Voir est un devoir


« Le chemin obscur » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025

A Shiraz, au 12e siècle, lors d’une nuit sans sommeil, un soufi nommé Rûzbehân, reçut une inspiration. Il fallait qu’il composât un livre sur « la signification secrète des Voiles qui s’interposent entre l’Ami et ses fidèlesi », lors de leurs cheminements mystiques. L’Être divin (appelé aussi l’Ami) aurait déclaré en effet, selon un hadîth, qu’il est « un Trésor caché aspirant à être connu », et qu’il avait créé la création « afin d’être connu et de se connaître dans les créaturesii ». Les « Voiles » et leur « signification secrète » faisaient une allusion à ce « trésor caché » qui veut être connu et rêve d’être dévoilé. Rûzbehân écrivit en conséquence le Livre de l’Ennuagementiii (Kitâb al-Ighânaiv). Le mot ennuagement vient d’une formule attribuée au Prophète : « Il nuage sur mon cœur ; en vérité j’en demande pardon à Dieu soixante-dix fois par jour ». Le verbe ennuager, qui est un néologisme en français, est aussi une bonne traduction (due à Henry Corbin) d’une forme verbale dérivée du verbe arabe ghâna, « avoir soif ». Quel rapport entre le nuage et la soif ? Il faudrait peut-être avoir vécu dans le désert, ou dans un climat sec, pour en avoir une intuition. En l’occurrence, l’ennuagement se réfère ici, non pas à un rêve de pluie désaltérante, mais à la présence insistante, surplombante, d’un voile ou d’un brouillard métaphysique séparant le ciel de la terre. La « soif » évoquée par la racine verbale est en réalité une « soif » mystique. Tous les prophètes et les spirituels éprouvent un jour, selon Rûzbehân, « l’ennuagement de la conscience intime (nommée en arabe sirr, le « secret ») et le voilement des lumières. Et cela, c’est l’épreuve par laquelle Dieu les fait passerv ». Cette épreuve, l’épreuve des Voiles, remonte à l’origine. Lors de la création des premiers « Esprits-saints », la Lumière primordiale se manifesta à eux en s’enveloppant mystérieusement d’un « Voile ». La Lumière divine, ainsi voilée, les accompagne pendant leur descente dans la condition terrestre et lors de leurs missions. L’« épreuve du Voile » révèle, selon Rûzbehân, « le tourment secret que Dieu éprouve dans son être mêmevi . » Pour en mesurer toute la profondeur, il faut réaliser que « chaque atome d’être est un œil (‘ayn) éclos de Sa lumière, un œil totalement absorbé dans la contemplation de cette Lumière qui lui donne origine. » Il faut également avoir compris que Dieu éprouve une jalousie à l’égard de lui-même, du fait qu’Il s’est incarné dans sa Création : « en s’objectivant à soi-même, en se révélant, il n’est plus identiquement son propre témoin à soi-même ; il a un Témoin en dehors de lui-même, c’est-à-dire autre que lui-mêmevii » ‒ et ce Témoin est l’Esprit. Parler de la « jalousie » de Dieu par rapport à l’Esprit, ou même par rapport à sa Création, n’est bien sûr qu’une métaphore, due à la pauvreté du langage des hommes et à la faiblesse de leur psychologie. Elle signifie que, s’étant extériorisé en tant qu’Esprit, Dieu tente de détourner l’œil de l’Esprit. Il s’efforce de le dissuader de Le contempler directement, Lui, le Dieu ineffable. Il incite l’Esprit à se contempler plutôt soi-même. Pourquoi ? Peut-être l’estime-t-il incapable, ou indigne, d’accéder à la vision de Celui qui est ? Peut-être Dieu voit-il que l’Esprit ne peut « comprendre » l’Être qui est avant toute lumière, avant toute vision et qui se tient au-delà de toute compréhension ? L’Esprit, tenté de ne se contenter que de lui-même, se contemple donc soi-même. Ce faisant, il s’absente hors de la Présence (divine). L’essence de l’Être primordial lui est occultée. Cette absence, cette occultation, – voilà un autre Voile, après celui dont la Lumière divine s’était initialement enveloppée. Dieu voulait certes être « connu » par l’Esprit primordial ‒ qui fut, rappelons-le, son premier « Témoin » ‒ et aussi par tous les « Esprits-saints » qui devaient en émaner ultérieurement. Cependant, dans sa transcendance absolue, dans l’ineffabilité de sa Divinité, Il ne pouvait en réalité admettre en Sa Présence d’autre « Témoin » que Lui-même. Il y avait donc là une contradiction fondamentale, originaire. Dieu veut être « connu », mais Il ne peut être réellement connu que par Lui-même. « Dieu ne peut être atteint que dans ses révélations, ses théophanies, mais précisément ces théophanies saisies par un regard autre que le sien, c’est-à-dire un regard qui affirme sa conscience d’être autre, ‒ sont alors autres que Luiviii. » Pour que le Témoin cesse d(affirmer son altérité, et reconnaisse la nécessité de s’identifier avec Dieu, il lui faut passer par l’Épreuve des voiles, « au cours de laquelle la jalousie divine cherche à l’égarer, à lui faire détourner le regard de Lui-même vers soi-même comme vers quelque chose d’autre, à oublier que, s’il est le Témoin des contemplations divines, c’est qu’il est cet œil même par lequel Dieu se contempleix. »

Cette théosophie de l’Esprit peut être généralisée et s’appliquer à la conscience du mystique. Si elle réussit à ne pas se laisser égarer en chemin, la conscience du mystique « se connaît soi-même comme étant le propre regard dont Dieu se contemple, comme étant soi-même l’attestation par laquelle Il s’atteste soi-même […] La théophanie est un voile et l’épreuve du Voile ; Dieu se manifeste comme pour détourner de lui ; alors on Le cherchera au-delà de ce Voile, jusqu’à éprouver cette  »démence de l’inaccessible », comme l’appelle Rûzbehân. En revanche, on sort victorieux de l’épreuve, lorsque le voile est devenu un miroir […] Lorsque la créature s’efface, ou mieux dit, se rend transparente, ce n’est plus Dieu qui est regardé par la créature ; dans et par son regard à elle, c’est Dieu même qui se regarde soi-mêmex. »

Le nuage, le voile, le miroir, la transparence, le regard, sont autant de métaphores liées à la « vision », et à ses limites. Elles peuvent aussi suggérer le dépassement de ces limites, lorsqu’elles s’appliquent à elles-mêmes, par exemple lorsqu’il est dit que le regard regarde le regard. Malgré les apparences, le « regard », en essence, est loin d’être centré sur l’homme et ses besoins immédiats dans le monde. Le « regard », en essence, n’est pas anthropomorphique. Il est essentiellement ce qui vise le divin. Regarder Dieu n’est donc pas une chose impossible, quoi qu’en disent les Écritures. Il y a toujours eu, dans la Création, du moins selon la tradition du soufisme, des personnes qui incarnent « les yeux par lesquels Dieu contemple ses créatures et se contemple en elles, ce qui veut dire aussi qu’elles sont les yeux par lesquels Dieu se montre à ses créatures xi .» Cette idée s’exprime nettement dans le concept shî’ite de l’Imâm, lequel représente « la Face par laquelle Dieu regarde l’homme et simultanément la Face par laquelle l’homme regarde Dieu. » On retrouve aussi la même idée, un siècle plus tard, chez Maître Eckhart : « Le regard par lequel je connais Dieu, est le regard même par lequel Dieu me connaîtxii. »

Mais si seul Dieu peut se regarder en son propre regard, on peut en inférer que Dieu n’a plus jamais regardé le monde, après sa création, puisque, à proprement parler, Dieu ne peut regarder que le regard de ses propres yeux ‒ de ses yeux qui Le regardent. « Comment dès lors verrait-il ce monde, puisque ce monde est sans yeux et ne Le voit pasxiii ? »

L’un des secrets les plus profonds de la mystique se trouve là : il ne faut pas se détourner de la beauté du monde et de la beauté humaine en particulier. Il ne faut pas non plus se tourner vers elles. Il faut regarder tout droit, à travers elles, au-delà d’elles, sans dévier le regard (c’est-à-dire sans le dévoyer) vers ce que ces beautés montrent. Il faut regarder tout droit sans douter de la capacité innée du regard à contempler la beauté divine elle-même, et à assumer la fonction essentiellement théophanique de la vision. « L’ennuagement, c’est ne voir que l’exotérique, et c’est provoquer la jalousie divine se refusant au regard. Voir l’ésotérique, l’invisible, c’est voir le regard de Dieu qui est la créature même, c’est être l’œil même de ce regard, et c’est cela la vision de la vision (‘îyân al-‘îyân) qui est la suprême atteinte. C’est délivrer Dieu de sa jalousiexiv. » Il n’y a pas pour le regard qui veut voir d’autre issue, il lui faut lever tous les voiles, passer au-dessus de tous les niveaux intermédiaires. Il n’y a pas d’entre-deux de la vision, il n’y a pas de réelle vision de ce qui est entre le monde et ce qui est hors du monde, il n’y a pas de vision de ce qui est entre la séparation et l’union. Il n’a pas pour les yeux de lieu vers quoi se tourner, vers où fuir la lumière ou se réfugier dans l’obscur. Toujours les yeux doivent garder leur regard. Voir est un devoir.

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iRûzbehân. Explication des voiles et des écrans dans les demeures spirituelles des mystiques, ou Livre de l’Ennuagement. Cf. Henry Corbin. En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques. Tome 3. Les fidèles d’amour. Shî’isme et soufisme. Gallimard. 1972, ch. III, p. 31

iiIbid. p. 31

iiiRûzbehân. Explication des voiles et des écrans dans les demeures spirituelles des mystiques, ou Livre de l’Ennuagement. Cf. Henry Corbin. En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques. Tome 3. Les fidèles d’amour. Shî’isme et soufisme. Gallimard. 1972, ch. III, pp. 30-44.

ivLa racine du mot ighâna vient du verbe ghâna, « avoir soif ». Le substantif ghaïn en vient aussi et a plusieurs sens qui s’éclairent respectivement : « soif ; nuage ; voile (mystique) ». La forme IV du verbe ghâna signifie « couvrir entièrement ; occuper l’esprit ». La soif mystique est comme un voile qui recouvre entièrement, qui « ennuage » l’esprit…

vIbid. p. 30

viIbid. p. 31

viiIbid. p. 31

viiiIbid. p. 33

ixIbid. p. 32

xIbid. p. 33-34

xiIbid. p. 35

xiiMaître Eckhart. Sermon 12. Trad ; J. Ancelet-Hustache

xiiiRûzbehân. Explication des voiles et des écrans dans les demeures spirituelles des mystiques, ou Livre de l’Ennuagement, analysé par Henry Corbin. En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques. Tome 3. Les fidèles d’amour. Shî’isme et soufisme. Gallimard. 1972, ch. III,p. 39

xivIbid. p. 43