La réalité est-elle hermétique ?


« Glutinum mundi » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Depuis des âges anciens, nombre d’intuitions premières, qualifiées ensuite d’« hermétiques », ont germé sans discontinuer dans le for intérieur des plus grands esprits de l’Humanité. Aujourd’hui encore, ces intuitions se laissent entrevoir à travers la divulgation précautionneuse de quelques vues, jadis secrètes, et en réalité immanentes à toute âme humaine. Dans son Histoire de la philosophie hermétique, l’abbé Lenglet Dufrennois a décrit minutieusement l’histoire longue de ces idées venues d’un Orient reculé, éclaté, divers. Il fait remonter leur origine à Noé lui-même et aux célèbres Égyptiens que furent Thôt, le fils fabuleux d’Osiris, et Siphoas, le « second Thôt », plus connu sous le nom d’« Hermès Trismégiste ». Il n’hésita pas à attribuer la responsabilité de la transmission ultérieure de ces idées à Moïse même, puis à des philosophes grecs (comme Platon), et beaucoup plus tard à des philosophes arabes (comme Avicenne) et persans (comme Geber, qui passe d’ailleurs pour avoir été le premier « chimiste » de l’Histoire). Au bout de cette chaîne de passeurs antiques, apparut dans l’Occident médiéval une kyrielle de savants, de philosophes et de théologiens, eux aussi préoccupés par l’approfondissement et l’élucidation de ces questions anciennes : Roger Bacon, Albert le Grand, Arnaud de Villeneuve, Thomas d’Aquin, Alain de Lisle, Raymond Lulle, le pape Jean XXII, Jean de Meun, Jean de Rupescissa, Nicolas Flamel, Jean Cremer, Basile Valentin, Jacques Cœur, Bernard Trevisan, Thomas Northon, le cardinal Cusa, Trithème, et, plus tard, à partir du 16e siècle, Jean Aurelio Augurelli, Henri Corneille Agrippa, Paracelse, Georges Agricola, Denis Zacaïre, Edouard Felley, Jean-Baptiste Nazari, Thomas Erastus, Blaise de Vigenère, Michel Sendivogius. Cette litanie de noms, fort partielle, mais bariolée de consonances baroques, possède une sorte de charme phatique. Certains de ces noms sont fort connus. Albert le Grand (1193-1280), par exemple, fut certes qualifié de « magicien », mais il était surtout un grand philosophe et un plus grand théologien encore : « Albertus fuit Magnus in Magia, Major in Philosophia et Maximus in Theologia. » (Chronicon magnum Belgicum, 1480). D’autres noms, plus obscurs, semblent tirés artificiellement de la poussière des manuscrits, et n’évoquent sans doute plus rien pour le lecteur d’aujourd’hui. Pourtant, les savants et les philosophes qui portaient ces noms partageaient tous une même passion pour l’« Alchimie », et plus encore pour l’idée fondamentale que celle-ci cherchait à promouvoir et à mettre en lumière. Quelle était cette idée ? Avant de répondre, il faut rappeler que notre époque est fort peu propice au traitement, même distancié, des questions « alchimiques », désormais décriées, et indûment rabaissées. En 1854, Louis Figuier écrivait déjà dans son ouvrage L’Alchimie et les alchimistes, avec une sorte de commisération : « L’Alchimie fût-elle le plus insigne monument de la folie des hommes, son étude n’en serait point encore à négliger. Il est bon de suivre l’activité de la pensée jusque dans ses aberrations les plus étranges. » L’Alchimie n’est certes pas « à négliger », non pas parce qu’elle serait une illustration de la folie des hommes ou de l’aberration de certaines pensées humaines, mais parce qu’elle incarne en réalité une vérité divine, un sacré secret, dont il a été interdit de tout temps de révéler la teneur en public, mais qui n’a jamais cessé de hanter certains esprits prédisposés. Les chercheurs de vérité, jadis, entretenaient tous soigneusement l’obscurité à son égard. Il leur fallait rester impénétrables, et l’on ne faisait pas mystère de la volonté de garder toujours intact ce mystère. La clarté était suspecte, l’obscurité propice. « Quand les philosophes parlent sans détours, je me défie de leurs paroles ; quand ils s’expliquent par énigmes, je réfléchis », disait Guy de Schroeder. Arnaud de Villeneuve avait des mots encore plus durs : « Cache ce livre dans ton sein, et ne le mets point entre les mains des impies, car il renferme le secret des secrets de tous les philosophes. Il ne faut pas jeter cette perle aux pourceaux, car c’est un don de Dieu. » Quant à Roger Bacon, il avait pour principe « qu’on devait tenir cachés tous les secrets de la nature et de l’art que l’on découvrait, sans jamais les révéler, parce que ceux à qui on les communiquerait, pourraient en abuser, ou pour leur propre perte, ou même au détriment de la société. » De ces secrets, on peut en parler un peu, dans certaines conditions, mais ensuite : motus et mutité !… « J’ai maintenant assez parlé, j’ai enseigné notre secret d’une manière si claire et si précise, qu’en dire un peu plus, ce serait vouloir s’enfoncer dans l’enfer », confie Basile Valentin dans son livre, Char de triomphe de l’antimoine.

L’idée fondamentale qui réunit depuis des siècles les physiciens, les chimistes, les alchimistes, les philosophes, les théologiens, les poètes, est qu’existe véritablement une « sagesse du monde ». Celle-ci opère de façon immanente en tant que fondement invisible de l’univers, mais elle reste encore entièrement à découvrir. D’autres préfèrent parler de « lois » ordonnant et structurant le monde. Cette idée fait partie de croyances souvent implicites, mais largement partagées par la plupart des scientifiques modernes, et même par ceux d’entre eux qui sont les plus réticents à toute pensée proprement métaphysique. Cette idée première est l’idée qu’il y a un ordre caché, profond, indicible, qui fait tenir ensemble toutes les choses qui sont dans l’univers, lesquelles sont ainsi subsumées sous l’idée plus générale, et en fait très abstraite, d’« univers » ou de « cosmos ». Pour faire allusion à cet ordre implicite, Einstein disait que « Dieu ne joue pas aux dés ». Pour les cosmologistes modernes, si un tel « ordre » n’existait pas, l’univers tout entier n’aurait pu survivre plus d’un milliardième de seconde après le « Big Bang ». Il aurait été immédiatement anéanti après sa création. Cet ordre caché sert donc de « glu du monde » (glutinum mundi) et le fait durer. Quelle est la nature de cette « glu » ? La connaissance hermétique se donne pour tâche de la décrire. « La Philosophie hermétique n’est autre chose que la Cognoissance de l’Âme Générale du Monde déterminable en sa généralité et universalité » affirme M.I. Collesson dans L’idée parfaite de la philosophie hermétique (Paris, 1631). Les alchimistes ont cherché longtemps pour leur part, et sans succès il faut bien le dire, la « pierre philosophale ». Cette pierre philosophale n’était autre chose qu’une métaphore. Ce n’était qu’un miroir dans lequel ils cherchaient à apercevoir la « sagesse du monde » déjà évoquée, et laquelle est un autre nom pour la « glu » en question. Thomas Norton écrit dans son Crede mihi: « La pierre des philosophes porte à chacun secours dans les besoins ; elle dépouille l’homme de la vaine gloire, de l’espérance et de la crainte ; elle ôte l’ambition, la violence et l’excès des désirs ; elle adoucit les plus dures adversités. » Noble programme !… A la même époque, au commencement des temps dits « modernes », Luther apporta lui aussi sa caution à la « science hermétique », « à cause des magnifiques comparaisons qu’elle nous offre avec la résurrection des morts au jour dernier. » Luther considérait donc la résurrection comme une sorte d’opération alchimique, ou comme une transmutation de portée eschatologique. Les métaphores enflent vite dans le contexte et prennent des proportions imprévues… Les esprits les plus différents y trouvent le miroir de leur désir.

Mais, depuis Luther, il se trouve que l’époque moderne a presque complètement perdu le sens du secret, l’intuition des arcanes. Elle a oublié qu’elle se rattache par mille fibres à des millénaires d’antiques sagesses, pendant lesquels les esprits les plus brillants et les plus profonds se sont interrogés sans relâche sur les terreurs de l’âme et ses espoirs les plus fous. Notre curieuse et assez vaine époque, malgré ses excès en tous genres, a en réalité élidé le sens de la véritable démesure, celle de la transcendance de la physique et de la métaphysique. Elle a perdu toute idée des réalités transcendantes, et de toutes les choses eschatologiques. Elle ne veut plus assouvir quelque désir de voir, même virtuellement, les origines premières et les fins dernières, ni initier ainsi un commencement d’appréhension de leurs indicibles implications.

L’énergie noire et la résurrection


Parmi les idées les plus saugrenues, les plus improbables de l’histoire de l’humanité, l’hermétisme occupe sans conteste une place à part.

L’abbé Lenglet Dufrennois a décrit dans son Histoire de la philosophie hermétique la genèse des idées « hermétiques » dans un Orient reculé, éclaté, divers. Il fait remonter leur origine à Noé, puis suit leur trace chez les Égyptiens (avec Thôt, fils d’Osiris, et Siphoas, le « second Thôt », dit « Hermès Trismégiste »), puis chez Moïse, les Grecs, les Arabes (Avicenne), les Persans (Geber, qui passe pour avoir été le premier « chimiste » de l’Histoire).

En Europe, depuis le Moyen Âge et jusqu’aux Temps modernes, une kyrielle de savants, philosophes et théologiens, a traité de ces anciennes questions: Morien, Roger Bacon, Albert le Grand, Arnaud de Villeneuve, Thomas d’Aquin, Alain de Lisle, Raymond Lulle, le pape Jean XXII, Jean de Meun, Jean de Rupescissa, Nicolas Flamel, Jean Cremer, Basile Valentin, Jacques Cœur, Bernard Trevisan, Thomas Northon, le cardinal Cusa, Trithème.

À partir du 16ème siècle, Jean Aurelio Augurelli, Henri Corneille Agrippa, Paracelse, Georges Agricola, Denis Zacaïre, Edouard Felley, Jean-Baptiste Nazari, Thomas Erastus, Blaise de Vigenère, Michel Sendivogius poursuivent la tradition hermétique.

Cette litanie de noms, non exhaustive, possède une sorte de poésie phatique, incantatoire.

Certains parmi eux sont célèbres, à juste titre.

Albert le Grand (1193-1280), par exemple, fut appelé « magicien », et c’était d’abord un grand philosophe et un plus grand théologien encore : « Albertus fuit Magnus in Magia, Major in Philosophia et Maximus in Theologia. »i

Mais la plupart des noms que l’on vient de citer semblent tirés à grand peine de la poussière des manuscrits, et n’évoquent plus grand chose.

L’hermétisme est tombé dans l’oubli.

En 1854, Louis Figuier pouvait encore écrire: « L’Alchimie fût-elle le plus insigne monument de la folie des hommes, son étude n’en serait point encore à négliger. Il est bon de suivre l’activité de la pensée jusque dans ses aberrations les plus étranges. »ii

Ce ne sont ni les « folies des hommes » ni leurs patentes « aberrations » qui me paraissent devoir justifier un intérêt renouvelé pour ces anciennes questions, à l’orée du 3ème millénaire.

Ce qui me paraît signifiant dans l’hermétisme, du point de vue anthropologique, et du point de vue moderne, c’est l’idée du secret.

Les chercheurs de la vérité occulte entretenaient soigneusement l’obscurité de leur science et de leur projet. Il fallait rester impénétrable aux non-initiés. On ne faisait pas mystère de vouloir garder le mystère. La clarté était suspecte, l’ombre propice.

« Quand les philosophes parlent sans détours, je me défie de leurs paroles ; quand ils s’expliquent par énigmes, je réfléchis », dit Guy de Schroeder.

Arnaud de Villeneuve a des mots plus durs : « Cache ce livre dans ton sein, et ne le mets point entre les mains des impies, car il renferme le secret des secrets de tous les philosophes. Il ne faut pas jeter cette perle aux pourceaux, car c’est un don de Dieu. »

Le fameux Roger Bacon avait pour principe « qu’on devait tenir cachés tous les secrets de la nature et de l’art que l’on découvrait, sans jamais les révéler, parce ceux à qui on les communiquerait, pourraient en abuser, ou pour leur propre perte, ou même au détriment de la société. »

Basile Valentin, dans son Char de triomphe de l’antimoine, confie : « J’ai maintenant assez parlé, j’ai enseigné notre secret d’une manière si claire et si précise, qu’en dire un peu plus, ce serait vouloir s’enfoncer dans l’enfer ».

L’idée fondamentale, l’intuition unique, qui réunit depuis des siècles tous ces chercheurs de l’ombre, qu’ils soient chimistes, alchimistes, philosophes, théologiens, poètes, est qu’il y a bien une « sagesse du monde », qui reste à découvrir.

Cette idée exprime, dans un style ancien, une croyance que partagent encore des scientifiques modernes, parmi les plus réticents à toute pensée métaphysique.

C’est l’idée qu’il y a un ordre caché, profond, difficilement dicible, ou même indicible, mais qui fait tenir toutes les choses ensemble.

Pour que le monde puisse « tenir ensemble », il lui faut une « glu » intérieure. Quelle est cette « glu » ?

Quel est cet « ordre » caché ? Einstein a fameusement déclaré un jour que Dieu ne joue pas aux dés. Einstein ne croyait pas au hasard. Il croyait à l’existence d’un ordre immanent.

Sans cet ordre, sans cette cohérence interne très fine, qui rend compatibles les propriétés de l’infiniment petit avec celles des plus grands ensembles à l’échelle du cosmos, le monde ne durerait pas un milliardième de seconde. Il se désintégrerait immédiatement, nous enseignent les physiciens.

L’hermétisme ne dit rien d’autre, mais il le dit avec les formes d’un autre âge.

« La Philosophie hermétique n’est autre chose que la Cognoissance de l’Âme Générale du Monde déterminable en sa généralité et universalité » affirme M.I. Collessoniii.

Les alchimistes sont réputés avoir cherché longtemps, mais sans succès, la fameuse « pierre philosophale ». Cette « pierre » n’était autre chose qu’une métaphore, ce n’était qu’un miroir dans lequel ils cherchaient à apercevoir la « sagesse du monde » déjà évoquée, et qui est peut-être un autre nom, philosophique, pour la « glu » de l’univers.

La pierre philosophale est la métaphore de la recherche des lois du monde.

L’alchimiste anglais Thomas Norton écrivit, vers la fin du 15ème siècle: « La pierre des philosophes porte à chacun secours dans les besoins ; elle dépouille l’homme de la vaine gloire, de l’espérance et de la crainte ; elle ôte l’ambition, la violence et l’excès des désirs ; elle adoucit les plus dures adversités. »iv

Programme humaniste s’il en est !

Peu après, Luther donna lui-même son approbation à la « science hermétique », « à cause des magnifiques comparaisons qu’elle nous offre avec la résurrection des morts au jour dernier. »

Analogies, comparaisons, métaphores s’emballent vite dès que les enjeux montent… En toute image, on peut trouver le miroir de son désir.

Luther s’intéressait à la résurrection. Pour que l’idée vive dans la langue du peuple, il a cru nécessaire de la comparer à une opération alchimique. L’hermétisme était dans son esprit et dans son temps la science des transmutations d’un ordre supérieur, et un vaste réservoir de métaphores spirituelles.

Aujourd’hui, il est aisé de tourner l’alchimie en dérision, tout comme la résurrection d’ailleurs. Les temps ont changé.

Notre époque a-t-elle perdu toute intuition du mystère, tout goût pour la découverte des secrets ultimes du monde ?

L’anthropologie du secret, l’anthropologie des arcanes, se rattache par mille fibres à des millénaires passés, elle est liée à l’histoire des terreurs et des espoirs de l’âme humaine.

Nous vivons une curieuse époque, qui a presque complètement perdu le sens de la démesure, l’intuition des fins dernières, le désir de vision.

Si Luther était notre contemporain, irait-il chercher une métaphore de la résurrection dans la physique quantique, dans la matière et l’énergie noires ?

i Chronicon magnum Belgicum, 1480.

ii L’Alchimie et les alchimistes.

iii L’idée parfaite de la philosophie hermétique (Paris, 1631)

iv Thomas Norton. Crede mihi