Thanato-politique


« Guerre totale » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Ce n’est pas du conspirationnisme. C’est une simple évidence. Les puissants qui gouvernent une bonne partie du monde, notamment « occidental », ont pensé et ont décidé que des populations entières peuvent être tuées impunément, afin de soutenir les intérêts de certaines autres populations, ou même seulement pour le plus grand profit de quelques groupes d’influence. Il a été décidé que des guerres, sanglantes, outrancières (et particulièrement absurdes dans le contexte d’une planète en crise profonde) sont possibles, et même nécessaires. Il a été décidé que ces guerres peuvent se continuer autant que cela sera jugé bon, et qu’elles pourront même s’étendre. Il a été décidé que des gens soient condamnés à mourir, par dizaines de milliers, puis par centaines de milliers, ou encore par millions. Pourquoi toutes ces morts ? Parce qu’il s’agit de maintenir, en dernière analyse, un système politique général, fondé sur l’inégalité – une inégalité certes économique et sociale, mais qui prétend aussi se fonder moralement, philosophiquement et même religieusement. Il s’agit en définitive d’une inégalité absolue, qui se traduit concrètement par une inégalité radicale du prix de la vie humaine.

Cette idée d’une politique de puissance et d’inégalité n’est pas nouvelle. Elle a été notamment théorisée par Thomas Hobbes, qui fut l’un de ses inventeurs avec son pessimisme anti-idéaliste et son matérialisme désillusionné. Héritier de Machiavel, s’appuyant sur une rhétorique nominaliste, il prôna la soumission volontaire de la multitude au « grand Léviathan », ce « dieu mortel » dont « le sang est l’argent i». Le mal est le maître du monde, dit Hobbes, et il n’y a pas de souverain bien. Les plus fortes des passions humaines sont la crainte de la violence et la peur de la mort. Ceci justifie le pouvoir absolu d’un Léviathan protecteur, pour repousser cette peur viscérale – chez les uns – mais pour l’installer en permanence – chez les autres.

C’est pourquoi s’est formée, depuis des décennies, chez ceux qui avaient les moyens de l’imposer, une « thanato-politique » — une politique de mort, destinée à faire savoir urbi et orbi que seule la mort des uns permet aux autres de vivre. Pour les maîtres de cette thanato-politique, l’exercice du pouvoir consiste à dicter comment certains peuvent continuer de vivre et comment d’autres doivent, pour cette raison, nécessairement mourir. La thanato-politique crée des « zones de mort » dans lesquelles de vastes populations sont soumises à des conditions de « sur-vie » qui en font des « morts-vivants ». Dans ces mondes de mort, les meurtres de masse, les tueries aveugles, la destruction systématique de l’habitat et de l’environnement, sont rendues aisées grâce à des capacités militaires « ultra-modernes » et surpuissantes. Leur impact n’est jamais ressenti directement par les citoyens des pays responsables de ces tueries, de ces massacres. Certes ils en supportent directement le coût par leurs impôts, prélevés afin de soutenir le complexe militaro-industriel, plutôt que d’être affectés à l’éducation, la santé ou aux services publics. Mais en sont-ils conscients ? Et s’ils le sont, n’approuvent-ils pas ces guerres, absolument asymétriques, qui confèrent une valeur encore plus grande à l’opinion qu’ils se font d’eux-mêmes ? Ceux d’entre eux qui croient en un Dieu (« saint », « juste », « bon ») s’estiment bénis par la Divinité elle-même, parce ce sont bien eux qui sont à l’évidence les « forts », ce qui implique aussi qu’ils sont « bons » et « justes ». Quant à ceux qui meurent, ils doivent à l’évidence mourir parce qu’ils sont « mauvais » et moralement « déchus , et non simplement parce qu’ils sont faibles, pauvres, abandonnés, sans défense.

La dévalorisation ultime de la vie de ces derniers, de ces « damnés », implique de les séparer de la vie des « bons ». Elle exige de séparer le monde du « droit » et de la « morale » en deux parties bien distinctes : il y a un monde dans lequel les « bons » vivent en sécurité et méritent d’être libérés de la faim, de la peur, de l’injustice et de la persécution, et un autre monde, sans droit ni loi, dans lequel les « mauvais », sont réputés avoir fait preuve de leur déchéance, et sont ravalés au rang d’« animauxii ».

Ces sont des « animaux », et par-dessus le marché, ces « animaux » sont « coupables ». C’est pourquoi les faiseurs de guerre affirment qu’il n’y a pas d’innocents à Gaza, et que le Hamas y est ubiquitaire. C’est pourquoi aussi, selon d’autres fauteurs de guerre, il n’y a pas non plus d’innocents en Ukraine, pays peuplé de néo-nazis, gouverné par une classe corrompue de fraudeurs et de maffieux. Il n’y a jamais d’innocents, dans ces pays-là. Tous sont nécessairement coupables. Ils ne sont pas comme « nous », qui sommes précisément innocents. Le Mal vit parmi « eux », et il se propage comme une épidémie qu’il faudra éradiquer par des moyens de plus en plus radicaux. Une fois que l’on aura bien inculqué aux bien-pensants à quel point il est dangereux et vain de s’identifier à ces « animaux » enragés, qui n’ont décidément plus rien d’humain, la propagande de la thanato-politique aura presque réussi sa mission. Il lui restera encore, pour sa victoire finale, totale, à s’en prendre à quiconque ose, où que ce soit, élever la voix, et demander que justice soit rendue, et que les coupables les plus haut placés soient jugés devant le tribunal du monde.

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i Hobbes. Le Léviathan, ch. 17, « L’État ».

iiLe 9 octobre 2023, Yoav Gallant, ministre de la défense d’Israël, a déclaré : « Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence. »