Exister et subsister


« Phénomènes » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025

Le phénomène est « tout ce qui apparaît », disent les phénoménologues. Mais quid de tout ce qui n’apparaît pas dans le phénomène, tout ce qui reste en dehors de sa lumière propre, tout ce qui disparaît dans son ombre. Si le phénomène est censé apparaître dans la lumière, quelle est la nature de l’ombre que cette lumière occulte, et que voile-t-elle, cette ombre ? L’ombre d’ailleurs n’est-elle pas inhérente à toute lumière? C’est un fait d’observation que la lumière, en se donnant à voir, provoque par là-même des ombres « portées ». Mais surtout, plus la lumière paraît vive, plus s’approfondissent d’autant, au-delà de son immédiate aura, les ombres impénétrables qui l’entourent. D’un point de vue plus philosophique, la contradiction inhérente à la phénoménologie vient du fait que tout ce qui apparaît voile ce qui n’apparaît pas, ce qui se cache, et cela d’autant plus que ce qui apparaît semble en pleine lumière. En faisant l’impasse sur ce qui reste structurellement dans l’ombre des phénomènes, la phénoménologie paraît d’emblée incomplète. Elle manque à l’évidence d’une attention soutenue, et précisément non « suspendue », quant à la nature essentielle de l’ombre. Les anciens Grecs avaient un mot pour l’« ombre », skia, et un autre mot qui signifiait « la vie dans l’ombre » : skiatrophia . Ce mot dénotait une façon repliée et amollie de vivre, dans l’isolement de la maison, coupé de la réalité du monde. La skiatrophie n’était pas un concept philosophique, mais décrivait une sorte de phobie ou de refus du réel. Partant de ce mot, forgé à la grande époque de la philosophie grecque, on pourrait aujourd’hui supputer que des philosophes plus curieux de l’obscur, et s’intéressant à « la vie dans l’ombre » ‒ appelés skiatropho-logues en sauraient peut-être davantage sur l’essence de l’ombre et sur la nuit de l’être que les phénoménologues, lesquels restent tellement plus préoccupés par la seule lumière des phénomènes. Les skiatropho-logues sauraient que les phénomènes ne sont, en dernière analyse, que des apparences ou des moments, derrière lesquelles se cachent des absences, des disparitions, des vides, s’ouvrant sur d’autres questions encore. Les phénomènes sont censés montrer les choses mêmes, mais ce faisant, ils dévoilent la réalité du voilement de tout ce qui reste caché dans leur lumière. Je suspecte les phénoménologies, y compris celles de Hegel, de Husserl ou de Heidegger, d’avoir en quelque sorte lâché l’ombre pour la proie, la vérités des ombres pour l’apparence des proies. Or, dans l’ombre, on le sait depuis des âges anciens, rodent aussi toutes sortes d’êtres, dont on ne peut rien savoir, surtout si l’on se contente d’attendre qu’ils se manifestent en tant que phénomènes, ce à quoi qu’il ne sont pas disposés. En revanche, pour les skiatropho-logues, il est peut-être donné de les concevoir sous un autre angle, en tant que noumènes. C’est ainsi les quarks, les superamas de nébuleuses, les hyphes, les esprits, les symboles, les idées, les songes, les dieux se saisissent du mieux qu’il est possible, en tant que noumènes, et beaucoup moins en tant que phénomènes. Pour prendre un autre exemple, remarquons qu’un individu appartenant au genre Homo Sapiens ne présente jamais intégralement sa singularité même comme phénomène, mais qu’il nécessite d’être aussi saisi en tant que noumène. Or c’est là une opération notoirement difficile. On sait que Heidegger désigne l’homme comme un « être-là » (Dasein). Mais l’homme n’est pas seulement , il va aussi, ailleurs que , toujours au-delà. Plutôt que de l’appeler l’être-là, pourquoi ne pas l’appeler, dans ce contexte, l’être-va. L’homme est un être qui va toujours de son vers quelque au-delà de ce -là. L’homme est en essence sans , sans lieu. Ou plutôt, s’il est un lieu, il est le lieu d’un noumène qui, loin de rester , s’en va toujours au-delà de où l’homme se tient, un temps, pour aller vers un ailleurs. Plutôt que d’être-là, la loi essentielle de l’homme est d’être sans lieu ni loi, sauf celle qu’il pourrait se donner, parfois. Cette loi se fonde alors sur la certitude de n’avoir rien de vraiment sûr sur quoi se tenir. Pas de fond, pas de fondation, en dehors de cette loi venant de l’ombre, et non des phénomènes. Pas de là, pas de sol. L’homme est fondamentalement instable, il est plus stable dans son instabilité que dans un qui n’est que de passage. Il est durablement installé dans son essentielle dé-stabilité. L’homme se main-tient pour autant que, littéralement, il se dé-tient. Son véritable moi n’est pas une « sub-stance », littéralement une « stance » qui se tiendrait « sous ». Sous quoi d’ailleurs se tiendrait cette stance, ou cette stase  ? L’homme est flux, flot, flèche, flexion et réflexion. Il tend continuellement à se tendre pour se détendre. Il n’est pas seulement ce qu’il est, car il est déjà ce qu’il n’est pas encore, il est toujours déjà en puissance de devenir. Il est cette possibilité même de changer ce qu’il est en ce qu’il n’est pas. Il se con-tient et se dé-tient pour se laisser aller ensuite dans une récurrente dé-tente. Il va au-devant de ce qu’il devient. Il sort sans cesse de son soi cessant, pour advenir à un soi se dépassant, un soi surgissant, un soi ectopique (cet adjectif de la langue française signifie : « qui ne se trouve pas à sa vraie place », et vient du grec ek-, hors de, et topos, lieu).

Il est significatif, me semble-t-il, que la langue grecque dispose d’un grand nombre de mots usant du préfixe ek-, et se prêtant ainsi à des analogies tournées vers le mouvement ou la métamorphose. Par exemple : ἐκθέω, ekthéô, « courir hors de ; voler hors de ; jaillir », ἐκλύω, ekluô, « délier, délivrer, affranchir ; dissoudre », ἐκπλέω, ekpléô, « sortir du port, lever l’ancre, mettre à la voile, émigrer », ἔκστασις, ekstasis, « égarement de l’esprit », ἔκτοπος, ektopos, « déplacé, éloigné ; étranger ; étrange, extraordinaire » [à ne pas confondre avec le mot français ectopique, que l’on vient de voir], ἐκφαίνω, ekphaïnô, « faire briller, mettre au monde ; montrer au grand jour », ἐκφύω, ekphuô, « faire naître », ἐκχέω, ekkhéô, « verser, répandre ». Parmi ces mots, faisons briller ἐκθειόω, ekthéioô, « diviniser ; mettre au rang des dieux, des choses divines ». Ce mot adjoint le préfixe ek-, « hors de », au verbe théioô, « consacrer aux dieux ». On pourrait donc interpréter le fait de « se diviniser » ou de « se mettre au rang des dieux » comme résultant du fait de « sortir » de la consécration aux dieux, ou de s’en libérer…

Les scolastiques disent que Dieu est Ipsum Esse subsistensi, littéralement « l’Être même subsistant », autrement dit, l’être dont l’essence même est d’exister. « Subsister », c’est donc exister à part (de tout le reste, qui ne fait que seulement exister) en tant que substance et comme sujet. C’est exercer l’acte d’existence, en tant que cet acte est cela même qui peut subsister seul, par soi-même. La notion de subsistence (du latin subsistentia, et parfois orthographié, dans le contexte scolastique : subsistance) s’applique essentiellement au fait de subsister par soi-même.

Quelle différence entre le fait d’être « existant » et le fait d’être « subsistant » ? On peut l’expliquer ainsi : les êtres qui « existent » doivent leur existence à l’Être qui, par lui-même, est « subsistant ». Pourquoi le préfixe sub– indique-t-il ici une sorte de priorité ontologique sur le préfixe ex– ? Pourquoi ne pas utiliser le préfixe per– ou même super– ? Pourquoi l’Être ne serait-il pas d’abord et en essence per-sistant ? Ou même super-sistant ? La réponse tient en ce que le suffixe sub– connote l’antériorité, la profondeur, et le fondement. En revanche les préfixes ex-, per– et super– connotent les possibles transformations et métamorphoses dont l’Être même, dans son essentiel inaccomplissement, est toujours en puissance.

Ceci mériterait de plus amples développements…

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iThomas d’Aquin. Somme théologique. I, Q. 4

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