Apparence, image et ressemblance


« Image et ressemblance » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Deux versets de la Genèse rapportent le moment, tout à fait unique, spécial, de la « création » de l’homme. Le premier de ces versets annonce l’intention de Dieu (Élohim) à ce sujet. Mais le verset suivant en décrit la réalisation effective, laquelle se révèle fort différente de ce qui avait été annoncé, et cela sur plusieurs points cruciaux… Qu’on en juge :

Gen. 1, 26 : « Élohim dit : ‘Faisons homme avec notre image, comme notre ressemblance’. »

וַיֹּאמֶר אֱלֹהִים, נַעֲשֶׂה אָדָם בְּצַלְמֵנוּ כִּדְמוּתֵנוּ

va-yomer Elohim na ‘asseh adam be-tsalme-nou ki-demouté-nou

Gen 1, 27 : « Élohim créa l’homme avec son image ; avec l’image d’Elohim, il le créa. »

וַיִּבְרָא אֱלֹהִים אֶת-הָאָדָם בְּצַלְמוֹ, בְּצֶלֶם אֱלֹהִים בָּרָא אֹתוֹ

va-yvra’ Elohim êt-ha-adam be-tsalmou, be-tsêlêm Elohim bara’ oto

Dans le premier verset, Élohim s’exprime à la première personne du pluriel (« Faisons »). Il emploie aussi cette curieuse expression : « faisons homme »… Il ne dit pas : « faisons un homme » ou «faisons l’homme ». Il dit aussi qu’il veut le faire avec l’image des Élohim, considérés ici comme un pluriel (« avec notre image »). De plus, il précise qu’il veut s’appuyer sur une sorte de modèle préexistant (« comme notre ressemblance »). Autrement dit, Élohim « fait homme », non pas à partir de rien, en extrayant « homme » du néant, mais par l’entremise d’une sorte de matière première (qui serait «[leur] image ») et prenant avantage de leur exemple (« notre ressemblance »).

Or, ce qui est vraiment curieux, c’est que, dans le verset suivant, plusieurs changements essentiels, fondamentaux, sont actés par rapport à ce programme initial. J’en ai compté quatre. Chacune de ces différences est absolument cruciale, comme on va le voir. Voici ces quatre changements :

1. Alors qu’il vient de parler à la première personne du pluriel, dans le premier verset, Élohim « crée » — à la troisième personne du singulier — dans le second verset.

2. Au lieu de « [faire] homme » (‘asseh adam) comme annoncé, « il crée l’homme » (va-yvra’ êt-ha-adam) dans le verset suivant.

3. Au lieu de le faire « avec notre image, comme notre ressemblance », il le crée « avec l’image d’Élohim ». Il n’est désormais plus question de la « ressemblance », mot qui n’est plus cité et qui n’est pas donc pas pris en compte pour cette « création »

4. En revanche, il y a une répétition, ou un doublement de l’acte de création. L’énoncé de cette création en deux temps est rendu avec une très subtile nuance. Dans un premier temps, Élohim crée l’homme « avec son image » (be-tsalmou). Puis dans un deuxième temps, il le crée « avec l’image d’ Élohim  » (be-tsêlêm Elohim).

Étonnant, non ? Il nous reste à interpréter ces quatre différences, et à en tirer des leçons nouvelles.

1. La question de l’emploi de la première personne du pluriel (« Faisons ») a fait couler des flots d’encre. Mais selon le Zohar, ce pluriel indique que la Déité possède un « côté mâle » et un « côté femelle ». Le « côté mâle » est représenté par YHVH. Le « côté femelle » est représenté par Élohim. « L’Écriture dit : ‘Et Élohim dit : Faisons homme à notre image.’ Elle ne dit pas : ‘Faisons l’homme’ mais : ‘Faisons homme’, afin d’exclure l’ « Homme » d’en haut, lequel est formé du Nom complet. Quand l’Homme d’en haut est complet, l’homme d’ici-bas l’est également. YHVH est le côté mâle, et Élohim est le côté femelle. Aussi, pour faire l’homme à l’image de Dieu, il a fallu le faire mâle et femelle. Yod [la lettre י] désigne le mâle, Hé [la lettre ה] la femelle ; Vav [la lettre ו] sort des deuxi. »

Il y a donc dans ce passage du Zohar, deux assertions, successives et différentes, de l’union en Dieu d’un principe mâle et d’un principe femelle. La première assimile les deux principes, mâle et femelle, à YHVH et Élohim, respectivement. La deuxième assertion associe ces deux principes à la première lettre, Yod, et à la seconde lettre, Hé, du Nom YHVH [ יְהוָה ]. Quant à l’« Homme », il est assimilé pour sa part à la troisième lettre de ce Nom, le Vav [la lettre ו], dont la forme même rappelle la silhouette humaine, ce que les maîtres du Zohar ne se sont pas privés de souligner. L’Homme apparaît donc comme étant l’« enfant » du couple formé par YHVH et Élohim.

Mais qui est réellement cet « Homme d’en haut » ? On en a une première indication, fournie par le prophète Ézéchiel. Dans sa « vision », Ézéchiel vit par-dessus le firmament « une forme de trône, et sur cette forme de trône une forme [demout] comme une apparence d’homme [ki-mar’ah adam], dans les hauteursii ».

Résumons. Selon le verset Gn 1,26, au moment d’envisager la création de l’homme, c’est Élohim qui s’exprime au nom du couple YHVH – Élohim, et qui dit « Faisons homme ». Mais dans le verset Gn 1,27, Élohim, seul, « crée l’homme ». Pourquoi cette absence de YHVH au moment de la création, alors qu’il était implicitement présent lors de la décision de « faire homme » ? On peut penser que YHVH était alors occupé, pour sa part, à créer l’« Homme d’en haut », cet Homme qui est au-dessus de son propre trône (le trône de YHVHiii). Mais ce n’est-là qu’une interprétation. Le mystère s’épaissit.

2. La différence entre « faire homme » et « créer l’homme » est assez frappante pour être soulignée et analysée. Le verbe « faire » (‘asah) implique la présence d’une matière ou d’une substance préalable avec laquelle on « fait » ou on « forme », tout comme un potier « fait » ou « forme » un pot avec de la glaise. Mais le verbe « créer » (bara’) implique une création ex nihilo. La différence entre les verbes « créer », « faire », et « former, façonner » (yatsar) est très notable, et fort instructive. Ainsi, il est écrit : « Tous ceux qui se réclament de mon nom, ceux que j’ai créés, façonnés pour ma gloire, ceux que j’ai faits iv ! ». Le Zohar commente : « L’Écriture se sert des trois termes : « créer » qui désigne le « côté gauche », « former » qui désigne le « côté droit », ainsi qu’il est écrit : « Qui forme la lumière et qui crée les ténèbres ? »v — et « faire », qui désigne le « milieu », ainsi qu’il est écrit : « Qui fait la paix en hautvi ? …» L’Écriture applique donc à l’homme ces trois termes, afin de nous indiquer que l’homme ici-bas représente exactement la Gloire divine d’en haut. Et où l’Écriture applique-t-elle à l’homme les trois termes du monde d’en haut ? Dans le verset suivant : « Qui forme la lumière, qui crée les ténèbres, qui fait la paixvii ? » Voilà les trois mêmes termes employés pour la formation du monde d’en haut, ainsi que pour celui d’ici-basviii. »

La référence faite par le Zohar au verset d’Isaïe 45,7 est en réalité incomplète. Si on le restitue dans son intégralité, on lit : « Je forme la lumière, je crée les ténèbres; je fais la paix et je crée le mal. Moi, YHVH, je fais tout cela. » On voit qu’Isaïe associe le verbe « créer » aux ténèbres et au mal. Il associe le verbe « faire » à la paix et à l’ensemble de la création. On comprend mieux alors la différence qu’il y a entre « faire homme » et « créer l’homme ». « Faire homme » c’est l’assimiler à ces actions de YHVH : « faire la paix » et « faire le monde ». Mais « créer l’homme », c’est le mettre en compagnie des « ténèbres » et du « mal ».

3. On l’a dit, Élohim projetait tout d’abord de « faire homme » — « avec notre image, comme notre ressemblance ». Or, dans le verset suivant, on apprend que l’homme est non pas « fait », mais « créé » — « avec l’image d’Élohim ». Il n’est désormais plus question de « ressemblance », mot qui n’est plus cité et qui n’est pas donc pas pris en compte pour cette « création ». Pourquoi ? L’explication que je propose vient de l’étymologie des deux mots hébreux « image » (tsêlêm) et « ressemblance » (demout). Le mot tsêlêm a pour premier sens « ombre, ténèbres », et comme second sens « idole, image ». Il possède donc plusieurs connotations négatives. Être « créé avec l’image d’Élohim », signifie que l’on est créé, en quelque sorte, avec son « ombre ». En revanche le mot demout est chargé de connotations positives. Sa racine verbale est damah, « ressembler », dont vient aussi le substantif dam, « sang ». Parler de « ressemblance » en hébreu revient donc à suggérer que l’on a le même « sang ». Autant le verset 26 promet à Adam une ressemblance et une parenté de « sang » avec Dieu, autant le verset 27 les lui refusent.

4. Qu’implique la nuance du verset 27, selon laquelle Élohim crée d’abord l’homme « avec son image » (be-tsalmou), puis le crée « avec l’image d’ Élohim » ? Il y a plusieurs possibilités d’interprétation. Ne voulant pas fatiguer le lecteur, je me contenterai d’exposer celle qui me paraît la meilleure. D’abord, le fait qu’il y ait deux temps (ou deux mouvements) de création indique que celle-ci n’est pas statique, elle est toujours en devenir. Élohim revient une deuxième fois sur sa première création. C’est donc qu’il pourrait y revenir, à nouveau, dans le futur. (On en aurait bien besoin, vu l’état du monde). Mais il y plus à en dire… Dans l’expression « avec son image », le pronom possessif son ne se réfère pas, selon moi, à Élohim, mais à Adam. Élohim crée d’abord Adam avec l’image d’Adam, avec cette image pré-éternelle d’Adam qui est son image, c’est-à-dire son idée ou son paradigme. Puis, dans un second temps, Élohim se ravise en quelque sorte, et décide de retoucher cette image en utilisant cette fois l’image d’Élohim lui-même.

Que retenir de tout cela ? Le fait que l’affaire est loin d’être close. La création va continuer, dans l’avenir, n’en doutons pas…. Il reste par exemple, pour « faire homme », à le compléter avec la « ressemblance » d’Élohim, et peut-être même, dans un temps plus lointain encore, avec celle de YHVH.

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iSepher ha-Zohar II, 178 a. Traduction sur le texte chaldaïque par Jean de Pauly. Maisonneuve et Larose, 1985, Tome IV, p.142

iiEz 1,26

iiiDans ce chapitre, Ezéchiel n’emploie pas le nom Élohim, mais seulement le nom YHVH.

ivIs 43, 7

vIs 45,7

viJob 25,2

viiIs 45,7

viiiSepher ha-Zohar II, 155a. Traduction sur le texte chaldaïque par Jean de Pauly. Maisonneuve et Larose, 1985, Tome IV, p.84

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