
Descartes avait une conscience aiguë des limites de la raison humaine et de son impuissance à traiter de ce qui touche à la nature de Dieu. Dieu est incompréhensible parce qu’il est infini. Comment un esprit humain, fini et divisé, pourrait-il comprendre un Dieu infini ? Descartes prend pour point de départ la liberté infinie de Dieu. Dieu, étant infini, dispose en effet d’une liberté sans limites. Cette liberté est si absolue, qu’il faut renoncer à toute idée de « cause finale », ou d’une « fin » qui limiterait cette volonté « infinie ». Il n’y a donc pas de cause finale, il n’y a qu’une cause première, Dieu. Tous les effets de l’univers résultent de l’action de son libre arbitre. Les idées, les vérités, ne sont pas vraies en elles-mêmesi. Elles ne le sont que parce que Dieu a décidé qu’elles le seraient. Il aurait pu concevoir un monde tout autre, où par exemple la somme des angles du triangle n’est pas égale à deux droits. Les vérités ne sont que des créations de Dieu ; il les a créées librement, et il reste libre vis-à-vis d’elles après les avoir créées. Il n’est pas prisonnier de leur nécessité. Il leur a conféré leur existence, et leur essence, mais il peut reprendre l’une et l’autre. Il reste toujours libre d’abolir d’anciennes vérités et d’en créer de nouvelles. Ceci s’applique aussi aux créatures. Lorsque Dieu donne l’être à ses créatures, il leur donne à la fois leur existence et leur essence. Mais il peut annuler ce don pour les renvoyer au néant. Toute créature est tirée du néant par la volonté de Dieu, et ne subsiste que dans la volonté permanente de Dieu. C’est pourquoi elle doit se considérer « comme un milieu entre Dieu et le néantii ». Venant du néant, la créature est « exposée à une infinité de manquements ». Descartes voit que sa propre nature est « extrêmement faible et limitée ». Ses imperfections viennent de sa faculté déficiente de connaître. En revanche, il croit au libre arbitre. Sa propre volonté n’est « renfermée dans aucunes bornes ». La liberté de son « franc arbitre » est « si grande » que c’est elle qui lui fait connaître qu’ « il porte l’image et la ressemblance de Dieu ». C’est le point capital : l’assimilation de la liberté humaine à la liberté divine. Dieu, en créant les hommes libres, n’a pas voulu les rendre omniscients ni tout-puissants, mais il a voulu leur donner en partage une liberté aussi entière que la sienneiii. Dieu est le principe et la fin de ses créatures. Il est le principe de leur liberté. La liberté de Dieu prend sa racine en son unité et sa simplicité. Et la liberté de l’homme prend sa racine en Dieu. Dans son essence, la volonté humaine n’est pas inférieure à la volonté divine, puisque celle-là tire son essence de celle-ci. Je suis libre comme Dieu l’est, d’affirmer, de nier, de choisir un but ou de m’en détourner. Évidemment, ma capacité de comprendre ou d’agir n’est en aucune façon comparable à celle de Dieu. Mais ma liberté est de même essence que la sienne. Par son origine divine, la liberté humaine participe à l’infini. Dieu a donné à l’homme sa liberté à cette fin : l’accès à l’infini. Être libre, c’est servir les fins infinies de Dieu.
Considérons maintenant la vie d’un être humain : il est conçu, porté dans le sein de sa mère, naît, vit et meurt. Il semble que cette vie soit donc bornée, et non « infinie » : elle a un début et une fin. Dans une représentation spatio-temporelle, à la façon d’Einstein, on pourrait se représenter cette vie comme un long « tube », quadridimensionnel, dont chaque section incarnerait un instant unique, suivi et précédé de tous les autres instants dont la somme est la vie de tel ou tel être singulier, humain, ou non humain. Et à la mort, tout se termine, dit-on. Certes, selon certaines croyances, il peut y avoir l’espoir d’une résurrection à la fin des Temps, comme l’assure le christianisme, ou bien une série de nouvelles réincarnations, comme l’affirme le bouddhisme. Dans les deux cas, cela implique que le temps continue son œuvre linéaire. Le vivant vit, puis meurt, et continue alors, sous une autre forme, de vivre dans un temps nouveau, qui se situerait dans le prolongement en quelque sorte « horizontal » du temps que nous représentons souvent comme une ligne fléchée.
Je voudrais proposer ici une autre hypothèse, en employant une métaphore à la fois plus verticale, et plus fongique, à savoir la métaphore du mycélium, et plus spécifiquement celui émanant d’un fungus tueur de fourmi, l’Ophiocordyceps.
Ce fungus, dont j’ai déjà parlé sur ce Blog, parasite les Fourmis charpentières, prend le contrôle de leur corps, en l’envahissant de son mycélium et de ses hyphes, les immobilise, puis ressort par leur tête, pour disperser ses spores et contaminer d’autres fourmis.
Appliquons cette métaphore à la vie humaine. On pourrait considérer que le long « tube » quadridimensionnel qui représente l’intégralité d’une vie humaine est comparable à une « fourmi », laquelle serait parasitée par un fungus, en l’occurrence, l’esprit ou l’âme. Cet esprit, ou cette âme, prend peu à peu le contrôle du corps humain, en dirige les mouvements, mais en laissant le cerveau intact et libre de fonctionner suffisamment pour assurer les fonctions vitales. Lorsque la mort survient, l’esprit est en mesure de sortir du corps, de même que les stipes de l’Ophiocordyceps sortent de la tête du Formicidé, pour entamer un nouveau cycle. Mais ce ne serait là, me direz-vous, qu’une reprise de la thèse bouddhiste de la réincarnation. Oui, d’une certaine façon, mais j’aimerais y ajouter une petite nuance, assez significative. J’imagine que les hyphes « spirituels » qui animent le corps humain ne sont pas aussi invasifs et aussi mortels que ceux de l’Ophiocordyceps. Bien au contraire, ils sont vivifiants. De plus, j’imagine qu’ils prolifèrent à chaque instant de la vie, et qu’ils émergent du corps en permanence, à tout moment, comme autant d’hyphes impalpables, invisibles, et s’élançant, à partir du corps humain, vers des mondes spirituels, dont nous n’avons aucune conscience, ou, du moins, assez peu. Le point important dans cette métaphore fongique appliquée à l’âme et au corps humain est le suivant. Lorsque la mort survient, cela signifie que le « tube quadridimensionnel » prend en effet fin. Mais tous les hyphes qui sont déjà sortis du « tube » continuent de pousser, ils continuent de croître, se nourrissant de tous les apports nutritionnels de ces mondes spirituels qui nous environnent. En bref, toute vie, qu’elle soit brève ou longue, est effectivement limitée, horizontalement, en un sens. Mais elle ne l’est pas verticalement. Bien au contraire, le « tube quadridimensionnel » qui représente notre vie spatio-temporelle est une sorte de souche unique, de laquelle la vie continue de surgir, de croître et de proliférer, sous les espèces d’un mycélium spirituel et de ses hyphes, lesquels partent, tout long de la vie, à la découverte de ces autres mondes, dont le monde matériel ici-bas, n’est jamais coupé, et avec lesquels il ne cesse d’entretenir d’infinis rapports. Après la mort, donc, la vie continue, à partir de la souche initiale que constitue notre vie même, représentée ici par le « tube quadridimensionnel ». Ce « tube » est immortel. Il existe dans l’espace-temps, et il continuera d’exister à jamais. Personne, pas même Dieu, ne peut faire qu’il n’ait jamais été. Ou bien, s’Il le faisait, Il devrait se déchirer Lui-même, arracher de sa propre substance tous les hyphes et tout le mycélium dont Il a encouragé la croissance infinie en Lui-même. Hypothèse peu crédible et même absurde. Ce « tube » immortel est donc comme un grain de moutarde, ou une graine de sénevé. Modeste par sa taille initiale (car la durée d’une vie humaine, brève ou longue, est toujours peu de chose), il peut cependant continuer de croître à l’infini, et se mêler à la grande Forêt de l’univers, et sans jamais rien oublier, sans jamais renoncer à tout ce qui reste encore présent, au principe même de ses myriades d’hyphes, étreignant à leur unique manière la Totalité.
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i« Et encore que Dieu ait voulu que quelques vérités fussent nécessaires, ce n’est pas à dire qu’il les ait nécessairement voulues. » Lettre à Mesland, 2 mai 1644 cité par E. Gilson, La liberté chez Descartes et la théologie
iiDescartes. Quatrième Méditation métaphysique.
iii« Et en effet dès que Dieu voulait me donner la volonté, il ne pouvait me la donner moindre que celle que je découvre en lui, (…) puisque sa nature est telle qu’on ne lui saurait rien ôter sans la détruire. Ma volonté considérée formellement et précisément en elle-même est donc infinie comme celle de Dieu et c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte son image et sa ressemblance » Principes philosophiques, cité par E. Gilson, La liberté chez Descartes et la théologie.
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