La langue du 3e Reich


« Theodor Herzl »

Quand ils ne se caressent ni ne se congratulent mutuellement, tant les people et les politiques que les écrivains et les intellectuels se dénigrent et s’entre-déchirent volontiers. Ils mettent ainsi en scène pour leurs publics leurs statures respectives ou leur réputation, réelle ou supposée. Et ceci, bien entendu, eut lieu de tout temps. Tacite, dans son Dialogue des orateurs, croque par exemple ce portrait incisif : « Cicéron, on le sait assez, ne manqua pas de détracteurs, qui le trouvaient bouffi et ampoulé, sans précision, verbeux et redondant à l’excès, enfin trop peu attique. Vous avez lu sans doute les lettres de Calvus et de Brutus à cet orateur : on y aperçoit facilement que Calvus paraissait à Cicéron maigre et décharné, Brutus négligé et décousu. Et de son côté Cicéron était repris par Calvus comme lâche et sans nerf, et Brutus l’accusait en propres termes de manquer de vigueur et de reins. Si vous me demandez mon avis, tous avaient raisoni. » Ces traits durement brossés, ces adjectifs mordants, correspondent-ils tout à fait à la réalité ? On s’interroge, même si Tacite est une référence difficile à réfuter. Mais si Cicéron et Brutus arboraient en effet de telles opinions l’un vis-à-vis de l’autre, comment se fait-il que le grand écrivain ait pu dédier son dernier ouvrage, De natura deorum, en hommage à son « ami » Brutus, celui-là même qui devait devenir l’assassin de César ?

Dans un genre assez différent, il ne me paraît pas inintéressant de citer le jugement comparatif, assez acide et politiquement fort incorrect, de Victor Klemperer à l’égard d’Adolf Hitler et de Theodor Herzl, le fameux théoricien et promoteur du sionisme. « Tous deux, Hitler et Herzl, vivent en grande partie sur le même héritage. J’ai déjà nommé la racine allemande du nazisme, c’est le romantisme rétréci, borné et perverti. Si j’ajoute le romantisme kitsch, alors la communauté intellectuelle et stylistique des deux Führer (sic) est désignée de la manière la plus exacte possibleii. » Attribuer à Herzl le qualificatif de Führer, la chose est osée. Mais elle se comprend mieux si l’on suit l’approche de Victor Klemperer, basée sur l’analyse des glissements de sens des mots de la langue allemande, notamment pendant le IIIe Reich. Ainsi le mot allemand Führer tel qu’il pouvait s’appliquer naturellement à une figure emblématique telle que celle de Théodor Herzl entre 1896 et 1904, selon Klemperer, a pu aussi s’appliquer à Adolf Hitler entre 1933 et 1945. C’est aussi un témoignage de la fragilité des mots à travers les temps.

Klemperer rapporte un autre exemple de la volatilité des connotations sémantiques, en se penchant sur l’évolution du sens des mots ‘croire’ et ‘croyance’ pendant la montée du nazisme. Klemperer y trouve l’occasion d’analyser là l’une des racines du phénomène quasi-religieux que l’ascension de Hitler a provoqué dans la conscience allemande : « Le Führer a toujours souligné son rapport particulièrement proche à la divinité, son ‘élection’, le lien de filiation particulier qui le relie à Dieu, sa mission religieuseiii. »

Le mot ‘élection’, employé à dessein par Victor Klemperer, fils de rabbin, est sans doute provocant, dans le contexte. On est manifestement invité par là-même à s’interroger sur le sens de ce mot, sur l’étendue de ses acceptions, non seulement pendant la montée du nazisme, mais à toutes les époques, et dans toutes les cultures et les langues qui les innervent.

Si l’on se lançait dans une telle entreprise critique, on pourrait alors la généraliser et l’étendre à l’ensemble des vocabulaires employés par les diverses religions. On découvrirait peut-être que certains mots, employés de façon originale dans les débuts, se trouvent répétés souvent de façon trop mécanique par la suite. Une vaste entreprise d’analyse sémantique et anthropologique, pointant les variations de sens de mots ou d’expressions touchant au « divin », au « sacré », n’est plus sans doute au-dessus des moyens de la recherche, maintenant que l’on dispose d’outils linguistiques assistés par l’IA. D’étonnantes découvertes s’annoncent, en puissance…

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iTacite. Dialogue des orateurs, XVIII, 5-6

iiVictor Klemperer, LTI, La langue du IIIe Reich, Ch. 29, ‘Sion’, p.274

iiiVictor Klemperer, LTI, La langue du IIIe Reich, Ch. 18, ‘Je crois en lui’.