
L’alternative est simple : La mort est-elle une plongée sans retour dans le néant, ou bien est-elle un passage vers une autre vie ? La mort est-elle une dissolution de l’être, de son identité et de son unité, ou bien n’est-elle que l’occasion d’une métamorphose, d’une transformation en « autre chose » ? Autrement dit : faut-il opter pour le matérialisme ou l’idéalisme ? Dans le premier cas, la mort est un anéantissement, un « devenir rien », dans l’autre, elle est une transition vers un « devenir autre ». En optant pour le matérialisme, on adopte l’idée qu’après la mort l’être individuel cesse en tant que tel, et que l’« unité » qui le caractérisait pendant la vie se décompose in fine en une myriade de particules élémentaires, qui se dispersent dans le monde matériel. En optant pour l’idéalisme, on choisit de croire en la survie de l’être, peut-être sous une forme océanique, ou bien peut-être sous une forme individuelle, c’est là encore une autre question. Aristote ou Hegel, par exemple, ne reconnaissent pas l’immortalité de l’âme individuelle, au contraire de Platon et de Kant qui, quant à eux, l’admettent. Il ne s’agit pas de dire dans le cadre de ce blog laquelle de ces options doit prévaloir. Chacun est absolument libre de penser ce qu’il veut. Personne ne détient la vérité en cette matière. La pensée philosophique est par essence ouverte à la découverte. Elle invite à l’audace et à l’orage (« brainstorming »), à la méditation et à l’émulation. Que mille pensées concurrentes s’éveillent librement en nous ! Philosopher, comme faire son marché, c’est évaluer, peser, soupeser, considérer et choisir. Personne ne peut faire prévaloir a priori quelque opinion que ce soit, quelque dogme total ou quelque certitude assertorique. Tout est toujours en jeu. Et peut-être même que les questions sont plus importantes que les réponses, et que ce sont les doutes et les rêves qui construisent ce monde, et non les caricatures et les ligatures.
Dans l’hypothèse matérialiste, comme dans l’hypothèse idéaliste, la question reste la même : quel est le sens de la mort et quel est celui de la vie ? Et si cette question n’a pas de sens, cette recherche même de sens ne serait-elle donc qu’un non-sens de plus ajouté au non-sens général ? Si la vie est assurément mortelle, si elle est nécessairement finie, s’il n’y a pas de vie immortelle, faut-il voir un « sens » dans le seul fait que la vie soit mortelle, qu’elle a nécessairement une « fin » et qu’elle doit, on peut l’espérer, trouver une sorte de « sens » dans cette « fin » assurée ? Faute de quoi, la vie serait évidemment absurde. Absurde ? Pourquoi pas ? Sartre etc. Mais si l’on se veut « réaliste », tout en récusant l’hydre de l’absurde, il faut bien se contenter de cette « fin » de la vie, qui ne débouche sur aucun « arrière-monde ». La vie alors semble être une fin en soi, et plus particulièrement, une fin pour soi. Dans ce cas de figure (celui du philosophe matérialiste, réaliste et refusant cependant l’absurde et son vertige), l’être mortel doit pouvoir fixer son attention sur la fin qui est immanente à la vie même, accepter la certitude de la mort inévitable, et trouver son bonheur dans une sorte d’accomplissement interne (« carpe diem ! ») selon des perspectives strictement « matérielles », tout en refusant stoïquement de sombrer dans le désespoir qu’impliquerait la tentation de l’absurde en soi.
Mais si, toujours dans l’hypothèse matérialiste, la vie individuelle n’est pas à elle-même sa propre fin, alors elle doit chercher cette fin ailleurs. Dans quoi ? Dans une idéologie ? Mais quel oxymore qu’une idéologie matérialiste ! Dans une solidarité partagée ? Un combat politique ? On peut toujours poursuivre des chimères temporelles, quand on a fermé pour toujours la porte à l’intemporel. Pour le matérialiste le plus endurci, il n’y aurait cependant pas de sens à aller sans fin de l’avant, et choisir comme « fins » des buts ou des idées qui ne seraient pas des « fins en elles-mêmes », mais seulement des « moyens » pour atteindre d’autres « fins » (par exemple la dictature du prolétariat ou l’extinction de la pauvreté), et cela sans jamais pouvoir se fixer véritablement, ni sur ces « moyens », ni sur ces « fins ». Il n’y aurait aucun sens pour le matérialiste à « procéder ainsi à l’infini, de sorte que le désir serait futile et vaini ». Car le manque de « fins » réellement identifiées et enfin assumées, pousserait sans cesse à leur recherche sans fin et finalement « en vain ». L’ontologie matérialiste incite donc à se contenter d’une vie finie, et dont la « fin » se trouve cernée par sa fin. L’ontologie aristotélicienne, qui se veut « réaliste », et qui est intermédiaire entre le matérialisme et l’idéalisme, invite pour sa part à une « recherche nécessairement infinieii ». Mais on peut douter qu’une telle recherche « infinie » ait un sens pour Aristote lui-même, puisque, précisément, elle n’aurait pas de finiii. Sans doute, la langue française permet-elle ici de jouer sur les mots. Il y a fin et fin. La fin n°1 (« ce en vue de quoi ») se dit télos en grec, d’où le mot téléologie (« étude des fins, de la finalité »). La fin n°2 ( la fin comme « terme » ou « aboutissement ») se dit eschaton (τὸ ἔσχατον), d’où le mot eschatologie (« doctrine relative aux fins dernières »). La « fin dernière » est un marqueur temporel. Elle n’est pas en soi un accomplissement, un point d’aboutissement, le couronnement d’une recherche téléologique. Elle signale seulement la fin d’un temps, ou la fin des temps, et peut-être la naissance d’un temps nouveau. Si la fin comme « terme » n’est pas un aboutissement (comme l’incertitude liée au « Jugement dernier » le laisse entendre), à l’inverse, un achèvement, un aboutissement, un accomplissement supposent nécessairement un terme, ou du moins un critère de réussite. Un processus qui serait par essence « infini », et n’ayant donc pas de terme, ne pourrait jamais « aboutir », au sens propre, et en bonne logique (aristotélicienne) : « Rien ne peut être achevé (téléion) s’il n’est terminé : or le terme est limiteiv ». Ce qui donne un sens à la vie, du moins dans l’hypothèse matérialiste, c’est d’atteindre sa « fin » avant son terme. Mais doit-on rester « aristotélicien » jusqu’à la fin ?
Dans l’hypothèse matérialiste, ce n’est certes pas la mort qui est la « fin », mais le fait que la vie a pu parvenir avant sa fin à sa « fin » (laquelle reste bien sûr à définir, dans le cadre du jargon matérialiste). La « fin » est atteinte si l’on peut en dire qu’elle est « accomplie », en tant qu’elle a mis « en acte » toutes ses potentialités, toutes ses virtualités. Quelles potentialités ? Quelles virtualités ? – Celles dont tout être vivant est porteur (ou, du moins, celles dont l’essence de son être est porteuse). Mais quelle pourrait bien être cette « essence », toujours du point de vue matérialiste ? Comment le matérialisme définirait-il l’« essence » d’une vie ? Serait-ce sa « nature » (matérielle) ? Dans l’hypothèse matérialiste, le sens de la vie ne peut certes pas se trouver dans ce qui reste de la vie après la vie (par exemple les « œuvres », dont on sait assez qu’elles sont elles aussi condamnées au néant). Pour le matérialiste, le sens de la vie se trouve, plus probablement, dans l’« agir », dans la production d’actes ayant en eux-mêmes leur propre fin, et qui, ce faisant, permettent l’obtention d’un bonheur passager, seule compensation au non-sens du monde en général, et en particulier au néant final de l’être.
Quant à la thèse idéaliste, ou spiritualiste, que dit-elle ? Elle prône l’immortalité de l’âme. La vie n’a donc pas de terme. Mais on ne peut rien dire de ce qui se cache dans cette absence de terme, dans cette absence de fin, donc. On peut seulement dire que la mort est une sorte d’étape dans un très long voyage, si long qu’il est en réalité « infini ». La question devient : que peut ou que doit faire l’être, qui entreprend un tel voyage, de tout ce temps, de cet infini en acte et en puissance ? Peut-on, par exemple, parler d’un « progrès infini » de l’être toujours en devenir ? Y a-t-il un sens à évoquer l’idée d’une progression vers un but dont on resterait toujours infiniment éloigné ? Ou alors, devrait-on se contenter de considérer simplement le « progrès en tant que tel », en tant que « progrès en soi », en tant qu’idée abstraite d’un progrès relatif, sans cesse remis en cause, et cela pendant une durée infinie ? Mais que signifierait un « progrès » qui ne serait pas un progrès vers quelque chose ? Et que serait réellement cette chose « vers » laquelle il faudrait sans cesse tendre, à l’infini ? Quelle serait l’essence d’une chose vers laquelle on devrait tendre toujours, pendant un temps infini, sans jamais pouvoir l’atteindre, et sans jamais pouvoir la « comprendre » ? Peut-être, d’ailleurs, cette dernière question ne serait-elle seulement que l’une des toutes premières étapes dans la progression qui attend les âmes « idéalistes » après la mort, ou bien même avant celle-ci ?
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iAristote. Éthique à Nicomaque, I, 1, 1904 a 20-22 (trad. Tricot)
iiSelon la formule de Pierre Aubenque. Le problème de l’être chez Aristote. PUF, 1962, p. 198
iiiSelon l’opinion de Marcel Conche. L’infini de la nature. Œuvres philosophiques. « La mort et la pensée ». Bouquins, 2022, p. 497
ivAristote. Physique, III, 6, 207 a 14 (trad. Carteron), cité par M. Conche, Ibid.
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