Antiquités judaïques


« Adoratrices d’Isis » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Titus Flavius Josèphe, fils de Matthatias Ha-Cohen (en hébreu : יוסף בן מתתיהו הכהן, Yossef ben Matityahou HaCohen), né à Jérusalem en 37 et mort à Rome vers 100, est un historien romain et juif, dont l’œuvre écrite en grec (en particulier : Antiquités judaïques et la Guerre des Juifs) est l’une des rares sources d’information sur l’histoire des Juifs au 1er siècle.

Il m’a paru intéressant de faire partager au lecteur de ce blog un extrait de ses Antiquités judaïques où se succèdent, dans un même chapitre, un bref exposé (de 745 mots) décrivant les quatre sectes philosophiques existant à son époque parmi les Juifs, puis un court paragraphe (de 111 mots) évoquant la figure de Jésus et le « groupe des Chrétiens, pas encore disparu », et enfin une histoire fort piquante racontant (en 1050 mots) comment Paulina, une belle, riche et fort naïve Romaine, adoratrice de la déesse Isis, fut (très indirectement) à l’origine de la décision prise par Tibère de détruire le temple d’Isis, mais aussi d’exiler les Juifs de Rome en Sardaigne – suite à une cascade de rebondissements.

Pourquoi choisir cet extrait ? Pour trois raisons concomitantes. D’une part, il expose succinctement les différences théologiques et philosophiques entre les quatre « sectes » juives que représentaient alors les Pharisiens, les Sadducéens, les Esséniens et les sectateurs d’un certain Judas le Galiléen. D’autre part, il décrit très brièvement le rôle messianique de Jésus, semblant s’étonner de la « non-disparition » de la secte des Chrétiens, après sa crucifixion et sa mort. Enfin, il consacre, avec une abondance de détails croustillants, un assez long développement sur la situation religieuse à Rome, en insistant sur certaines escroqueries assez amusantes, mais non dénuées de lourdes conséquences.

Voici, d’abord l’extrait présentant les quatre sectes juives en Judée :

« Les Juifs avaient, depuis une époque très reculée, trois sectes philosophiques interprétant leurs coutumes nationales : les Esséniens, les Sadducéens et enfin ceux qu’on nommait Pharisiens.

Les Pharisiens méprisent les commodités de la vie, sans rien accorder à la mollesse ; ce que leur raison a reconnu et transmis comme bon, ils s’imposent de s’y conformer et de lutter pour observer ce qu’elle a voulu leur dicter. Ils réservent les honneurs à ceux qui sont avancés en âge et n’osent pas contredire avec arrogance leurs avis. Ils croient que tout a lieu par l’effet de la fatalité, mais ne privent pourtant pas la volonté humaine de toute emprise sur eux, car ils pensent que Dieu a tempéré les décisions de la fatalité par la volonté de l’homme pour que celui-ci se dirige vers la vertu ou vers le vice. Ils croient à l’immortalité de l’âme et à des récompenses et des peines décernées sous terre à ceux qui, pendant leur vie, ont pratiqué la vertu ou le vice, ces derniers étant voués à une prison éternelle pendant que les premiers ont la faculté de ressusciter. C’est ce qui leur donne tant de crédit auprès du peuple que toutes les prières à Dieu et tous les sacrifices se règlent d’après leurs interprétations. Leurs grandes vertus ont été attestées par les villes, rendant hommage à leur effort vers le bien tant dans leur genre de vie que dans leurs doctrines.

La doctrine des Sadducéens fait mourir les âmes en même temps que les corps, et leur souci consiste à n’observer rien d’autre que les lois. Disputer contre les maîtres de la sagesse qu’ils suivent passe à leurs yeux pour une vertu. Leur doctrine n’est adoptée que par un petit nombre, mais qui sont les premiers en dignité. Ils n’ont pour ainsi dire aucune action ; car lorsqu’ils arrivent aux magistratures, contre leur gré et par nécessité, ils se conforment aux propositions des Pharisiens parce qu’autrement le peuple ne les supporterait pas.

Les Esséniens ont pour croyance de laisser tout entre les mains de Dieu ; ils considèrent l’âme comme immortelle et estiment qu’il faut lutter sans relâche pour atteindre les fruits de la justice. Ils envoient des offrandes au Temple, mais ne font pas de sacrifices parce qu’ils pratiquent un autre genre de purifications. C’est pourquoi ils s’abstiennent de l’enceinte sacrée pour faire des sacrifices à part. Par ailleurs ce sont de très honnêtes gens et entièrement adonnés aux travaux de la terre. Il faut aussi les admirer, plus que tous ceux qui visent à la vertu, pour leur pratique de la justice, qui n’a jamais existé chez les Grecs ou chez les barbares, pratique qui n’est pas nouvelle mais ancienne chez eux… . Les biens leur sont communs à tous et le riche ne jouit pas plus de ses propriétés que celui qui ne possède rien. Et ils sont plus de quatre mille hommes à vivre ainsi. Ils ne se marient pas et ne cherchent pas à acquérir des esclaves parce qu’ils regardent l’un comme amenant l’injustice, l’autre comme suscitant la discorde ; ils vivent entre eux en s’aidant les uns les autres. Pour percevoir les revenus et les produits de la terre ils élisent à main levée des hommes justes, et choisissent des prêtres pour la préparation de la nourriture et de la boisson. Leur existence n’a rien d’inusité, mais leur vie rappelle au plus haut degré celle des Daces appelés « Fondateurs » .

La quatrième secte philosophique eut pour fondateur ce Judas le Galiléen. Ses sectateurs s’accordent en général avec la doctrine des Pharisiens, mais ils ont un invincible amour de la liberté, car ils jugent que Dieu est le seul chef et le seul maître. Les genres de mort les plus extraordinaires, les supplices de leurs parents et amis les laissent indifférents, pourvu qu’ils n’aient à appeler aucun homme du nom de maître. Comme bien des gens ont été témoins de la fermeté inébranlable avec laquelle ils subissent tous ces maux, je n’en dis pas davantage, car je crains, non pas que l’on doute de ce que j’ai dit à leur sujet, mais au contraire que mes paroles ne donnent une idée trop faible du mépris avec lequel ils acceptent et supportent la douleur. Cette folie commença à sévir dans notre peuple sous le gouvernement de Gessius Florus , qui, par l’excès de ses violences, les détermina à se révolter contre les Romains. Telles sont donc les sectes philosophiques qui existent parmi les Juifsi. »

Voici l’extrait évoquant Jésus et les Chrétiens.

« Vers le même temps vint Jésus, homme sage, si toutefois il faut l’appeler un homme. Car il était un faiseur de miracles et le maître des hommes qui reçoivent avec joie la vérité. Et il attira à lui beaucoup de Juifs et beaucoup de Grecs . C’était le Christ. Et lorsque sur la dénonciation de nos premiers citoyens, Pilate l’eut condamné à la crucifixion, ceux qui l’avaient d’abord chéri ne cessèrent pas de le faire, car il leur apparut trois jours après ressuscité, alors que les prophètes divins avaient annoncé cela et mille autres merveilles à son sujet. Et le groupe appelé d’après lui celui des Chrétiens n’a pas encore disparuii. »

Puis, sans transition, une évocation de la situation religieuse dans la Rome impériale :

« Vers le même temps un autre trouble grave agita les Juifs et il se passa à Rome, au sujet du temple d’Isis, des faits qui n’étaient pas dénués de scandale. Je mentionnerai d’abord l’acte audacieux des sectateurs d’Isis et je passerai ensuite au récit de ce qui concerne les Juifs. Il y avait à Rome une certaine Paulina, déjà noble par ses ancêtres et qui, par son zèle personnel pour la vertu, avait encore ajouté à leur renom ; elle avait la puissance que donne la richesse, était d’une grande beauté et, dans l’âge où les femmes s’adonnent le plus à la coquetterie, menait une vie vertueuse. Elle était mariée à Saturninus, qui rivalisait avec elle par ses qualités. Decius Mundus, chevalier du plus haut mérite, en devint amoureux. Comme il la savait de trop haut rang pour se laisser séduire par des cadeaux – car elle avait dédaigné ceux qu’il lui avait envoyés en masse – il s’enflamma de plus en plus, au point de lui offrir deux cent milles drachmes attiques pour une seule nuit. Comme elle ne cédait pas même à ce prix, le chevalier, ne pouvant supporter une passion si malheureuse, trouva bon de se condamner à mourir de faim pour mettre un terme à la souffrance qui l’accablait. Il était bien décidé à mourir ainsi et s’y préparait. Mais il y avait une affranchie de son père, nommée Idé qui était experte en toutes sortes de crimes. Comme elle regrettait vivement que le jeune homme eût décidé de mourir – car on voyait bien qu’il touchait à sa fin – elle vint à lui et l’excita par ses paroles, lui donnant l’assurance qu’il jouirait d’une liaison avec Paulina. Voyant qu’il avait écouté avec faveur ses prières, elle dit qu’il lui faudrait seulement cinquante mille drachmes pour lui conquérir cette femme. Ayant ainsi relevé l’espoir du jeune homme et reçu l’argent demandé, elle prit une autre voie que les entremetteurs précédents, parce qu’elle voyait bien que Paulina ne pouvait être séduite par de l’argent. Sachant qu’elle s’adonnait avec beaucoup d’ardeur au culte d’Isis, Idé s’avisa du stratagème suivant. Après avoir négocié avec quelques-uns des prêtres et leur avoir fait de grands serments, et surtout après avoir offert de l’argent, vingt mille drachmes comptant et autant une fois l’affaire faite, elle leur dévoile l’amour du jeune homme et les invite à l’aider de tout leur zèle à s’emparer de cette femme. Eux, séduits par l’importance de la somme, le promettent ; le plus âgé d’entre eux, se précipitant chez Paulina, obtint audience, demanda à lui parler sans témoins. Quand cela lui eut été accordé, il dit qu’il venait de la part d’Anubis, car le dieu, vaincu par l’amour qu’il avait pour elle, l’invitait à aller vers lui. Elle accueillit ces paroles avec joie, se vanta à ses amies du choix d’Anubis et dit à son mari qu’on lui annonçait le repas et la couche. Son mari y consentit, parce qu’il avait éprouvé la vertu de sa femme. Elle va donc vers le temple et, après le repas, quand vint le moment de dormir, une fois les portes fermées par le prêtre à l’intérieur du temple et les lumières enlevées, Mundus, qui s’était caché là auparavant, ne manqua pas de s’unir à elle et elle se donna à lui pendant toute la nuit, croyant, que c’était le dieu. Il partit avant que les prêtres qui étaient au courant de son entreprise eussent commencé leur remue-ménage, et, Paulina, revenue le matin chez son mari, raconta l’apparition d’Anubis et s’enorgueillit même à son sujet après de ses amies. Les uns refusaient d’y croire, considérant la nature du fait : les autres regardaient la chose comme un miracle; n’ayant aucune raison de la juger incroyable eu égard à la vertu et à la réputation de cette femme. Or, le troisième jour après l’événement, Mundus, la rencontrant, lui dit : « Paulina, tu m’as épargné deux cents mille drachmes que tu aurais pu ajouter à ta fortune, et tu n’as pourtant pas manqué de m’accorder ce que je te demandais. Peu m’importe que tu te sois efforcée d’injurier Mundus ; me souciant non pas des noms, mais de la réalité du plaisir, je me suis donné le nom d’Anubis. » lI la quitta après avoir ainsi parlé. Elle, pensant pour la première fois au crime, déchire sa robe et, dénonçant à son mari la grandeur de l’attentat, lui demande de ne rien négliger pour la venger. Celui-ci alla dénoncer le fait à l’empereur. Quand Tibère eut de toute l’affaire une connaissance exacte par une enquête auprès des prêtres, il les fait crucifier ainsi qu’ldé, cause de l’attentat et organisatrice des violences faites à cette femme; il fit raser le temple et ordonna de jeter dans le Tibre la statue d’Isis. Quant à Mundus, il le condamna à l’exil, jugeant qu’il ne pouvait lui infliger un châtiment plus grave parce que c’était l’amour qui lui avait fait commettre sa faute. Voilà les actes honteux par lesquels les prêtres d’Isis déshonorèrent leur temple. Je reviens maintenant à l’exposé de ce qui arriva vers ce temps-là aux Juifs vivant à Rome, ainsi que je l’ai déjà annoncé plus haut. Il y avait un Juif qui avait fui son pays parce qu’il était accusé d’avoir transgressé certaines lois et craignait d’être châtié pour cette raison. Il était de tous points vicieux. Établi alors à Rome, il feignait d’expliquer la sagesse des lois de Moïse. S’adjoignant trois individus absolument semblables à lui, il se mit à fréquenter Fulvia, une femme de la noblesse, qui s’était convertie aux lois du judaïsme, et ils lui persuadèrent d’envoyer au temple de Jérusalem de la pourpre et de l’or. Après les avoir reçus, ils les dépensèrent pour leurs besoins personnels, car c’était dans ce dessein qu’ils les avaient demandés dès le début.Tibère, à qui les dénonça son ami Saturninus, mari de Fulvia , à l’instigation de sa femme, ordonna d’expulser de Rome toute la population juive. Les consuls, ayant prélevé là-dessus quatre mille hommes, les envoyèrent servir dans l’île de Sardaigne ; ils en livrèrent au supplice un plus grand nombre qui refusaient le service militaire par fidélité à la loi de leurs ancêtres. Et c’est ainsi qu’à cause de la perversité de quatre hommes, les Juifs furent chassés de la villeiii. »

Moralité(s) ? J’en vois plusieurs, pour ma part. Mais je laisse au lecteur le soin de se forger ses propres opinions à ce sujet, tant sont diverses les possibilités d’interprétation….

________________

iFlavius Josèphe. Antiquités judaïques 18, 1, 11-25

iiFlavius Josèphe. Antiquités judaïques 18, 1, 63-64

iiiFlavius Josèphe. Antiquités judaïques 18, 1, 65-84

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.