L’appel de l’abîme. Ou, pourquoi il est temps de relire Sénèque.


« L’Appel de l’Abîme » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Chaque jour, je cherche pour m’en nourrir quelque pensée nouvelle qu’un hasard bienveillant mettrait incidemment sur mon chemin, et qui m’étonnerait. Ce matin, lisant Sénèque, je tombe comme toujours sous le charme de sa souple langue, de son style, elliptique et généreux, de sa pensée, droite et ferme, et de son éthique. « Il est ingrat : ce n’est pas à moi qu’il a fait tort, c’est à lui-même. Moi, j’ai joui de mon bienfait en l’accordant. Je ne donnerai pas avec moins de coeur, mais avec plus de soin. Ce que j’ai perdu avec celui-là, je le gagnerai avec d’autres. A celui-là même je donnerai encore ; et semblable au bon laboureur, à force de soins et de culture, je triompherai de la stérilité du sol. Mon bienfait est perdu pour moi ; lui, il est perdu pour tout le monde. Il n’y a pas de grandeur d’âme à donner et à perdre ; de la grandeur d’âme, c’est de perdre et de donneri ».

La dernière phrase de cet extrait est plus percutante encore, lue en latin : « Non est magni animi, dare et perdere ; hoc est magni animi, perdere et dare. » Quelle leçon d’écriture ! Prenez deux verbes et conjoignez-les par le biais de la conjonction « et ». Puis changez leur ordre, leur sens changera, ou plutôt c’est notre esprit qui change, et s’étonne du tour que la magie de la langue opère.

Le même auteur recommande de donner, de temps à autre, relâche à notre esprit. Une promenade dans des lieux nouveaux, sous un ciel libre et au grand air, élève et agrandit l’âme, dit-il. Mais cela ne suffit pas toujours. Le philosophe, dont on a trop dit qu’il était « stoïcien » n’hésite pas un instant. « Parfois même on peut aller jusqu’à l’ivresse, non pour s’y noyer, mais pour s’y distraire. Car elle chasse les soucis, remue l’âme dans ses profondeurs, et, entre autres maladies, guérit la tristesse. L’inventeur du vin a été appelé Liberii, non parce qu’il provoque la licence des paroles, mais parce qu’il libère l’âme de la servitude du chagrin, la soutient, la fortifie et l’enhardit à toutes sortes d’efforts. Mais, dans la vie comme dans la liberté, la modération est nécessaireiii ».

Il ne faut certes pas user trop souvent de l’ivresse, de peur d’en prendre l’habitude, ajoute-t-il. Mais, en s’écartant pour un temps d’une austère sobriété, pour redonner à l’âme le goût de sa liberté avec le plaisir de joies nouvelles, il se trouve que l’on peut en tirer un profit fort inattendu, et même inespéré. Sénèque cite, pour s’y appuyer, le poète grec qui a dit : « Il est doux quelquefois de perdre la raison », ainsi que le divin Platon, qui formula cette litote : « Vainement un homme de sang-froid frappe aux portes des Muses », et même son disciple, Aristote : « Il n’y eut jamais de grand génie sans un grain de folie ». Sénèque en conclut : « Il n’y a qu’une âme émue qui puisse parler dans un langage au-dessus de la foule. Lorsque, dédaignant les pensées de tous les hommes et de tous les jours, elle s’élève dans ses inspirations sacrées, alors elle fait entendre des accents surhumainsiv. »

Par les temps qui courent, nulle perle de sagesse ne semble propre à être laissée inutilement de côté. Autant en arborer un peu plus que moins, au risque même de lasser. On le sait assez, des élections se profilent à l’horizon court de nos destins communs. Les enjeux sont élevés. Or, par quelque étrange synchronicité, je lis aujourd’hui ce texte vieux de deux mille ans, qui n’est pas sans offrir d’étranges résonances en notre époque d’incertitude. Son auteur est Seneca (Lucius Annaeus, de son prénom), ce sage né à Cordoue en l’an 3 de l’ère chrétienne, sous le règne d’Auguste, et dont la vie fut prématurément abrégée par Néron, qui le condamna à s’ouvrir les veines. Les temps étaient durs, alors. Le sont-ils moins aujourd’hui ? « Mais pour moi, qui porte mes regards au loin, je vois quelles tempêtes vous menacent, et doivent un peu plus tard déchirer leur nuage, ou lesquelles, déjà tout proches et sur le point de vous emporter, vous et vos biens, s’avancent plus vite encore. Eh quoi donc ! À cette heure même (quoique vous le sentiez peu), une trombe ne trouble-t-elle pas vos âmes ! Tandis qu’elles fuient et recherchent les mêmes choses, ne les entraîne-t-elle pas avec rapidité, tantôt les élevant au plus haut, tantôt les brisant dans les profondeursv !… »

Oui, bientôt nous serons, nous aussi, confrontés à la même alternative : lutter pour élever les esprits plus haut, ou bien nous laisser abattre et briser par l’appel de la haine et de l’abîme.

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iSénèque. Des Bienfaits, XXXII. Trad. Elias Regnault (1844).

iiLiber est le dieu de la fécondité de la religion romaine. Il est d’origine italique. Il fut assimilé à Bacchus (Dionysos) par les Romains. Le culte de Liber Pater et de sa parèdre Libera remonte à la très haute antiquité à Rome.

iiiSénèque. Dela tranquillité de l’âme, XV. Trad. Elias Regnault (1844).

ivIbid.

vSénèque. « De la vie heureuse », XXVIII

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