
Dans ses états originels, la vie sur Terre était aveugle, inconsciente, germinative. La vie commença d’ex-ister en s’ex-sudant, en quelque sorte, à partir d’états antérieurs, qui n’étaient pas eux-mêmes vivants. Avant que se manifeste la vie proprement dite, se multiplièrent d’innombrables formes de « proto-vies », de « quasi-vies », autant d’états intermédiaires entre non-vie et vie, des formes d’existence aussi différentes que celles qui séparent des macromolécules minérales, organiques ou biologiques. La vie émergea de cette soupe de macromolécules et à partir de ces états non-vivants qui lui pré-existaient. Toutes les formes chimiques qui pullulaient alors n’étaient pas encore vivantes, mais, par leur coopération et leurs combinaisons, elles allaient rendre la vie possible. En employant les mots « coopération » et « combinaison », on peut donner l’impression que parmi ces formes non-vivantes, certaines se comportèrent comme si elles « s’efforçaient » non seulement de « persévérer dans leur être », mais aussi d’accéder à des formes plus évoluées d’existence. Bien que non vivante (par définition), la non-vie offrait cependant le spectacle de certaines tendances à « être plus » – à être plus « complexes », plus « vivantes ». Elle était envahie par un désir immanent d’être plus que ce qu’elle n’était. Tout se passait comme si elle était à la recherche d’un accomplissement de sa proto-existence, d’un perfectionnement de sa manière d’être. Quoique relativement non-existante, la non-vie recélait en elle au moins l’existence d’une possibilité de s’élever à partir de son état d’immanence, et de développer ses potentialités à la recherche d’un état plus actuel de « vie » et d’« existence » .
On peut tenter de généraliser cette observation. Il y a plusieurs états intermédiaires entre, d’une part, le néant (à savoir ce qui n’est pas et qui ne doit pas être), d’autre part, le quasi-non-être (à savoir ce qui n’est pas encore, ce qui n’a pas encore de raison d’être, mais qui n’en aspire pas moins à être) et, enfin, ce qui est, actuellement et réellement. Même si une chose n’est pas, elle pourrait néanmoins aspirer à être. Évidemment, on rétorquera que si cette chose n’est pas, il n’y a rien en elle qui pourrait être le sujet de cette aspiration. On répliquera à cette objection que, parmi les choses qui ne sont pas, certaines ne sont pas « rien ». Elles sont intermédiaires entre le néant absolu et le fait de « ne pas être ». Les choses qui ne sont pas « néant », mais qui sont seulement des choses qui ne sont pas, ne sont pas rien, parce qu’elles pourraient avoir en elles une potentialité à être, une capacité immanente à être en devenir, ou à devenir un être. D’un côté, ces choses ne sont pas, mais d’un autre côté elles sont, puisqu’elles ont en elles cette puissance à être. Pour être en puissance, et aspirer à être, il faut qu’une chose qui n’est pas, soit d’une certaine façon.
L’intérêt de ce genre de réflexions, à mon humble avis, c’est leur caractère extrêmement général. On peut les appliquer aux macromolécules organiques qui tendent à devenir des molécules biologiques. Mais on peut aussi les appliquer à l’âme de l’homme, ou encore à l’essence de Dieu. L’essence de Dieu, en effet, est, en même temps, son être, et son être est, en même temps, son essence, comme disent les scolastiques. Son existence, autrement dit, émerge de son essence, et réciproquement son essence se constitue sans cesse à partir de son existence. Autre façon, plus provocante, de formuler la même idée : le divin en soi n’est donc ni existant ni non-existant. On pourrait aussi dire que la divinité est une entité qui est au-delà de l’être, ou bien qu’elle est super-existante. Les théologiens des monothéismes, bien entendu, exigent que Dieu soit l’existant en soi, et les philosophes athées disent qu’il n’est rien ou qu’il n’existe pas. Le temps est venu de dépasser ces idées-là, et d’envisager sérieusement une autre voie de recherche. Le Dieu pourrait bien être, en soi, ni existant ni non-existant, tout en étant (à la fois en acte et en puissance) essentiellement libre d’être ou de ne pas être, libre en sa super-essence, et cela sans contradiction.
Un Dieu super-existant ne peut pas devenir existant ni se transformer en non-existant. En tant que super-existant, il ne peut pas cesser d’être super-existant, ou, plus précisément, de (super-)être super-existant. Autrement dit, être ou n’être pas, exister ou ne pas exister, ne sont pas des verbes qui peuvent s’appliquer à une entité qui se situe au-delà du langage, au-delà de la grammaire, et au-delà de la philosophie de l’être. L’ontologie ne peut en aucun cas servir à la connaissance d’un Dieu qui se situe au-delà de l’être et du non-être.
De ce constat, on doit tirer une autre leçon. Il faut admettre une sorte de mouvement en Dieu lui-même. Un Dieu qui, on vient de le voir, ni n’est, ni n’est pas, ne peut pas non plus être éternellement immobile. Il doit nécessairement être capable de se mouvoir librement au-dessus de, ou bien entre ces formes grammaticales (être, n’être pas, etc.). Ce point de vue est la seule façon de comprendre le rapport qui s’instaure en un Dieu, dit « éternel », et une « Création » qui s’inscrit dans le temps et l’espace, à partir d’un « commencement », tel que cela est rapporté dans le Mandala X du Ṛg Veda ou au chapitre 1 de la Genèse. La « descente » du Dieu vers tel ou tel prophète, sa « parole » adressée à tel ou tel être humain, ou a fortiori, le geste même de la création de toute la Création, ne peuvent être que l’effet d’un mouvement interne au Dieu. Mais ce mouvement est-il nécessaire, ou volontaire ? Cela mérite examen.
Dans le premier cas, celui de la nécessité supposée des mouvements de création et de révélation divines, il en résulterait que Dieu est en fait privé de sa liberté par rapport à son essence, et cela de toute éternité. Il ne serait jamais que ce qu’il est et que ce qu’il doit être, puisque même au moment de la création de la Création, le Dieu se trouve accomplir un acte qui est nécessairement conforme à l’essence de sa nature. Si en essence, il est un « Dieu créateur », alors il est « nécessairement » créateur. Or, de ce Dieu, on dit aussi qu’il est éternellement « libre ». S’il est « libre », il faudrait en conclure qu’il a pu créer, conformément à son essence, mais qu’il aurait pu aussi ne pas créer, conformément à sa liberté. Cela revient à supposer deux essences éternelles en Dieu, une essence qui le porte à créer, à se révéler, et une essence qui le pousse à rester éternellement « libre » par rapport à cette première essence.
Dans le deuxième cas, celui d’un mouvement volontaire de création, dû à l’exercice libre d’une volonté essentiellement libre, il faudrait s’interroger sur le pourquoi de l’apparition de cette volonté en un « point » spécifique de l’éternité, correspondant à ce que la Genèse appelle « au commencement » (berechit). Pourquoi, dans le sein même de son éternité (réputée sans temps et sans espace) Dieu décide-t-il volontairement de créer une « création » ex nihilo, avec son propre « commencement », son propre temps et son propre espace ? Comment cette « volonté » soudaine, entièrement « libre », se situe-t-elle par rapport au mouvement interne et éternel du Dieu ?
À l’analyse, Dieu apparaît certes comme essentiellement éternel et essentiellement libre. Mais comment l’« instant »de la création peut-il apparaître dans cette éternité ? Et comment sa volonté peut-elle librement vouloir créer à cet « instant » ? Si Dieu est essentiellement libre, il est libre aussi par rapport à son essence, et donc libre dans sa façon d’être ou de ne pas être. On est donc invité à revenir à une ancienne intuition védique. Étant essentiellement libre, on ne peut dire de Dieu ni qu’il « est », ni qu’il « n’est pas ». Dire qu’il est un « étant » ou un « non-étant » serait limiter sa liberté essentielle, qui va bien au-delà de toute notion philosophique concernant l’« être » ou le « non être ». On peut certes dire que Dieu peut exister par un effet de son essence éternelle. Mais du fait de sa pure volonté, c’est-à-dire en vertu de son éternelle liberté (laquelle liberté représente le mieux, peut-être, sa super-essence), on doit pouvoir aussi dire que, en toute liberté, « ni il existe, ni n’existe pas ».
Si Dieu est en soi « ni existant, ni non-existant » et ne peut non plus devenir « existant » par l’effet d’un mouvement inhérent, immanent, et si l’on ajoute à cela qu’il doit toujours rester « super-existant », alors même qu’il « existe » aussi réellement, quand il le « veut », il en résulte que ce n’est pas en lui-même, mais par rapport à autre chose qu’il peut décider d’être ou de devenir existant, ou non-existant.
Qu’est-ce donc que cette autre chose ? Si l’on pose que la divinité est l’Être même (l’Être en essence), alors cette autre chose doit se comporter à l’égard de la divinité comme étant le non-Être. Elle est, par nature, le non-existant, ce qui n’existe pas, ce qui est essentiellement inférieur à l’existant. Elle n’est pas le non-Être en soi (expression qui n’aurait aucun sens), autrement dit elle n’est pas en soi non-existante, elle est ce qui peut devenir un étant ou revenir à un état de non-étant, ou encore elle peut advenir à des formes intermédiaires d’être (ou de ne pas être), du moins si on les compare à l’Être qui est le « plus haut étant », à l’Être qui est existant en soi, ou encore à l’Être qui est au-delà de l’être et du non-être, c’est-à-dire l’Être super-existant.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.