Chine est déjà devenue le premier partenaire commercial de nombreux pays du Sud. Et comme Washington se retire d’institutions internationales telles que l’Organisation mondiale de la santé et l’accord de Paris sur le climat, Pékin s’empresse de combler le vide.

Le système politique des États-Unis désavantage également M. Trump. La Chine et la Russie exercent toutes deux un contrôle quasi total sur leurs populations, recourant à la peur, à la surveillance et à la répression pour maintenir les citoyens dans le droit chemin. Par conséquent, ces deux pays peuvent mener des politiques qui infligent de grandes souffrances à leurs populations : Poutine, par exemple, a mené son « opération militaire spéciale » en Ukraine bien que son pays ait perdu plus de trois quarts de million de personnes. Quels que soient ses efforts, Trump ne peut pas exercer un tel pouvoir sur le peuple américain. En effet, toute tentative en ce sens entraînera une réaction brutale. La société américaine est également vulnérable aux campagnes d’influence étrangères par le biais des médias sociaux et autres, contrairement aux sociétés chinoise et russe, plus contrôlées. Si les politiques de Donald Trump se heurtent à une résistance intérieure de grande ampleur, il pourrait apprendre ce que la guerre du Viêt Nam a enseigné aux présidents Lyndon Johnson et Richard Nixon : une forte opposition intérieure affaiblit la crédibilité des menaces d’un président et donne à ses rivaux des raisons de croire qu’ils peuvent l’emporter sur Washington.

La conviction commune de Poutine et de Xi qu’ils sont désormais les moteurs du changement à l’échelle mondiale peut engendrer l’hubris et les pousser à faire des faux pas. La diplomatie musclée des « guerriers-loups » (Wolf-Warriors) de la Chine et la décision de la Russie d’envahir l’Ukraine, par exemple, ont soutenu les efforts de M. Biden pour reconstruire les alliances des États-Unis.

Les alliés des États-Unis devraient faire preuve de force et de détermination. La question de savoir s’ils en ont la capacité reste ouverte. Tout d’abord, ils doivent admettre que l’ère de la Pax Americana est bien révolue et que l’ère des politiques de puissance est revenue. La seule chose que Trump comprend, ce sont les rapports de force – et si les alliés des États-Unis travaillent tous ensemble, ils peuvent l’affronter à armes égales. S’ils parviennent à mobiliser leurs ressources collectivement, ils pourraient également être en mesure d’atténuer certaines des pires impulsions de Trump en matière de politique étrangère. Cela pourrait à son tour créer l’opportunité de forger un nouvel ordre mondial , une Pax Mundi qui soit à la hauteur de l’ancien bilan de la Pax Americana en matière de paix et de prospérité. Mais s’ils échouent, c’est une ère plus sombre de politique de puissance incontrôlée qui nous attend, une ère moins prospère et plus dangereuse pour tous.

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Cf. Foreign Affairs. The Price of Trump’s Power Politics. Why China and Russia Stand to Win in a Might-Makes-Right World. Janvier 2025

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