
Dans la littérature contemporaine, trois écoles de pensée se distinguent, quant à la nature ultime de la conscience. Selon la première, qui est principalement celle des neurosciences, la conscience est un processus émergeant spontanément des réseaux de neurones. La conscience serait donc étroitement corrélée à l’activité neuronale. Selon la seconde école, la conscience doit s’interpréter en faisant appel à la théorie quantique, puisque celle-ci est la théorie décrivant actuellement le mieux les fondements mêmes de la réalité, sous ses deux aspects, la matière et l’énergie. La conscience serait donc une manifestation de processus quantiques. Les concepts quantiques pourraient alors permettre de comprendre la nature même de la conscience, sans se limiter à ce qui ressortit à la seule activité cérébrale ou neuronale. La conscience serait considérée comme un des aspects d’une réalité sous-jacente, tout comme la matière ou l’énergie. Cette réalité profonde relèverait d’une super-Théorie du Tout, laquelle engloberait non seulement les quatre formes fondamentales d’interaction (gravitationnelle, faible, forte, quantique) reconnues par la physique, mais également toutes les formes de conscience.
La troisième école de pensée, que l’on pourrait qualifier d’idéaliste, affirme que la conscience est une réalité sui generis pouvant subsister indépendamment du cerveau et de la matière. Le cerveau servirait seulement de support partiel et provisoire, permettant l’ éclosion de la conscience, sa croissance, son épanouissement et, in fine, son dépassement. La véritable nature de la conscience serait sa participation à un « champ de conscience » baignant l’univers tout entier. Dans cette hypothèse, la conscience ne serait ni engendrée par le cerveau, ni nécessairement liée à lui. Mais par la médiation de ce dernier, la conscience pourrait croître et s’adapter à la réalité objective, et à l’environnement spécifique dans lequel vit tel individu particulier. Elle serait en permanence captée et amplifiée par le cerveau, lequel serait alors analogue à une antenne, plus ou moins sensible à l’activité des champs de conscience. Le cas échéant, notamment après la mort, ou lors d’expériences de sortie du corps ou d’« extases », la conscience existerait séparément du corps et de la réalité physique. La conscience serait ainsi considérée comme un aspect fondamental de la réalité, tout comme le sont la masse, l’énergie ou la charge électrique. Toute conscience individuelle pourrait se connecter aux champs de conscience existant de par le monde (champs dont certaines expériences chamaniques ou mystiques peuvent rendre compte). Des phénomènes comme celui de la synchronicité (découverte et théorisée par C.G. Jung et W. Pauli) témoigneraient de sa capacité de couplage avec le mundus unus, transcendant les catégories habituelles de l’espace et du temps.
Ces trois écoles de pensée se distinguent clairement : la première réduit la conscience à un phénomène émergeant lié au seul cerveau, et limité à son existence matérielle ; la seconde laisse ouverte la possibilité d’un découplage partiel ou total entre le cerveau et la conscience (si l’on suit l’analogie des champs quantiques) ; la troisième sépare absolument l’essence de la conscience de tout substrat matériel (en l’occurrence, de tout substrat neuronal), sans toutefois écarter les possibilités d’interaction entre la conscience et la matière.
Je voudrais proposer de considérer une quatrième possibilité. On pourrait supputer que ces trois écoles rendent compte respectivement, et plus ou moins bien, de divers aspects de la réalité de la conscience. Autrement dit, il se pourrait que la conscience organique, associée physiologiquement au cerveau et au système neuronal, soit en essence distincte d’autres phénomènes de conscience plus complexes, comme ceux attachés à l’intuition ou à la synchronicité, et qui seraient quant à eux d’origine quantique. La conscience organique serait également distincte d’une conscience de nature essentiellement psychique ou spirituelle, qui serait, quant à elle, appelée à se réaliser pleinement dans un autre ordre de réalité. Pour avancer concrètement dans ce débat, il est nécessaire de tirer toutes les conséquences des observations expérimentales. Par exemple il importe de souligner que certaines fonctions « mentales » ne sont pas nécessairement associées au cerveau. Ainsi, même des organismes unicellulaires, évidemment dépourvus de tout cerveau, peuvent garder une trace mémorielle de leurs environnements, adapter leurs réactions à des stimuli répétés et adopter des comportements pertinents. Ces organismes disposent bien d’un encodage mémoriel, mais quel en est le support ? De nombreuses études réalisées sur la bactérie Escherichia Coli montrent que celle-ci est capable de stocker des informations sous la forme de structures moléculaires. Cette mémoire moléculaire fut découverte de la façon suivante. Des rats furent conditionnés à fuir l’obscurité. Ils furent ensuite tués, leurs cerveaux réduits en bouillie et donnés comme nourriture à des hamsters, qui eux se mirent également à fuir l’obscurité. On a pu mettre en évidence et identifier le peptide responsable de ce conditionnementi. Plus étonnant encore, est la capacité d’une espèce de moisissure (appelée aussi « blob »), le Physarum Polycephalum, que l’on trouve dans les tapis de feuilles en forêt ou sur le bois mort. Ce myxomycète, apparenté aux amibes et possédant des caractéristiques propres aux champignons, peut se déplacer en étirant des pseudopodes. Placées dans des labyrinthes expérimentaux, ces moisissures visqueuses en explorent systématiquement tout l’espace et parviennent à en sortir afin de trouver de la nourriture placée à l’extérieurii. Ces moisissures ont donc des capacités mémorielles et déductives, sans toutefois disposer de « cerveaux ». L’information est stockée au niveau moléculaire. D’où cette question : la conscience pourrait-elle elle-même s’appuyer sur des mécanismes essentiellement moléculaires (et donc non nécessairement neuronaux ou synaptiques) ?
Claude Bernard (1813-1878), célèbre pour ses découvertes en physiologie et pour avoir introduit des méthodes expérimentales rigoureuses en médecine et en biologie, avait la conviction que les fonctions physiologiques de tous les organismes vivants reposent sur les mêmes principes sous-jacents. Il a émis l’hypothèse que, comme les animaux, les plantes sont également capables de percevoir les changements dans leur environnement. Afin de tester cette idée, il a pratiqué l’anesthésie sur des plantes et les résultats de ces expériences ont été présentés en 1878 dans ses « Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux ». D’une part, il y a établi que l’anesthésie affecte les mouvements des plantes, la germination des graines et la photosynthèse. A l’inverse, il a aussi montré que des plantes stressées par leur environnement produisent des anesthésiques tels que l’éthylène et l’éther. Or les molécules dotées de capacités anesthésiques sont très diversesiii. Il est donc fort probable que leur action ne soit pas d’origine chimique, mais qu’elle soit due à d’autres causes, électriques, ou conformationnelles, par exemple qu’elle soit due aux interactions de Van der Waals, qui mobilisent les dipôles électriques des molécules. Certains anesthésiants sont spectaculairement actifs sur des plantes comme le Mimosa pudica ou la Dionaea muscipula, communément appelée « dionée » ou « attrape-mouche de Vénus ». Sous l’effet de l’éther, ces plantes cessent de fermer leurs feuilles au contact d’un insecteiv. On l’a dit, il semble que les molécules anesthésiantes agissent par les forces de Van der Waals, lesquelles peuvent inhiber les propriétés de la tubulinev cellulaire, dans les cellules de plante, d’amibe, de paramécie, ou de neurone… On pourrait donc en inférer que, dans le cas des animaux supérieurs, ces mêmes molécules anesthésiantes font « perdre conscience » par le même moyen, c’est-à-dire en inhibant les capacités de la tubuline des cellules composant les synapses du cerveau. Dans les synapses électriques, le courant généré par le potentiel d’action au niveau du neurone présynaptique s’écoule directement dans la cellule postsynaptique, en traversant une jonction lacunaire. Dans les synapses chimiques, il existe une fente entre la cellule présynaptique et la cellule postsynaptique. Afin de propager un signal, un transmetteur chimique (le glutamate) est libéré au niveau du terminal présynaptique. Ce processus de libération est appelé exocytose. Le transmetteur se diffuse à travers la fente synaptique et se lie aux récepteurs de la membrane postsynaptique, ouvrant ainsi un canal ionique. La transmission chimique est plus lente que la transmission électrique. Un modèle développé par Beck et Eccles (1992) applique certains aspects de la mécanique quantiquevi pour décrire les détails de ce processus d’exocytose. Les théories quantiques seraient donc pertinentes pour décrire le rôle de l’exocytose. Des processus quantiques pourraient ainsi être étroitement liés aux états de conscience. L’idée générale serait que la nature fondamentalement indéterministe des effondrements d’états quantiques offre à la conscience la possibilité d’influencer les états du cerveau. L’intention mentale (la volition) deviendrait plus efficace au niveau neuronal en augmentant momentanément la probabilité d’exocytose. Comme l’indiquent Penrose et Hameroffvii, les phénomènes quantiques responsables de la conscience se dérouleraient au sein du cytosquelette des cellules. On peut inférer le lien entre les microtubules et la conscience, selon eux, de l’action des molécules anesthésiantes sur les microtubules, comme évoqué ci-dessus. Les microtubules semblent en effet susceptibles de développer des états quantiques cohérents à l’échelle collective. Ces états sont connus comme étant des « condensats de Bose-Einstein », qui jouent un rôle clé dans les phénomènes de supraconductivité et de superfluidité. Un autre chercheur, I.N. Marshall a proposé dès 1989 que des phénomènes analogues existent au sein du cerveau et qu’ils sont le siège de la conscienceviii. Intuitivement, on conçoit que si un ensemble macroscopique de particules quantiques se comporte comme une particule unique, avec toutes ses propriétés quantiques, notamment de hasard intrinsèque, alors par analogie la conscience pourrait se comporter comme un sujet unique, singulier, en mobilisant des milliards de synapses tous synchronisés quantiquement. Mais cela n’expliquerait toujours pas comment la conscience singulière, unique, émerge de cet ensemble de processus. Il n’y aurait jamais là qu’une analogie liant la réalité multidimensionnelle et fugace d’innombrables synapses et neurones, et le phénomène unique, persistant d’une conscience « singulière », personnelle. Cependant, si on relie ce début d’explication quantique avec l’hypothèse supplémentaire des « champs de conscience », on aurait peut-être là une incitation à explorer une nouvelle « super-Théorie du Tout », qui intégrerait réalités physiques, phénomènes biologiques, théories quantique et mondes psychiques.
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iGeorges Ungar, « Molecular coding of memory », Life Sciences, Vol. 14, 1974, pp. 595-604
iiToshiyuki Nakagaki et al. « Maze-solving by an amoeboid organism », Nature, Vol. 407, 2000, p. 470. Voir aussi : T. Nakagaki et al. « Obtaining multiple separate food sources : Behavioural intelligence in the Physarum plasmodium », Proceedings of the Royal Society, Biological Sciences, Vol. 271, 2004, pp. 2305-2310
iiiPar exemple ; l’éthylène, l’oxyde nitreux, le chloroforme, l’éther, le gaz (inerte) xénon…
ivGremiaux A., Yokawa K., Mancuso S. et al., « Plant anesthesia supports similarities between animals and plants : Claude Bernard’s forgotten studies », Plant Signaling and Behavior. Vol. 9, 2014
vLa tubuline compose le cytosquelette de toutes les cellules eucaryotes. Elle est constituée par des chaines de dimères. Elle possède deux conformations possibles de ces ensembles de dimères, qui sont déterminées par la position d’un électron central dans chaque dimère.
viLe mécanisme de déclenchement proposé par Beck et Eccles (1992) est basé sur le concept quantique de quasi-particules. Le mécanisme de déclenchement se réfère à des processus d’effet tunnel de quasi-particules à deux états, entraînant des effondrements d’état. Le déclenchement quantique peut être compris concrètement en termes de transfert d’électrons entre biomolécules.
viiR. Penrose. Shadows of the mind – A Search for the missing science of consciousness. Oxford, 1994
viiiI.N. Marshall. « Consciousness and Bose-Einstein Condensates », New Ideas in Psychology, Vol 7, 1989, pp. 73-83
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