
M’interrogeant moi-même, je me demandai d’où venait le désintérêt de mon esprit pour toutes ces doctrines, dont mon intelligence me montrait les tenants, les aboutissants, et les raisons anciennes. Je voyais en elles le pour et le contre, mais le pour me paraissait falot, et le contre inévitable. D’où mes rejets, et ma recherche. Entrant plus avant dans un monde de réflexions, une voix intérieure me murmura : « Il ne s’agit pas de savoir où tu dois aller, ni ce que tu dois faire pour y arriver. Il s’agit de comprendre pourquoi tu en es encore là. Ce n’est pas pour contempler éternellement des théories et des systèmes, pour t’incliner devant des réputations méritées ou surfaites, ou pour méditer sur tes propres ratiocinations, que la vie t’a été donnée dans ce monde. Il s’agit ici d’agir. L’action seule est digne de ton être ‒ l’action toujours, et à chaque seconde. » L’action ? Et la pensée alors ? A bien y réfléchir, je voyais que l’action exige une concentration extrême, une attention aux aguets, une reconsidération permanente des fins et des moyens, des intermédiaires et des objectifs, des voies apparentes et des possibles bifurcations, dans les temps longs et à chaque instant. L’action pense et se pense, et la pensée s’agite et agit aussi.
Il me vint alors cette question. D’où venait cette « voix intérieure » dont le murmure se voulait si persuasif ? Il fallait m’assurer qu’elle provenait bien du dedans, non du dehors ; il fallait que j’en susse un peu plus sur elle, sa raison d’être, et ses fins. Je ne voulais pas être un moi qui pense et qui agit, sur la base d’une seule « voix intérieure ». Je ne voulais pas non plus être le jouet d’une illusion, le déploiement d’une prédestination, la marionnette d’une idéologie. J’avais l’impression d’observer en moi, à la fois, le développement d’une existence surgie, la croissance d’une personnalité propre en apparence, et le sombre approfondissement d’un gouffre, le creusement d’un mystère, qui prenait de plus en plus de place. Celui-ci était indissolublement lié à ma conscience, tout en en s’en détachant sans cesse, prenant son essor, s’enfonçant dans son ombre. D’abord obscur, confus, il semblait n’être qu’un aveugle instinct; mais cette cécité était feinte. La vie lui donnait une sorte de vue, et aussi une façon de se donner à voir. Dès lors, devenu libre de paraître ou de disparaître, il m’enchaînait à son abîme, il me contraignait au vertige, il me plongeait dans l’agir, il me forçait à prendre un parti, à choisir des voies, à lutter pour l’indépendance. Mais n’était-ce pas une autre illusion que d’être ainsi forcé à choisir l’indépendance ? J’étais donc, en somme, sommé d’être libre, alors que tout indiquait le contraire ? Mais qu’était-ce que ce « moi », soi-disant libre, dont je n’avais pourtant contrôlé aucune des déterminations initiales (les gènes, le caractère, le degré d’intelligence, la volonté, le milieu de vie, les perspectives concrètes, les chances et les hasards) ? D’où venait-il, ce moi, et qui l’avait fait, en fait ? Pour quelle fin, d’ailleurs ? A quel moment le moi commençait-il à exercer son libre-arbitre dans la fabrication de soi ? Quel était donc ce moi dont la conscience, les intuitions, les aspirations, les pensées, se trouvaient toujours inextricablement intriquées, tout à la fois motrices, mues et mutantes ‒ sujet, objet et projet ?
Je n’arrivais pas à comprendre clairement ce que représentait la réalité du monde matériel. Du point de vue « physique », et selon les théories les plus modernes, tout semblait se ramener à du vide, zébré de quarks gluants, et constellé d’énergie sombre. Du point de vue « métaphysique », les théories abondaient, mais aucune ne me seyait. D’ailleurs, peu importaient les théories. La réalité était là, devant moi. Je l’avais en ligne de mire. Je ne la voyais pas comme un sniper sa cible, retenant son souffle, le doigt sur la gâchette. Je la mirais comme en un miroir, j’admirais sa beauté palpable. Je la sentais frémir quand je la caressais. Je la possédais au lever du jour, ou dans la sueur du soir ; alors je la voyais vivre en moi; elle se fondait sur moi, et se fendait sans défense. Je la concevais assez bien, mais je ne l’inventais point. Je n’étais certes pas celui qui créait la force qui se réveillait alors en moi. Je ne pouvais que tenter de l’orienter. J’avais une sorte de conscience immédiate, mais indistincte, de mon instinct. Je voyais qu’à travers lui s’éveillait une personne neuve, qui revêtait certaines des formes de ma pensée, et en rejetait d’autres. Je savais que l’un de mes destins serait de faire de moi-même un autre destin. Je cesserais alors de voir dans mes volontés et dans mes pensées actuelle ce qui anime vraiment ma vie. Quelque chose de tout autre prendrait sa part à tout ce qui vit en moi, pour moi et par moi. Dans cette nouvelle personne, dans cet esprit nouveau qui vivrait de et dans mon esprit, pour ainsi dire, je cesserais de voir un être étranger. Je voudrais au contraire reconnaître en cet esprit entièrement mon œuvre, et cela contrairement à l’évidence. Il faudrait d’ailleurs que moi aussi je devienne à l’avenir l’œuvre de mon travail, le produit de mon souci, le suc de ma création. Or, pour que cela advienne, il ne suffit pas de le vouloir. C’est la moindre des conditions. Il en est beaucoup d’autres.
Maintenant mon esprit ne m’apparaît plus vacant, comme naguère. Je ne suis plus porté à évoquer de temps en temps de fugitives ombres, sortant du néant pour y retourner l’instant d’après. Je conçois mieux l’importance de son rôle dans ma vie. Je comprends aussi qu’il m’appartient de le préparer à l’accomplissement de sa mission propre. Malgré tout, il me reste fondamentalement obscur, nonobstant quelques étincelles éparses, quelques lueurs transitoires. Il n’y a rien en lui qui ne soit constitué de multitudes de replis ‒ si cachés qu’il me semble impossible d’y pénétrer. Ses lois elles-mêmes sont changeantes. Elles se plient volontiers à ma volonté, elles se soumettent à ma pensée ; elles n’expriment jamais qu’un ensemble de rapports successifs, que j’entretiens entre moi-même et moi-même, suivant les jours et les circonstances. Il m’est donc impossible de l’explorer : il se dissimule aisément derrière les lois mêmes que je crois lui imposer.
Par exemple, aucun raisonnement de mon esprit ne peut me faire admettre que toute ma vie sera nécessairement enfermée dans le cercle de mon existence terrestre. La logique ne me semble pas fiable en cette matière si controversée, surtout depuis que j’ai compris sa fluctuante évanescence, la labilité de ses flux et l’inconsistance de sa structure. En moi, résistent surtout certains instincts, certaines presciences, qui n’ont aucun rapport ni avec les choses de l’esprit, ni avec les choses de la terre, même les plus nobles et les meilleures. Ces instincts viennent de la profondeur des âges anciens, et même, je le suppose, d’origines plus abyssales encore. Comme malgré moi, je lève les yeux au-dessus de la matière et de l’esprit, et je vois des soleils sans nom et sans nombre. Dès à présent, commence une vie nouvellement éternelle. La vie éternelle, c’est la vie d’un temps qui vivra toujours au-delà de ce temps, au-delà de tous les temps, dans un temps qui vivra de sa propre vie, et tissera sa propre éternité. La terre où nous naissons n’est que le point de départ d’un voyage infini, vers des univers uns et multiples. Nous sommes à bord de cet Argo-là. Non l’Argo du mythe, mais l’Argo de l’Être. Sous nos pieds s’agrègent à chaque seconde des molécules et des mondes. Levant les yeux, nous surveillons les vents variés emplir les voiles, et loin au-dessus, la course de myriades d’étoiles silencieuses. Dans la vie qui succédera à la vie, je voguerai à nouveau, marin inaccompli, à bord de quelque autre Argo, d’un navire renouvelé, flottant sur des mers amères ou des océans d’azur. Je recevrai sans doute de ma conscience d’autres désirs, ou d’autres intuitions. J’imagine que m’apparaîtront peut-être des aubes et des soirs venant d’autres mondes, et dont j’aurai à vivre l’au-delà, à nouveau ; de ces mondes, je crois que nous en jetons dès à présent les fondements. A chaque seconde de l’existence, à chaque battement de mes artères, je sens fuir la vie passagère, mais dans cette fuite même je vois une conquête et une victoire. Je vogue sans fin vers l’abîme horizontal, la source de l’éternité, le feu de l’être.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.