Un Dieu néant, indifférent ou très bas.


Dans un essai publié en 1973, Jacques Lacarrière s’en est pris violemment au christianisme, celui des premiers siècles, et celui de notre temps. « Les Chrétiens, avec leur mythologie compensatrice et castratrice, ont totalement éludé les problèmes quotidiens de leur temps et perpétué jusqu’à notre époque l’acceptation de toutes les injustices sociales et la soumission aux pouvoirs établis. »i

Ce jugement sans nuances ne rend pas exactement compte de l’histoire du christianisme, mais l’intention est ailleurs. Il s’agit pour Lacarrière de faire l’éloge appuyé du gnosticisme, par contraste. « Les gnostiques, eux, n’ont cessé de prôner l’insoumission à l’égard de tous les pouvoirs, chrétiens ou païens », explique-t-il.

En prenant fait et cause pour les gnostiques, il se pose lui-même comme un « gnostique réincarné, deux mille ans après », et adopte avec emphase leur thèse fondamentale : « Toutes les institutions, toutes les lois, religions, églises, pouvoirs ne sont que des plaisanteries, des pièges et la perpétuation d’une duperie millénaire. Résumons-nous : nous sommes des exploités à l’échelle cosmique, les prolétaires du bourreau-démiurge, des esclaves exilés dans un monde soumis viscéralement à la violence. »ii

Pour les gnostiques, le monde est une « prison », un « cloaque », un « bourbier », un « désert ». De même, le corps humain est un « tombeau », un « vampire ».

Le monde où nous vivons n’a pas été créé par le vrai Dieu. Il est l’œuvre du Démiurge, un dieu « simulateur ». Les gnostiques refusent ce monde mauvais et ce faux Dieu — qu’ils nomment Jéhovah, et s’en mettent en marge, radicalement.

Où et quand naquit la gnose ? Selon Lacarrière, c’est à Alexandrie, au 2ème siècle. C’était un « creuset, foyer, mortier, haut fourneau, alambic où se mêlent, se distillent, s’infusent et se transfusent tous les ciels, tous les dieux, tous les songes (…) On y découvre toutes les races, tous les continents (l’Afrique, l’Asie, l’Europe), tous les siècles (ceux de l’antique Égypte qui y conserve ses sanctuaires, ceux d’Athènes et de Rome, ceux de Judée, de Palestine et de Babylonie). »

En théorie, un tel lieu de rencontre et de mémoire aurait été idéal pour générer une civilisation englobante et globalisante. Mais les gnostiques n’ont que faire de ces utopies. Ils nient la réalité même de ce bas monde, qui est dès l’origine entièrement voué au mal.

Tous les signes sont inversés. Le Serpent, Caïn, Seth, symboles du mal et du malheur dans la Bible juive, sont pour les gnostiques « les premiers Révoltés de l’histoire du monde », et ils en font « les fondateurs de leurs sectes et les auteurs de leurs livres secrets ».

Les sectes gnostiques, énumérées par Épiphane, sont fort diverses. Il y a les Nicolaïtes, les Phibionites, les Stratiotiques, les Euchites, les Lévitiques, les Borborites, les Coddiens, les Zachéens, les Barbélites, etc. Ces termes avaient une signification immédiatement comprise des populations parlant grec. Les Stratiotiques, cela signifiait « les Soldats », les Phibionites sont « les Humbles », les Euchites sont « les Priants », les Zachéens sont « les Initiés ».

Lacarrière est fasciné par les gnostiques, mais il avoue aussi avoir beaucoup de difficultés à percer leurs « secrets », à retrouver « leurs chemins voilés », à comprendre « leurs révélations hermétiques ».

Il y a notamment la question des cérémonies à caractère extatique, avec leurs musiques frénétiques, utilisant le mode phrygien (flûtes et tambourins), leurs danses orgiaques, la consommation de breuvages provoquant des phénomènes de transes et de possession collective, et « d’horribles bacchanales où hommes et femmes se mélangeaient », comme le rapporte Théodoret de Cyr.

Les gnostiques, selon Lacarrière, avaient compris que le monde était « un monde d’injustices, de violences, de massacres, d’esclavages, de misères, de famines, d’horreurs ». Il fallait refuser ce monde, contrairement à ce que prône le christianisme. « Il faut toute l’impudente hypocrisie de la morale chrétienne pour faire croire aux masses spoliées, exploitées, affamées que leurs épreuves étaient enrichissantes et leur ouvraient les portes d’un autre monde. »

Lacarrière conclut en clamant la nécessité d’un « nouveau gnosticisme ». Le gnostique d’aujourd’hui doit être un « homme tourné vers le présent et le futur, avec la certitude intuitive qu’il possède avant tout en lui-même les clés de cet avenir, certitude qu’il devra opposer à toutes les mythologies rassurantes. »

Ces phrases martiales et martelées datent de près d’un demi-siècle, mais elles sont certainement datées. Aujourd’hui, le débat plusieurs fois millénaire entre le christianisme et le gnosticisme paraît avoir perdu de sa signification. L’actualité semble plus intéressée par le rapport entre religion et fondamentalisme, et par la question du terrorisme.

Au Bardo, où vit encore la mémoire de l’antique Carthage, dans l’ancienne Palmyre, sur les rives du Bosphore et sur celles du golfe de Syrte, et dans tant d’autres lieux, on a fait couler le sang.

Des fanatiques prêts à donner leur vie pour détruire un ordre du monde qu’ils jugent vicié jusqu’à la racine occupent désormais la une des médias.

Les États démocratiques peuvent-ils se défendre contre des hommes ou des femmes résolus, méprisant la vie, celle des autres comme la leur ?

La radicalité des gnostiques jadis, la guerre qu’ils avaient entreprise contre les païens, les juifs et les chrétiens du début de notre ère, les djihadistes l’incarnent aujourd’hui vis-à-vis du monde occidental, le monde des démocraties et de leurs alliés.

L’histoire est à l’affût, et nul ne sait comment les choses vont tourner. Que l’extrême droite prenne désormais autant d’ampleur dans des pays qui la vomissaient, hier encore, est un signe peut-être annonciateur de catastrophes à venir.

Et Dieu dans tout ça?

«La souffrance et conséquemment la joie et par là même le bien et ce que nous nommons le mal, la justice et ce qui est pour nous l’injustice et enfin, sous une forme ou une autre, l’entendement qui sert à distinguer ces contraires, n’existent que dans le seul monde du sang et peut-être de la sève… Tout le reste, je veux dire le règne minéral et celui des esprits s’il existe, est peut-être insentient et tranquille, par-delà nos joies et nos peines ou en deçà d’elles. Nos tribulations ne sont possiblement qu’une exception infime dans la fabrique universelle et ceci pourrait expliquer l’indifférence de cette substance immuable que dévotement nous appelons Dieu. » écrit Marguerite Yourcenar dans l’Œuvre au noir.

Le sang coule, dans l’indifférence de Dieu.

Mais quel Dieu ? Le Dieu du Livre ? Le Dieu Unique? Le Dieu du djihad ? Le Dieu « universel », « catholique », ou le Dieu des « élus », qu’ils soient calvinistes, gnostiques ou fondamentalistes?

Le cœur bat, la sève et le sang coulent. Dieu se tait. Pourquoi ?

Il se peut que cette indifférence vienne de ce qu’il n’existe pas.

Il se peut aussi que Dieu étant immuable, son indifférence en découle, comme le propose Yourcenar.

Il y a une troisième possibilité. Sa mutité n’est peut-être qu’apparente. Il est possible qu’il parle très bas, qu’il murmure, comme un zéphyr peu sûr. Pour percevoir et entendre, il faut être poète ou voyant, initié ou mystagogue, shaman ou ishrâqiyun.

Alors un Dieu néant, indifférent ou très bas ?

i Jacques Lacarrière, Les gnostiques. 1973

iiIbid.

C’est Allah qui tue les « mécréants »


« Vous n’avez point tué ces mécréants, c’est Allah qui les a tués ! ».

La guerre contre l’islamisme radical ne fait que commencer. En étant optimiste, elle pourrait durer encore deux ou trois générations, malgré les lois anti-terroristes, les caméras de surveillance, les portiques d’aéroport, les fichiers « S », l’excellence bien connue des « services » et les mâles rodomontades des « décideurs ».

Cette guerre pourrait durer bien plus longtemps encore, si l’on tient compte de sa dimension géographique (le monde entier), de son cadre temporel (le jihad a commencé il y a plus de quatorze siècles), de son contexte économique et social (marginalisation et pauvreté programmées pour une bonne part de la population mondiale, en particulier dans la sphère arabo-musulmane), et de son environnement politique (cécité et ignorance du personnel politique sur les questions de religion en général).

Beaucoup de sang, des morts, des larmes, dans les décennies à venir.

Il faut se préparer sur le plan mental et moral. Si l’on veut gagner une guerre, il n’est pas inutile d’essayer de comprendre le cadre idéologique de l’ennemi, sa manière de voir le monde.

Commençons par une épithète, révélatrice, souvent employée par les politiques et les commentateurs. Les terroristes seraient des « lâches ». On a entendu cela à propos du 11 septembre, et récemment après les attentats de Paris et Bruxelles.

Je pense que ce terme tombe à côté de la plaque. Cette épithète est inconsidérée, et révèle un manque d’analyse. Les terroristes ont tué aveuglément, tout en sachant qu’ils allaient à la mort. Ces attentats-suicides peuvent être appelés « lâches », en un sens, parce qu’ils s’attaquent à des gens sans défense. Mais ils ne sont pas « lâches » si l’on considère que les terroristes ont regardé la mort en face, sachant avec certitude que peu après le déclenchement de leurs attentats ils allaient eux-mêmes mourir.

Il vaudrait mieux trouver un autre adjectif que « lâche ». Dans un monde matérialiste et consumériste, il n’y a pas beaucoup de gens prêts à mourir pour des idées, pour une cause. Reconnaissons cela aux islamo-terroristes: ils sacrifient leur vie pour ce qu’ils croient.

Mais que croient-ils exactement?

Comme tous les religieux, et comme tous ceux qui croient en quelque chose, les islamo-terroristes croient qu’ils sont du « bon côté », qu’ils sont dans le « bon camp ». Qu’est-ce qui leur fait croire cela ? Il faut revenir aux textes, en particulier à la rhétorique spécifique du Coran, sur ces questions de jihad.

Dans la sourate 8, Al-‘Anfal (« Le butin »), le verset 17, s’adressant aux combattants jihadistes en guerre contre les mécréants, est explicite:

« Ce n’est pas vous qui les avez tués, mais c’est Allah qui les a tués. »

Une guerre où Allah s’engage effectivement et tue lui-même les mécréants n’est pas une guerre comme une autre.

Il n’y a pas si longtemps, au 20ème siècle, deux guerres mondiales avaient habitué les Européens à une rhétorique similaire (« Gott mit uns », « In God we Trust). La rhétorique du bien contre le mal reste constante de par le monde, et dans des contextes variés.

Dans une guerre multiforme, qui a déjà fait des millions de morts, depuis l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak par les Etats-uniens, de quel côté se tient Dieu ?

La réponse est évidente. Dieu se tient du côté des « bons », à savoir les Occidentaux. Mais Allah, pour sa part, c’est l’évidence aussi, se tient du côté des « croyants », les jihadistes.

Dieu et Allah ne combattent pas de la même manière. Quand un drone lâche ses « munitions de précision » sur une école, un hôpital ou un village, ce n’est pas Dieu lui-même qui tue, ce sont des hommes dûment mandatés par des administrations, par des décideurs politiques et par des peuples démocratiques.

Quand un jihadiste assassine à la kalachnikov, coupe des gorges, déclenche des bombes pleines de clous, fonce sur la foule en camion, ce n’est pas lui qui tue, c’est Allah, nous explique le Coran.

Les jihadistes se considèrent comme des instruments de mort dans la main d’Allah. Est-ce que les parlements dits démocratiques, mais trop souvent croupions, et les hommes politiques cyniques, populistes et corrompus peuvent occuper le même type de terrain symbolique qu’Allah ?

La laïcité républicaine a mis volontairement de côté les questions de religion, en les confinant à l’espace privé. La France a fait le choix politique et idéologique, ratifié en 1905, de « séparer » l’Église de l’État. Cette option a pu fonctionner dans le cadre de la IIIème République, puis dans les républiques subséquentes, en partie parce que le christianisme a toujours reconnu l’existence des deux mondes, le monde historique, temporel, politique et le monde spirituel.

Le moment est sans doute venu de repenser la laïcité à la française dans le contexte mondial. Non pour la supprimer mais pour l’approfondir, et la mettre en mesure de s’adapter à des situations nouvelles.

Il n’y aura pas de paix sociale, politique, religieuse, sans une révolution profonde dans les cœurs et les esprits.

Et je pense que le véritable terrain de la discussion ne peut être seulement politique. Il doit aussi s’attaquer à l’analyse de la substance même des textes sacrés des religions monothéistes.

Sans cet effort collectif, critique, à la fois politique et théologique, il n’y aura jamais que des solutions boiteuses, entraînant demi-mesures et rancœurs inévitables.

Le temps est venu de porter sur la place publique l’attention sur des textes « sacrés » qui appellent au meurtre des « mécréants », des « infidèles ».

Le temps est venu d’appeler l’attention publique sur l’hypocrisie, les doubles langages de « religieux » qui propagent la haine sous couvert de rester fidèles à une tradition jamais critiquée, jamais revue, jamais mise à jour.

Sans ce travail critique, qui doit être entrepris d’urgence par les trois religions monothéistes, réunies dans un concile mondial du monothéisme, rien n’avancera sur le fond.

Le christianisme a supprimé toute référence aux « juifs perfides ». L’islam doit supprimer toute référence à la mise à mort des « mécréants ». Le judaïsme doit aussi, sans doute, revisiter sa manière de traiter les « goyim ».

Le verset 35 de la sourate 47, qui porte le nom du Prophète (« Muhammad ») dit explicitement:

« Ne faiblissez donc pas, et n’appelez pas à la paix alors que vous êtes les plus hauts ! Allah est avec vous. »

Voilà ce que pense intimement le jihadiste. « Pas de paix. Allah est avec nous. »

Je ne crois pas que les caméras de surveillance, les portiques et les bases de données permettront la victoire finale face à des gens pénétrés de ce genre d’idées, et prêts à se donner la mort pour ce qu’ils croient.

Je crois que la victoire finale appartiendra à ceux qui peuvent donner leur vie pour sauver le monde de la mort.